Frère Chat : oublié par la franc-maçonnerie, aimé par les francs-maçons !

La franc-maçonnerie, malgré son aspiration à l’universalité, est née et demeure largement « occidentalo-centrée ». Eclose en Europe, et plus particulièrement dans les îles britanniques[1], elle portait et porte encore l’éthos de son biotope natal. Ceci explique largement son bestiaire symbolique, les choix des animaux familiers dans l’art royal et l’absence de certains comme le chat.

Alors qu’il était adulé dans le monde arabo-musulman à l’image de Muezza, la chatte du prophète et se trouvait être le compagnon préféré des bonzes dans l’Asie bouddhiste, le chat fut grandement persécuté dans l’Occident chrétien médiéval. La chose mérite cependant d’être nuancée. Dans le Haut Moyen Âge, le chat, protecteur des récoltes, demeurait l’hôte des cellules des moines et des chaumières paysannes. Il y eut même un âge d’or médiéval des chats, aux XI-XIIIe siècles avec l’arrivée, suite aux voyages au Levant et aux croisades, du rat noir, porteur de la peste homonyme. Diverses lois protégeaient les chats. Les plus connues furent les Cyfraith Hywell[2] de Hywel Dda (le Bon) (880-950), roi de presque tout le pays de Galles. Parmi les milliers d’articles réglant tous les aspects de la vie galloise, certains fixaient les peines et amendes pour les tourmenteurs de chats, mais également pour les dommages causés par la gente féline. Paradoxe des causes, on aimait les chats pour des motifs moins favorables. Ainsi le chat était un met très recherché pendant les famines, fort courantes à l’époque. De même, il fournissait la fourrure du pauvre.

Néanmoins, le chat demeura rare dans tous les documents littéraires, judiciaires, iconographiques et architecturaux du VIIe au XIIe siècle. Aux XII-XIIIe siècles, le chat apparait de plus ou plus sous la noire livrée du Diable. En effet, la situation changea lorsque l’Eglise romaine généralisa la lutte contre Satan, les hérésies et la sorcellerie. Dans la bulle Vox a Rama (1233), le pape Grégoire IX citait les chats parmi les auxiliaires des cultes sataniques. En 1484, la bulle Summis Desiderantes Affectibus du pape Innocent VIII, dans un vaste programme répressif, encouragea le brûlage des chats.

Très tôt, le chat avait été assimilé comme une survie du paganisme. Très rapidement, il incarna tous les péchés, capitaux ou non : ruse, hypocrisie, violence, gourmandise, gloutonnerie, paresse, avarice, luxure. Il était également associé à l’ambivalence du feu.

Le chat fut également amalgamé à la femme et plus spécialement à tous les défauts supposés féminins : immoralité, vol, mollesse, paresse, concupiscence, salacité, stupre. Dès le début du XVIe siècle, apparait en Angleterre, le personnage d’un chat de gouttière qui pouvait être à la fois aux moulins et aux greniers, d’une part, au coin du feu, d’autre part, prénommé Puss, Pussy ou Pussy-Cat. Quelques décennies plus tard, son nom fut attribué aux jeunes femmes soupçonnées d’être langoureuses, délurées et/ou paresseuses. Quelques années encore, puss, désormais sans majuscule, se mit à désigner le sexe féminin. En Angleterre, la chatte devint l’origine du monde.

Concomitamment à Puss apparut son rival/comparse, Grimalkin (nom propre) ou le grimalkin, synonyme de chat, popularisé dans le roman Beware the cat (1570 & 1584), de William Baldwin. Presque immédiatement, Malkin fut associé à la sorcellerie, et devint parfois la métamorphose de la sorcière. En effet, le chat (et pas uniquement le noir[3]), celui qui voit la nuit, devint l’incarnation du Diable. Les sorcières se déguisaient en chattes pour courir au sabbat et l’on retrouve leur souvenir euphémisé jusque dans des comptines modernes comme le chat de la Mère Michel. Dans certaines cérémonies de magie noire, le chat noir fit office de victime sacrifiée au diable. En Écosse, dans certains rituels du « taghairm »[4], on offrait au Diable des chats noirs embrochés et rôtis vivants. Attiré par les miaulements tragiques des suppliciés, Satan apparaissait sous la forme d’un chat et exauçait les vœux des participants. En Angleterre, le familiar était l’action du démon agissant dans la sphère privée sous une forme animale. Ainsi en 1566, The Examination and Confession of certaine Wytches at Chensforde…[5] relatait le procès de trois femmes accusées de sorcellerie à Chelmsford, dans le comté d’Essex, avec l’aide d’un chat tacheté nommé Sathan.

Tous ces faits aboutirent à une répression féroce et variée. Des chats furent enterrés vivants ou jetés du haut (ou contre) des murs, emmurés dans des tours et murailles afin de les rendre indestructibles ou brulés vif lors de fêtes agraires. En effet ce furent les buchers qui homicidèrent avec zèle la gente féline dans toute l’Europe occidentale. Cependant en Angleterre, le cat-burning fut moins virulent que sur le continent où comme à Metz, de 1344 à 1773, le 25 juin, on brulait treize chats pour célébrer le miracle de la guérison de la population atteinte de la danse de Saint-Guy.

Néanmoins durant ces temps noirs, on trouve un certain nombre d’« ailurophiles »[6] comme le cardinal Thomas Wolsey (1473-1530), chancelier d’Angleterre d’Henri VIII, entouré de chats, tout comme en France, les cardinaux Richelieu et Mazarin. Le rouge et le noir en quelque sorte.

Le changement fut très progressif. Au tournant du XVIe siècle, le grand Shakespeare, comme au demeurant le bon La Fontaine quelques décennies plus tard, furent peu amène envers les chats.

Les préjugés étaient encore tenaces au début du XVIIIe siècle. No woman, no cat aurait pu écrire le Révérend James Anderson. On peut regretter que l’esprit du temps ait banni le chat du bestiaire maçonnique et se dire que si la confrérie des francs-boulangers et francs-meuniers s’était imposée dans la sociabilité britannique, la face ou du moins les moustaches de Mistigri en auraient été changées ! Nous avons vu pourquoi le chat est quasi-absent du bestiaire maçonnique mais il est bien connu que le matou n’a guère besoin d’invitation pour s’introduire où bon lui semble dès potron-minet. Est-ce pour racheter cet oubli que les maçons ont porté et portent encore une sympathie, voire plus, aux chats. L’affaire commence de belle manière. John, 2e duc de Montagu (1690-1749), 5e grand-maître de la Grande Loge d’Angleterre, sans héritier mâle suite à la mort de ses trois fils, laissa une petite partie de sa fortune à ses chats. En Grande-Bretagne, comme sur le continent, le XVIIIe siècle sera celui des « Aristochats ». Comme le monde profane, des maçons se mirent à louer les chats. Jacques Delille (1738-1813), de l’Académie française, fait maçon à Niort, membre de la loge parisienne des Neuf Sœurs, publia en 1800 L’Homme des champs[1]. Le chant 3 de l’œuvre se termine par l’éloge funèbre de sa chatte au nom oxymorique Raton :

« … O toi dont Lafontaine eût vanté les attraits,

O ma chère Raton, qui, rare en ton espèce,

Eus la grâce du chat et du chien la tendresse…;» 

Autre académicien et membre des Neuf Sœurs, Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794) écrivit cent fables dont sept avec un chat pour personnage. Dans Le Chat et le miroir, le neveu de Voltaire fait le portrait d’un matou philosophe débonnaire :

« … Sans chercher plus longtemps ce qu’il ne peut comprendre,

Il laisse le miroir et retourne aux souris :

Que m’importe, dit-il, de percer ce mystère ?

Une chose que notre esprit,

Après un long travail, n’entend ni ne saisit,

Ne nous est jamais nécessaire ». 

François Rozier (1734-1793), tout à la fois chanoine de Lyon, seigneur de Chevreville, botaniste, agronome, vénérable de la loge lyonnaise Les Vrais Amis et président de la Chambre des Provinces du GOdF écrivit une illustration et défense du chat :

« Cet animal, si joli, si vif, si turbulent quand il est jeune ; si patelin, si adroit, si rusé quand il désire quelque chose ; si fier, si libre dans les fers même de la domesticité ; si traître dans les vengeances ; cet animal, dis-je, qui semble réunir tous les extrêmes, que l’on craint pour la perfidie, que l’on souffre par besoin, que l’on chérit quelquefois par faiblesse, est d’une utilité trop grande à la campagne pour que nous le passions sous silence…[2] » 

Dans ses Souvenirs (en français)[3], le baron Carl Heinrich Von Gleichen (1733-1807), diplomate danois, membre de la loge parisienne Les Amis Réunis, évoque sa chatte Ermelinde : « Plus sage que les hommes qui ne mettent aucune borne à leurs recherches métaphysiques, mon Ermelinde me parait avoir été le Kant des chats… »[4]

Mais ce fut un frère anglais, poète mystique, alcoolique devenu fou, Christopher Smart (1722-1771), auteur du Jubilate Agno, très long poème tout entier écrit à la gloire de Dieu, célébré à travers l’ensemble de sa création, qui écrivit des vers admirés depuis par tous les ailurophiles du monde entier. Le manuscrit compte 1 200 vers. Parmi eux, 74 sont consacrés au chat Jeoffrey :

« … For he is the cleanest in the use of his forepaws of any quadruped.

For the dexterity of his defence is an instance of the love of God to him exceedingly.

For he is the quickest to his mark of any creature.

For he is tenacious of his point.

For he is a mixture of gravity and waggery.

For he knows that God is his Saviour.

For there is nothing sweeter than his peace when at rest.

For there is nothing brisker than his life when in motion…» 

Cet ensemble de vers forma progressivement un poème autonome, devenu encore aujourd’hui, le plus anthologisé de la littérature anglaise.

Ainsi les francs-maçons s’intéressèrent à la gente féline comme les élites sociales, politiques et culturelles de leurs temps dont elles étaient largement issues. L’ailurophilie maçonnique se continua au XIXe siècle, et sous tous les climats.

Est-ce un hasard si le premier grand « c(h)atologue » français, Jules-François-Félix Husson (1821-1889) dit Champfleury était franc-maçon, il est vrai très éphémère[5]. Romancier réaliste, spécialiste et collectionneur de faïence, il connut un immense succès littéraire avec Les Chats : histoire, mœurs, anecdotes, illustré de nombreux dessins gravés. L’édition de 1869 est dédiée à Jules Troubat (1836-1914), dernier secrétaire et exécuteur testamentaire de Sainte-Beuve, membre des loges Le Mont Ganelon, sise à Compiègne et La Rose du Parfait Silence, à Paris. Elle est illustrée de 52 dessins, notamment trois d’Eugène Delacroix et de Charles Reutzberger (1829-1904), un d’Edouard Manet, d’Edmond Morin, d’Eugène Viollet-le-Duc et de Joseph Werner. Deux frères participèrent également à ce travail : l’aquarelliste, caricaturiste & lithographe nancéen Jean Gérard dit Grandville (1803-1847) et le peintre, illustrateur et lithographe havrais Edmond Morin (1824-1882).

Désormais les noces chimiques, voire alchimiques, entre minets et francs-maçons allaient croissant. Faute d’être dans le corpus maçonnique, les chats furent mis sinon au panthéon, du moins sur les colonnes et souvent à l’orient.

Au Royaume-Uni, berceau de la franc-maçonnerie, l’intelligentsia maçonnique rivalisa dans la laudation féline. Sir Walter Scott[6], grand amoureux des chiens, finira par succomber aux charmes d’Hinx. Il se persuada que la présence du matou stimulait sa création littéraire. Aussi demanda-t-il à son ami et frère John Watson Gordon (1788-1863), président de la Royal Scottish Academy de le représenter écrivant avec son inspirateur sur le bureau.

Le frère Rudyard Kipling parla peu des chats, sauf dans un conte publié en 1902, dans le recueil Just So StoriesThe Cat that Walked by Himself. C’était au temps du néolithique, l’homme et la femme se rencontrèrent et emménagèrent dans une grotte où ils allumèrent le premier foyer. Le chien, le cheval et la vache s’en approchèrent et devinrent apprivoisés. Mais le chat refusa tout net : «I am not a friend and I am not a servant. I am the Cat who walks by himself and all places are alike to me ». La femme fit un marché avec le chat, lui permettant de venir se chauffer près du feu et de boire du lait. Mais dès que vint la nuit, l’animal redevenait le chat qui marche seul. I’m a lonesone cat.

Sir Winston Churchill (1874-1965), membre buissonnier des loges londoniennes Studolme n° 1591 et Rosemary n° 2851 fut un amoureux effréné des Chats. Sa vie durant, il en posséda au moins un, et le plus souvent davantage. L’un des plus célèbres fut Nelson, un gouttière tout noir, baptisé du nom du vainqueur de Trafalgar. Lorsque Churchill s’installa au 10, Downing Street, le 10 mai 1940, Nelson le suivit. Très rapidement, le nouvel arrivant chassa le chat du premier ministre précédent, Neville Chamberlain, que la famille Churchill avait nommé par dérision Munich Mouser. Devenu Chief Mouser to the Cabinet Office[7], Nelson suivait partout Churchill notamment dans certaines réunions importantes. Churchill prétendait qu’il contribua grandement à la victoire : « He acts as a hot-water bottle and saves fuel, power and energy!». Lors des raids aériens, Nelson, courageux mais pas téméraire, allait se camoufler sous des meubles. Churchill le recherchait parfois. Le trouvant un jour caché sous une commode, il le morigéna vertement : « Come out Nelson! Shame on you, bearing a name such as yours, to skulk there while the enemy is overhead»[8]

La « catmania » franchira l’Atlantique et atteindra Washington. Ainsi parmi les frères qui occupèrent la White House, beaucoup eurent des chats.

George Washington aimait les chevaux et les chiens, mais dans sa propriété de Mount Vernon (Virginie), on trouvait des « barn cats », grands chasseurs de rats, mulots et souris.

William Mac Kinley[9], 25e président, eut deux chats durant son mandat avant d’être assassiné le 14 septembre 1901. Il mena une guerre victorieuse contre l’Espagne (avril-août 1898). Ses deux angoras turcs à poils mi-longs furent appelés en référence aux deux protagonistes du conflit, nommés ainsi pour se moquer d’eux : Enrique Dupuy de Lôme (1851-1904), ambassadeur d’Espagne à Washington dont la correspondance diplomatique avec Madrid servit de prétexte au déclanchement des hostilités et Valeriano Weyler y Nicolau, duc de Rubí, marquis de Tenerife (1838-1930), gouverneur général de Cuba. Enrique et Valeriano furent des hôtes discrets de la Maison Blanche au point que certains doutent de leur existence. Lorsqu’il devint le 26e président, après l’assassinat du précédent, Theodore Roosevelt[10] arriva à la Maison Blanche avec une véritable ménagerie dont cinq chiens et deux chats, Tom Quartz et Slippers. Le nom du premier était emprunté à une nouvelle Roughing it[11] de Mark Twain, autre maçon[12] ailurophile[13], dans laquelle on trouvait un grand chat bleu dont le propriétaire exploitait une mine de quartz. Tom s’était approprié le bureau ovale, terrorisait les chiens du président et jouait avec ses visiteurs. Slippers était un chat tigré bleu ayant la particularité d’avoir six griffes[1] à la patte antérieure gauche. Il était autorisé à assister aux repas privés, aux banquets officiels et aux conférences de presse. Mais son passe-temps favori comme le suggérait son nom (pantoufles) était de dormir où bon lui semblait. Ainsi un soir de janvier 1906, il sommeillait sur le tapis du couloir menant de la salle à manger à la salle de concert. Le repas terminé, un cortège se forma pour s’en aller écouter la musique, avec à sa tête le président Roosevelt donnant le bras à Lady Ella Rebe Durand[2] (1852-1913), épouse de Sir Henry Mortimer Durand, ambassadeur de Sa Gracieuse Majesté à Washington. Pour ne pas réveiller le dormeur, Roosevelt invita ses invités à faire un détour déclarant : « they mustn’t be disturbed my friend the cat during his naps».

Et plus près de nous, Gérald Ford[3], 38e président et le chat siamois de sa fille nommé Shan Shein qui dit-on préférait les présences féminines, à l’exception du Commander-in-Chief sur les genoux desquels il aimait dormir.

En trois siècles, grâce notamment aux maçons (mais à beaucoup d’autres surtout), le chat avait conquis les salons, la littérature, les arts et la politique, dans le temps comme dans l’espace. La sœur d’adoption Anne-Catherine de Ligniville (1722-1800), au surnom éloquent Minette, épouse du frère Helvétius[4], avait 18 chats angoras. Le peintre Jean-Baptiste Greuze (1725-1800), dans diverses scènes de genre sentimentales, avait peint des chats symbolisant la sublimation du désir féminin. Les chats inspirèrent à Mozart un duo Nun liebes weibchen, ziehst mit mir, dit parfois duo des chats[5], pour soprano et basse accompagnés par un orchestre de cordes, une flûte, deux hautbois, deux bassons et deux cors (1790).

Tous ces témoignages montraient que finalement le chat, absent du bestiaire maçonnique, était pourtant totalement « maçonnico-compatible » ?

En effet, on ne peut pas ne pas noter que de nombreux caractères félins, réels ou supposés, sont en correspondance avec les vertus chères aux francs-maçons !

Comme le cherchant, le chat est curieux par nature, n’abandonnant jamais sa quête. Il est patient, capable d’attendre le bon moment pour agir. Il est placide, amoureux du calme, imperturbable, voire froid, supposé imperméable au stress et n’a que faire du regard des autres, offrant ainsi un modèle d’ataraxie pour la maîtrise. Sa démarche évoque la prudence, que l’on « recommande » au néophyte, mais il possède un fort esprit d’indépendance. Ses oreilles sont faites pour écouter, qualité essentielle pour un frère. L’adaptation de ses yeux invite à être vigilant, attentif et utile, bref fraternel. Il sait toujours tomber sur ses pattes. La figure animale offre l’avantage de suggérer, par analogie, les caractères, les comportements et les désirs humains.

Comme le chat, le maçon a plusieurs vies (symboliquement sept ou neuf) qui s’expriment dans son parcours initiatique. En réalité, dans les bestiaires symboliques (maçonniques ou autres), l’allégorie l’emporte sur la réalité zoologique. Courageux, le chat représente un aspect moins agressif du symbolisme des autres grands félins (force, courage, majesté), notamment le tigre ou lion dont il est l’euphémisation. Si les descendants de Salomon et de Balkis (dont nous reparlerons plus loin) sont qualifiés de « Lions de Judas »[6], les francs-maçons pourraient être dits « bons cousins et vrais frères » du chat. La symbolique du chat s’articule également autour du subtil équilibre entre des contraires tels que l’intérieur (le temple) et l’extérieur (le profane), l’action (le travail) et le repos, la lumière et l’obscurité. En bon vénérable[7], le chat est indépendant, sait déléguer, se découvre bon manager (surtout avec sa famille d’accueil) et capable de choisir son entourage. L’heure des réunions ne lui fait pas peur puisqu’il est noctambule et nyctalope Mais le chat adore sa maison, sait se reposer. Ne serait-il pas également un maçon buissonnier ? A-t-il néanmoins toutes les qualités maçonniques ? On peut en douter car le matou est peu obéissant, rarement fidèle, pas toujours tempérant et pas vraiment charitable !

Néanmoins, Tybert, complice et rival de Renard, ferait sans doute un bon apprenti, un peu rebelle cependant. Bellaud, le « petit chat gris » de Joachim du Bellay aurait sa place à la colonne du Midi. Le Raminagrobis patelin de Vincent Voiture et de Jean de La Fontaine figurerait, sans barguigner, le maître. On peut l’imaginer, repu et satisfait, béat dans la douce chaleur des agapes, méditant longuement, immobile, les yeux entrouverts pour surveiller ses congénères et frères. Quant à la princesse Bastet, gageons qu’entre Salomon et Hiram, elle aurait plutôt suivi Balkis, la reine de Saba, en Ethiopie où quelques deux millénaires plus tard, le lieutenant Sir Robert Napier (1810-1890), éphémère vice-roi des Indes (novembre-décembre 1863) et bon franc-maçon, ramena au Royaume-Uni, le chat Zula, à l’origine de la race abyssine.

Même la nuit, tous les chats ne sont pas gris, mais ils restent à la fois différents et semblables à eux-mêmes. Voilà pourquoi mains maçon(n)es les reconnaissent comme leurs « frères ».

Théodore Géricault[8], auteur du Radeau de la méduse, peindra des chats notamment dans deux tableaux[9], actuellement au Louvre. Le sulfureux Félicien Rops[10] (1833-1898) osa un chat à deux têtes. Sur ses affiches, Alfons Mucha, souverain commandeur du Supreme Conseil de Tchécoslovaquie représenta souvent des chats. Marc Chagall[11] associait les chats aux rêves et aux rêveurs, l’animal soulignant l’onirisme qui était cher au peintre.

Peut-on penser que le journaliste, romancier, poète, dramaturge et librettiste Joseph Méry (1797-1866) ait appartenu au Métier pour avoir énoncé, en regardant dit-on un chat de Victor Hugo[12], cette sentence : « Dieu a fait le chat pour donner à l’homme le plaisir de caresser le tigre » ?

En 1881, le facétieux frère Rodolphe Salis (1851-1897) fonda le cabaret du Chat Noir, qualifié plus tard de « centre ésotérique et politique »[13].

Si le plus célèbre félin de la sœur Joséphine Baker (1906-1975) fut le guépard Chiquité, la fameuse meneuse de revue fut une amoureuse des chats.

Encore jeune chercheur, le futur frère Gilbert Durand (1921-2012[h1] ) eut l’audace de critiquer ouvertement le structuralisme dans un des chapitres de Figures mythiques[14] intitulé « Les chats, les rats et les structuralistes », article qui avait déjà été publié en 1969, dans deux revues[15]. Ce dialogue à la fois critique et sympathisant envers Lévi-Strauss se poursuivit dans L’âme tigrée[16], au titre explicite, que son auteur aimait à voir comme un contrepoint à La pensée sauvage (1962).

Très logiquement, au XXe siècle, le chat conquit le septième art, et plus spécialement le dessin animé, avec l’aide de quelques maçons entre autres, du moins si on arrive à trouver qui est qui. Ainsi Sylvester (Grominet), l’éternel poursuivant de Tweety (Titi), créé en 1945 par le dessinateur Fritz Freleng (1906-1995) qui apparait dans diverses listes de Famous Freemasons, mais sans preuve formelle ?

Mais les chats furent mondialement magnifiés par les frères Disney. L’un, Walt (1901-1966) n’était pas maçon, mais fut un actif De Molay[17], l’autre, Roy Oliver (1893-1971), dit Money Man, président de Walt Disney Productions (de facto en 1929), de 1945 à 1968 et président-directeur général de 1966 à 1971, fut fait maçon à la York Lodge n° 562, sise à Kansas City. Les chats de la filmographie Disney sont mignons, doux, adorables, malicieux, malins, rusés et/ou diaboliques depuis Pat Hibulaire (1925) jusqu’à Sergent Tibbs (One Hundred and One Dalmatians, 1961), via Gédeon et Figaro (Pinocchio, 1940), Lucifer (Cinderella, 1950), Dinah aux yeux verts et Chafouin (the Cheshire Cat) dans Alice in Wonderland (1951), Si et Am, les siamois de Lady and the Tramp (1955). Un peu avant sa mort, Walt mit en route son 25eme long métrage d’animation entièrement consacré à la gente féline : The Aristocats (1970). Tout le monde a les yeux de Chimène pour Duchesse, noble angora blanche et ses trois chatons, Marie, Toulouse et Berlioz, sans oublier le gouttière roux Thomas O’Malley (Romeo dans le version italienne). On ne négligera pas néanmoins le Cat Band Jazz avec Scat Cat, Billy Boss (le russe gris), Peppo (l’Italien), Hit Cat (le gouttière anglais) et Shun Gon (le Siamois bohème)[18]. Ev’rybody wants to be a cat… also the Freemasons !

Du septième au huitième art, il n’y a qu’un pas que les « francs-chats » franchirent allègrement. Le frère Hugo Pratt (1925-1995) en sera le flamboyant porte-drapeau, avec la sérigraphie « Corto Maltese et le chat ». Dans Favola di Venezia (1971), le franc-marin Maltese raconte aux chats les souvenirs du Paradis… félin : « Nel Giardino dell Eden[19], c’era di tutto. Fegato di volatili, piccoli rognoni, carne tritata, pesciolini rossi e ciotole di latte, ma c’era una cosa imma,giabile : la cresta di pesce[20] proibita che cresceva in mezzo a questo magnifico Paradiso Terrestre …»

Plus récemment, Didier Convard (Grand Loge de France), auteur de la série L’Univers du Triangle Secret, dessinera le feuilleton Chats en cinq tomes[21] ; Dans un lointain où les humains survivants sont devenus des bêtes, la société des chats, notamment le vieux Traine-Pattes (l’initié), doit défendre le sanctuaire sacré Not’Dam contre la horde des Loups (les ténèbres).

Et puis un jour, la chose arriva. Le chat fut fait franc-maçon… si l’on en croit certaines iconographies récentes.

Notons d’abord que contrairement à son nom, la Wild Cat[22] Lodge n° 311, constituée en juin 1864, à Cutler (Grande Loge de l’Indiana), n’initia point de chats.

En revanche, déjà aux Etats-Unis dans la décennie 1900, on trouve une carte dite The Masonic Cat[23], en noir et blanc, représentant un chat (angora ?) portant un collier avec l’équerre, le compas et la lettre G.

Mais il semble que ce soit la France qui soit devenue la patrie des Chats maçons. Avec des textes de Jean-Marc Cybart (GOdF) et des illustrations de Serge Van Khache, les chats reçoivent tous les degrés du REAA[24]. Autre amoureux des chats, Bernard Vercruyce[25] témoigne de la réception des chats en franc-maçonnerie (Mes chats sous la verrière du Grand Palais ; Les Chevaliers rose-Croix). Dans une eau-forte réalisée en 1989 pour les 20 ans de sa loge L’Avenir Convivial, sise à Cergy-Pontoise (Droit Humain), le peintre représente treize animaux dans un bestiaire maçonnique. Figure centrale, sur une colonne ornée de l’équerre et du compas, le chat représente le Maître Maçon[26]. Ainsi en trois siècles, progressivement, le chat fut « reconnu libre [ô combien] et de bonne renommée [à l’évidence]» et « admis aux mystères et privilèges de la Franc-Maçonnerie ».

Le terme de « bestiaire » apparaît vers le début du XIIe siècle pour désigner des ouvrages en prose ou en vers décrivant des animaux réels ou imaginaires et dont les caractéristiques étaient le plus souvent interprétées symboliquement dans le but d’un enseignement religieux et moral. Même s’il n’a qu’un statut officieux et/ou marginal dans l’Art royal, et n’apparait guère dans les catéchismes maçonniques, le chat a réussi à s’imposer dans l’imaginaire des maçons comme il a réussi à conquérir les demeures, les arts, les lettres et maintenant le net. En plusieurs siècles de cohabitation avec les humains, le chat a donc revêtu bien des rôles et des symboliques, mais s’il est un personnage que l’animal incarne mieux que les autres, c’est notamment le franc-maçon. En effet, quels que soient ses traits réels, admis ou prétendus, le chat a toujours été un réceptacle et un engendreur. Cette intelligence toujours vive ne pouvait que plaire aux Frères (et aux Sœurs). Par sa vie intérieure riche et réfléchie, par son regard lourd de silence, le franc-chat médite sur l’ineffable infini de son ronron mystérieux. Finalement, il ne lui manque que la parole (perdue ?), mais s’il la possédait vraiment, il resterait surement silencieux « de crainte que [les] arts secrets et [les] mystères soient révélés par [son] indignité ».


[1] C’est pourquoi, les exemples pour les XI-XVIIe siècles seront prioritairement choisis dans les îles britanniques, même s’il s’agit de la même problématique dans le royaume de France, dans les « Italies » et dans l’espace germanique.

[2] En réalité, les Lois de Hywell furent fixées par écrit aux XI-XIIIe siècles.

[3] Paradoxalement, à partir du XVIIe siècle, en Angleterre, le chat noir est progressivement vu comme un porte-bonheur !

[4] Terme que l’on peut traduire par moyens d’appeler le Diable.

[5] The Examination and Confession of certaine Wytches at Chensforde ; in the Countie of Essex, before the Quenes maiesties Judges, the xxvi. daye of July. Anno. 1566, at the Assise holden there as then, and one of them put to death for the same offence, as their examination declareth more at large. Imprynted at London : By Willyam Powell for Wyllyam Pickeringe dwelling at Sainte Magnus corner and are there for to be soulde, anno 1566. the 23, August, colligé par John Phillips, Londres, 1566, 44 p.

[6] Ailurophilie [ailuros=chat et philos=amour] : amour des chats.

[1] … ou les Georgiques françoises, Paris, impr. Levrault, 1800.

[2] ‎Cours Complet d’Agriculture Théorique, Pratique, Economique, et de Médecine Rurale et Vétérinaire,  Suivi d’une Méthode pour étudier l’Agriculture par Principes : ou Dictionnaire Universel d’Agriculture‎, 12 tomes, tome XI, Chez Marchant, Drevet, Crapart, Caille et Ravier, 1805, p. 356.

[3] Paris, L. Techener,1868.

[4] Op. cit., p. 216.

[5] Il fut membre de la loge parisienne La Fraternité des peuples (GOdF) (1864/6 ?).

[6] Membre de la Lodge St David, n ° 36, sise à Édimbourg, dans laquelle avait déjà été fait maçon son père.

[7] Le Chief Mouser to the Cabinet Office est le titre du chat résident officiel du 10, Downing Street. L’institution remonterait au XVIIIe siècle mais le premier à avoir été enregistré en 1924, fut Rufus dit Treasury Bill, du Premier Ministre Ramsay Mac Donald. Le titre date seulement de 2011.

[8] Anecdotes tirées de Piers Brendon, Churchill’s Bestiary: His Life Through Animals, Londres, Michael O’Mara Books, 2018.

[9] Fait maçon à l’Hiram Lodge n° 21, sise à Winchester (virginie) et affilié à l’Eagle Lodge n° 431, à Canton (Ohio).

[10] Fait maçon à la Matinecock Lodge n° 806, sise à OysterBay (New York) et membre honoraire de la Pantalpha Lodge n° 23, à Washington (DC).

[11] Roughing it, À la dure est un récit de voyage semi-autobiographique publié en 1872.

[12] Fait maçon à la Polar Star Lodge n° 79, sise à Saint-Louis (Missouri), en 1860. 

[13] Le frère Twain aimait les chats à la folie. Il en eut jusqu’à dix-neuf avec des noms fantaisistes comme Apollinaris, Beelzebub, Blatherskite, Buffalo Bill, Pestilence, Satan, Sin, Soapy Sal, Sour Mash, Tammany ou Zoroaster. Des chats furent des personnages comme Peter dans le roman The Adventures of Tom Sawyer (1876). Lorsqu’il voyageait, il louait des chats lors de ses divers séjours car il ne pouvait se passer de la présence féline. Sur eux, il écrivit cette phrase définitive : « If man could be crossed with the cat, it would improve man, but it would deteriorate the cat» .


[1] Le chat possède 4 griffes aux pattes arrière et 5 aux pattes avant.

[2] Pour l’anecdote, son père et son époux étaient maçon.

[3] Fait maçon à la Columbia Lodge n ° 3, à Washington (DC) en 1949.

[4] Sans doute fait maçon à Caen, membre de la loge parisienne Saxe-Procope et fondateur de la loge des Sciences.

[5] A ne pas confondre avec celui attribué à Rossini, sans doute écrit par le compositeur britannique Robert Lucas Pearsall.

[6] Un des titres des anciens rois d’Ethiopie

[7] Du latin venerabilis : digne de respect Cf. également Worshipful, de l’anglais médiéval : «deserving honor or respect, of noble character, worthy of veneration“.

[8] Cf. Nathalie Kaufman-Khelifa, De la Loge à l’Atelier. Peintres et sculpteurs francs-maçons, Paris, Editions du Toucan, 2013, qui indique que Géricault fut reçu en 1821 dans une loge anglaise.

[9] Louise Vernet, enfant [au chat] ; Le Chat mort.

[10] Fait maçon à La Bonne Amitié, sise à Namur.

[11] Selon l’écrivain Nina Berberova, Les francs-maçons russes du XXe siècle. Des hommes et des loges, Montricher, Editions Noir & Blanc 1990 (traduit du russe par Alexandra Pletnioff-Boutin), Marc Chagallaurait été fait maçon en 1912, à Vitesk.

[12] Est-ce pour cette raison que cette citation est parfois attribuée à Hugo, voire parfois considérée comme un proverbe indien ?

[13] Fulcanelli, Les Demeures philosophales et le Symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’art sacré et l’ésotérisme du grand-œuvre, Paris, Jean Schemit, libraire., 1930, volume 1, p. 64/5.

[14] Figures mythiques et visages de l’œuvre, Paris, Berg International, 1979.

[15] Les chats, les rats et les structuralistes. Symbolisme et structuralisme figurative : à propos des Chats de Baudelaire, in Cahiers internationaux de symbolisme, n°17-18, Genève / Bruxelles, 1969 & in Etudes de Langue et Littérature Françaises de la Société Coréenne de Langue et Littérature Françaises, n° 4, Séoul, 1969.

[16] Paris, Denoël, 1980.

[17] L’Ordre de Molay (DeMolay International) est une association paramaçonnique (masonic bodies) fondée à Kansas City (Missouri) en 1919, ouverte aux garçons de 12 à 21 ans.

[18] Après la mort des deux frères Disney, les chats de la filmographie ne sont plus comptabilisés car ils sortent de notre problématique.

[19] Le Giardino de Eden (du nom de ses premiers propriétaires Caroline et Frederick Eden (franc-maçon ?), grand-oncle du Premier Ministre (1955/7) Sir Anthony Eden) est une villa vénitienne, située au 137/8 de la Fondamenta delle Croce, sur l’île de la Giudecca. Plus vaste jardin vénitien, il a été en partie laissé à l’abandon dans la décennie 1970 et occupé par les chats.

[20] L’Arête de poisson est ici la version pour les chats, de l’Arbre de la Connaissance.

[21] Paris, Glenat 1992 (I, II) & 1994 (III), Dargaud, 1998 (IV) & 2005 (V).

[22] Trois espèces de mammifères sont appelées wild cats aux Etats-Unis et au Canada : l’ocelot (genre leopardus), le lynx canadien et le lynx roux, tous deux du genre lynx, mais aucun n’est un chat (genre felis).

[23] Des exemplaires sont toujours en vente aujourd’hui sur le net, pour une dizaine de dollars.

[24] Chatoyants sont les 33 degrés du REAA,Paris, Dervy, 2017.

[25] En 1994, Vercruyce est nommé Académicien du Chat par l’Accademia dei gatti magici de Fiesole, pour l’ensemble de son œuvre.

[26] La tortue représente l’apprenti, l’éléphant, le compagnon.

Article paru dans Les Cahiers de Villard de Honecourt, n° 120, 2021, p. 208:223.


 


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