Combien sont les Mages ?

L’idée de l’origine royale apparait chez Tertullien (c.155/c.220), théologien et philosophe de Carthage, qui les qualifie de fere reges (presque rois) dans deux ouvrages : Adversus Judaeos (IX) et Adversus Marcionem (III, 13).

Origène (c.185/c.253), dans ses Homélies sur la Genèse (XIV, 3) est le premier à fixer le nombre des mages à trois, en se fondant vraisemblablement sur les trois présents. Il établit une relation fortement symbolique avec les trois personnages qui rendent visite à Isaac (Genèse, XXVI, 25-31) : Avimélek [Abimélek] vient le voir[Isaac] de Guerar, avec son compagnon Ahouzzât [Ahouzzath] et Pikom [Pikol], le chef de sa troupe (de son armée).

Selon Origène, il y a trois disciplines générales qui aboutissent à la science des choses, incarnées par ces trois personnages ci-dessus cités : La logique ou « philosophie rationnelle » (Abimélek), la physique ou « philosophie naturelle » (Ahouzzath), l’éthique ou « philosophie morale » (Pikol). Origène compare les mages à ces trois personnages. Il fait le parallèle avec le Christ qui accueille l’adoration de ces étrangers, comme l’Église reçoit les Gentils et résume toutes les philosophies :

« Ces trois personnages (Abimélech, Ochozath et Phicol) qui demandent la paix au Verbe de Dieu et qui désirent devancer par une alliance la participation avec lui, peuvent représenter les Mages qui, instruits par les livres de leurs pères et les traditions de leurs ancêtres, viennent des régions d’Orient et disent : Nous avons vu le roi qui vient de naître, nous avons vu que Dieu est avec lui et “nous sommes venus l’adorer”» .

Le chiffre trois est repris par Maxime (c.350-c.408/23), premier évêque de Turin et le pape (440/61) Léon le Grand.

Le Livre de la Caverne des trésors (Kthāvā d-m’arrath gazzé), dit Livre de l’ordre de succession des générations, en syriaque, (V-VIe siècles) attribuéentre autres à Éphrem de Nisibe dit le Syriaque (c.306/363), mais plutôt à un Mésopotamien anonyme de l’école exégétique dudit Ephrem, établit une relation indirecte avec les trois présents offerts à l’enfant Jésus, l’or, la myrrhe et l’encens.

Notons que les trois cadeaux n’étaient pas obligatoirement les trois traditionnels. Selon Odile Ricoux, in Les mages à l’aube du chien, in La science des cieux, 1991, p. 219-232, les trois cadeaux apportés par les mages devaient être trois aromates, s’appuyant sur le fait qu’en sud-arabique, dhb signifie à la fois l’or et une sorte d’aromate de couleur foncée, peut-être l’ambre jaune. Ce seraient les Grecs qui auraient par la suite imposé le sens d’or pour dhb, plus répandu dans les langues sémitiques.

Michel le Syrien dit le Grand (1126/1199), patriarche de l’Eglise Syriaque Orthodoxe d’Antioche, dans la Chronique Universelle, en langue syriaque (XIIe siècle) avance le chiffre de huit (Livre V, chapitre 10) :

« À propos des Mages. Jacques d’Édesse [Jacques d’Edesse, c.633 :708] dit qu’ils étaient de la race de ‘Élam, fils de Sem. – D’autres [disent qu’ils étaient] descendants des rois de Sheba et Saba, selon la prophétie de David, et qu’ils étaient trois rois […]. D’autres disent qu’ils étaient huit, selon la prophétie de Michée qui dit : “Je susciterai sur lui sept pasteurs et huit princes.” – Mār Jacques dit douze princes… » 

La grande majorité des textes syriaques parlent de douze. Au Moyen-Orient, l’histoire des Mages partis de Perse est devenue officielle dans l’Eglise de l’Orient (nestorienne) si l’on en croit la correspondance du Catholicos (777/820) Timothée 1er. L’enjeu était de montrer que ladite Eglise remontaient avant les temps apostoliques, grâce à la mission des douze Mages qui avaient vu le Messie avant tout le monde.

Cf. La Topographie Chrétienne de Cosmas Indicopleustès (Κοσμᾶς Ἰνδικοπλεύστης/le Voyageur des Indes) (c. 480/90-550) ;

Cf. Fragments de manuscrits chrétiens en sogdien (langue iranienne adoptée comme lingua franca (langue véhiculaire) d’Asie centrale, du VI au IX 1e siècle) sur les Mages retrouvés dans l’oasis de Turfan (Turpan/Tǔlǔfān) (Xinjiang Chinois), et présentement à Berlin.

Cf. La stèle nestorienne de Xi’an (province chinoise du Shaanxi, époque Tang), érigée en janvier 781 : Une vierge enfanta le Saint (Messie) dans Daqin (Occident). Une étoile brillante annonça l’évènement béni. Les Perses, voyant cet éclat, vinrent faire hommage de leurs présents.

Néanmoins, le chiffre trois s’imposera. Plusieurs interprétations et traditions à propos du nombre trois se sont ensuite développées au fil des siècles. L’une indique que les trois mages représentent la totalité du genre humain. Les Mages sont trois, comme les trois fils de Noé car c’est à partir de ces trois fils que toute la terre fut peuplée, selon le récit de la Genèse (IX, 18-19) : «Les fils de Noé, qui sortirent de l’arche, étaient Sem, Cham et Japhet. Cham fut le père de Canaan, Ce sont là les trois fils de Noé, et c’est leur postérité qui peupla toute la terre. ». Cette idée se retrouve notamment chez Jérôme de Stridon (Dalmatie) le Saint (c.347/420)

Il va sans dire que l’on ne peut dissocier le nombre des mages de la symbolique du chiffre trois d’abord dans les traditions iraniennes [1], notamment dans l’Avesta, ensuite dans le christianisme naissant.

Les trois rois mages, mosaïque polychrome, sur le mur gauche de la nef (registre inférieur) de la basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf, sise à Ravenne, construite au début du VIe siècle, sur ordre du roi ostrogoth d’Italie, Théodoric le Grand, inclus dans le cortège des vierges emmenées par lesdits rois mages vers Marie et les anges.

NB : Palmier, symbole de victoire / Trois cadeaux bien différenciés / Etoile de Bethléem / Trois rois identifiés par l’âge (imberbe, barbe noire, barbe blanche)

Pantalon « asiatique » : Les Grecs utilisent les termes anaxyris (ἀναξυρίς) pour désigner les pantalons portés par les peuples de l’Est (pantalons longs à la cheville nouée par un cordon) et sarabara (σαράϐαρα) pour ceux portés par les Scythes. Les Grecs n’en portent pas, les jugeant ridicules, comme l’atteste l’expression argotique [θύλακος / thúlakos = sac] appliquée aux pantalons larges perses.

Bonnet phrygien : La Phrygie était un royaume (VIII-VIIe siècles) situé dans l’actuelle Anatolie centrale. En 546, elle fut annexée par le roi perse Cyrus II. Le bonnet phrygien n’avait rien à voir avec le pileus (pileum) ou pilos (feutre), en grec, qui était le bonnet que le maître romain coiffait l’esclave affranchi. C’est en référence à cette coutume mais en empruntant (à tort) la forme au bonnet phrygien que le bonnet français dit de la liberté (1790) prit cet aspect phrygien. Néanmoins dès l’antiquité, le bonnet des Phrygiens avait largement franchi les limites de la Phrygie (Thraces, Scythes, Parthes, Sogdiens). Pour l’Occident antique, le bonnet phrygien symbolise le costume oriental.

La scène est empruntée à une (ou trois) représentation(s) des mages sculpté(s) sur des sarcophages sculptés de la basilique… , Ici la capsule funéraire des saints Quirico et Giulitta (musée archiépiscopal de Ravenne).

Au IXe siècle, le moine bénédictin Héric d’Auxerre (841-c.876) préfère quant à lui associer les trois mages aux disciplines philosophiques menant à la connaissance de Dieu : logique, physique et éthique.

Plus tard, !les mages représenteront les trois continents alors connus, c’est à dire l’humanité toute entière : Melchior représente l’Europe, Gaspard l’Asie, et Balthazar (futur, au teint sombre) l’Afrique.

D’autres interprétations fleurirent à la période contemporaine, notamment avec René Guénon, in l’article Le Christ, publié dans la revue Le Christ-Roi, (Paray-le-Monial, mai-juin 1927), repris dans les Études Traditionnelles (janvier-juin 1962) et dans la revue Vers la Tradition (n° 118, 2010) :

« … Enfin Melchissedec [2] n’est pas le seul personnage qui, dans l’Écriture, apparaisse avec le double caractère de prêtre et de roi ; dans le Nouveau Testament, en effet, nous retrouvons aussi l’union de ces deux fonctions dans les Rois-Mages, ce qui peut donner à penser qu’il y a un lien très direct entre ceux-ci et Melchissedec, ou, en d’autres termes, qu’il s’agit dans les deux cas de représentants d’une seule et même autorité. Or les Rois Mages, par l’hommage qu’ils rendent au Christ et par les présents qu’ils lui offrent, reconnaissent expressément en lui la source de cette autorité dans tous les domaines où elle s’exerce : le premier lui offre l’or et le salue comme roi ; le second lui offre l’encens et le salue comme prêtre ; enfin le troisième lui offre la myrrhe ou le baume d’incorruptibilité [note 15 : Les arbres à gommes ou résines incorruptibles jouent un rôle important dans le symbolisme, avec le sens de résurrection et d’immortalité ; en particulier, ils ont été pris parfois, à ce titre, comme emblème du Christ. Il est vrai qu’on a donné aussi à la myrrhe une autre signification, se rapportant exclusivement à l’humanité du Christ ; mais nous pensons qu’il s’agit là d’une interprétation toute moderne, dont la valeur au point de vue traditionnel est assez contestable.] et le salue comme prophète ou maître spirituel par excellence, ce qui correspond directement au principe commun des deux pouvoirs, sacerdotal et royal. L’hommage est ainsi rendu au Christ, dès sa naissance humaine, dans les « trois mondes » dont parlent toutes les doctrines orientales : le monde terrestre, le monde intermédiaire et le monde céleste ; et ceux qui le lui rendent ne sont pas autres que les dépositaires authentiques de la Tradition primordiale, les gardiens du dépôt de la Révélation faite à l’humanité dès le Paradis terrestre. Telle est du moins la conclusion qui, pour nous, se dégage très nettement de la comparaison des témoignages concordants que l’on rencontre, à cet égard, chez tous les peuples ; et d’ailleurs sous les formes diverses dont elle se revêtit au cours des temps, sous les voiles plus ou moins épais qui la dissimulèrent parfois aux regards de ceux qui s’en tiennent aux apparences extérieures, cette grande Tradition primordiale fut toujours en réalité l’unique vraie Religion de l’humanité toute entière. La démarche des représentants de cette Tradition, telle que l’Évangile nous la rapporte, ne devrait-elle pas, si l’on comprenait bien de quoi il s’agit, être regardée comme une des plus belles preuves de la divinité du Christ, en même temps que comme la reconnaissance décisive du Sacerdoce et de la Royauté suprêmes qui lui appartiennent véritablement « selon l’ordre de Melchissedec » ?


[1] Dans les traditions iraniennes, le chiffre trois apparaît souvent doté d’un caractère magico-religieux. Ce chiffre est présent dans la religion de l’Iran ancien dans la triple devise : Bonne pensée, bonne parole et bonne action. On désigne également ces trois bûkht comme les trois sauveurs, la mauvaise pensée, la mauvaise parole et la mauvaise action étant attribuées à l’Esprit du Mal. Les différentes parties de l’Avesta, notamment celles qui traitent des questions rituelles et/ou des sujets moraux, abondent en allusions au chiffre trois, symbolisant toujours la triade morale du mazdésime. Plusieurs paragraphes de l’Avesta (Vendidad, 8, 35-72 et 9, 1-36) décrivent les rites de purification que doit suivre un homme souillé par le contact du nasu (cadavre) : on doit creuser trois séries de trois trous que l’on remplit de gômez (urine de bœuf) ou d’eau. L’homme commence toujours par se laver trois fois les mains, puis le prêtre asperge les différentes parties de son corps pour chasser les mauvais esprits. Une cérémonie ancienne magico-religieuse consiste à tirer au sport en lançant trois roseaux (ou trois flèches). Le chiffre trois se rattache également au rite du tirage au sort au moyen de flèches divinatoires (aziâm), la troisième flèche désignant l’élu, l’endroit, le trésor, etc.

[2] Melchisédech (מַלְכֵּי־צֶדֶק=malkî-ṣedeq, roi de justice, roi de Salem et prêtre du Très-Haut (El-Elyôn).

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