Les Rois Mages politisés

 

 Lluís Borrassa (c.1360-c.1426), Adoration des Mages (c. 1411), volet de retable, Tarragone, cathédrale Sainte-Thècle, chapelle de la Vierge de Montserrat. Cela commence discrètement : le personnage en rouge semble être le portrait du roi d’Aragon, Ferdinand Ier (1410/2-1416).

Progressivement les rois médiévaux occidentaux sont associés aux Rois mages (XIIe-XVIe siècle). Cette assimilation devient visible dans des sources très diverses allant des documents écrits ou iconographiques (roi représenté sous les traits d’un Roi mage) à des détails des cérémonies royales (couronnements le 6 janvier, offrandes royales d’or, d’encens et de myrrhe le jour de l’Épiphanie).

C’est dans l’Empire romain-germanique que le phénomène connaît la plus grande diffusion, autant dans les textes que dans les images. Cette assimilation apparaît très peu au XIIe siècle, connaît une diffusion plus ample au XIIIe et un apogée aux XIVe et XVe siècles. Le nombre de sources où cette association est manifeste, baisse au XVIe siècle. Le recensement des sources montre, en effet, que le roi et son entourage proche ne constituent qu’une partie de ceux qui conçoivent cette association. Elle est utilisée, en outre, autant par des papes, archevêques, évêques, prédicateurs, abbés ou visionnaires, que par des personnages laïques, patriciens, nobles ou bourgeois. L’analyse de nombreux documents et du contexte de leur production a montré que tous ces acteurs créent l’association entre leur roi et les Rois mages dans des conditions différentes et donnent à cette analogie des significations variées, en fonction de leurs propres conceptions du pouvoir royal. Dans toute la littérature médiévale, les Mages sont présentés comme des personnages très vertueux, pèlerins typiques, chrétiens modèles, personnages charitables, souverains généreux et monarques sages. Associer roi et Rois mages devient ainsi un moyen pour montrer un souverain possesseur de toutes ces vertus.

 Ce développement sans précédent est dû, entre autres, au fait que les reliques des Rois mages sont conservées depuis 1164 à Cologne, ville qui entretient tout au long du Moyen Âge des liens forts avec le roi des Romains. Ces liens sont tout d’abord déterminés par le rôle politique de l’archevêque de Cologne, prince électeur, mais aussi figure centrale dans la cérémonie du couronnement des rois des Romains. Dans ce contexte, une relation très étroite est forgée entre le sacre accompli à Aix-la-Chapelle et les Rois mages, dont les corps sont conservés quelques kilomètres plus loin. Ainsi, dès le XIVe siècle la messe qui accompagne la cérémonie du couronnement du roi des Romains est celle de l’Épiphanie, alors que, à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, le sacre est systématiquement suivi d’un voyage à Cologne et d’une visite des reliques des Mages. Cette identification sert également à légitimer l’intérêt accru pour l’astrologie. Si l’astrologie reste tout au long du Moyen Âge, une science souvent critiquée par l’Église romaine, elle est fondamentale dans l’histoire des Rois mages : c’est grâce à leurs connaissances dans ce domaine qu’ils arrivent à comprendre la signification de l’étoile et à la suivre jusqu’au lieu de naissance de Jésus. L’assimilation à un Roi mage est également utile au roi dans ses relations avec ses sujets. Ce rôle confère au roi une image de souverain bon et charitable . Montré dans une scène d’Adoration des Mages, faisant une offrande (souvent de l’or) à Jésus, le roi passe pour un souverain redistributeur.

L’Adoration des Mages, miniature sur parchemin du peintre et enlumineur Jean Fouquet (c.1420/c.1480), tirée des Heures d’Etienne Chevalier (c.1452-1460), trésorier du roi Charles VII, Musée Condé, Chantilly.

Un des rois mages (Gaspard) est le roi Charles VII. Il remet à l’enfant un présent ( ?) dans un vase qui peut s’apparenter au Graal. Le chapeau royal couronné est posé sur un tapis fleurdelysé. Les autres rois (mages) sont en retrait. Certains pensent qu’il s’agit des fils du roi, mais à l’exception du futur Louis XI, aucun des quatre autres fils du roi ne dépassa la sixième année. Peut-être est-ce des dignitaires royaux, dont Etienne Chevalier ?

NB. Maison de laboureur (riche paysan) / Etoile à travers le toit / Joseph en vieux en paysan aisé / Derrière le roi, la garde écossaise, corps militaire d’élite (une centaine de gens d’armes), créé par Charles VII en 1422 pour constituer sa garde personnelle / La vierge est vêtue de bleu (cette association lancera cette couleur), coiffée à la paysanne / Elle peut représenter l’Eglise : par la Pragmatique Sanction de Bourges (1438), Charles VII devint le chef effectif de l’Eglise catholique.

A l’arrière-plan, nous voyons l’attaque d’un château ; Est-ce une bataille de la Guerre de Cent Ans ? Il semblerait qu’il s’agisse plutôt de la représentation d’une coutume de la Cour de France. Lors de l’Epiphanie, le roi lançait un défi à celui qui avait tiré la fève dans l’assaut fictif d’un château.

Le rapport entre la Vierge à l’Enfant et les Mages dans la scène de l’Adoration des Mages est parfois utilisé dans ce même but. De nombreuses études ont montré comment l’Église, entendue comme institution est identifiée au Moyen Âge à la Vierge à l’Enfant. Pour certains commanditaires, l’analogie entre rois médiévaux et Rois mages est donc utilisée pour mettre en image la relation entre l’autorité ecclésiastique et le pouvoir royal, le dernier étant dominé par la première.

D’après l’Historia Trium Regum (Histoire des Trois Rois), du frère carmélite Jean de Hildesheim (1315-1375), ce fut Hélène (c.250/330), future sainte, mère de Constantin Ie (272-337) et épouse du César (293) puis de l’Auguste (304/5) Constance Chlore (c.250/306) qui fit exhumer les corps et les fit ramener, à l’occasion d’un pèlerinage à Jérusalem (vers 326/328), au milieu d’autres reliques. Les reliques furent alors déposées dans la Grande Église (Megálē Ekklēsíā), détruite par un incendie en 414 (actuel emplacement de la basilique Sainte-Sophie). A son tour, l’empereur Constantin, les offre à Eustorgius Ier, élu évêque de Milan en 344, qui les emporte à Milan où elles resteront environ huit siècles. ll fallut attendre les années 1900 pour que quelques reliques soient restituées à la basilique Sant’Eustorgio, reposant aujourd’hui dans le sarcophage des rois mages (Sepulcrum Trium Magorum,), dans la chapelle des rois mages, la dernière sur le côté droit, à la hauteur du maître-autel. Aujourd’hui encore, l’impressionnante procession de l’Épiphanie se termine à Sant’Eustorgio. Le campanile est par ailleurs surmonté d’une étoile en lieu et place de la traditionnelle croix. Dans le cadre des luttes entre le sacerdote et l’empire, Frédéric Barberousse (1122-1190), qui sera excommunié en 1165 par le Pape, voulant réaffirmer l’autorité impériale sur le nord de l’Italie, au cours de sa seconde campagne militaire, l’armée impériale attaqua Milan républicaine en septembre 1158 et dicta aux vaincus des conditions très dures. Quatre ans plus tard, en 1162, sous prétexte que Milan ne s’était pas conformée aux exigences, l’empereur mit la ville à sac et s’empara notamment de nombreuses reliques abritées dans les églises de la ville. Ce fut en 1164 que les reliques passèrent de Milan à Cologne quand l’empereur fit don des reliques à Renaud de Dassel (Rainald von Dassel, c.1115-1167), chancelier de l’Empire en 1156 (Sacrum Imperium en 1157), archevêque de Cologne en 1159 qui les ramena en Allemagne et les déposa dans la cathédrale où elles se trouvent aujourd’hui. Depuis, les pèlerins ne cesseront. Et dès le XIIe siècle, Cologne est devenue la quatrième ville sainte du christianisme, aux côtés de Jérusalem, Rome et Constantinople. Dans le Bas Moyen Âge, les trois mages furent donc appelés les « trois rois de Cologne ». Cette translation est racontée par le frère carme Jean de Hildesheim (c.1315-1375) dans son Histoire des trois Rois (Historia Trium Regum).

Pour recevoir les reliques, fut réalisée entre 1181 et 1230, un reliquaire (Dreikönigenschrein)(2,20 x 1,10 x 1,53) par l’atelier de Nicolas de Verdun (c.1130-c.1205) et ses successeurs colonais (bois recouvert d’or, d’argent et de cuivre doré + 222 pierres précieuses à l’origine offerte par l’empereur(1209) Otton IV (c.1175-1218) / 304 aujourd’hui : 138 anciennes + 166 nouvelles).

Extrait du pignon central. Non visible sur la photographie, en haut, le Christ entouré d’anges, en bas, à droite, le baptême de la Vierge. Sur la partie visible, la Vierge portant l’enfant Jésus (deux ans) avec à gauche les Rois Mages et l’empereur Othon IV (un peu visible).

Depuis 1810, on trouve également dans la cathédrale de Cologne, le Retable des Saints Patrons dont le panneau central représente l’Adoration.

Retable des saints patrons de Cologne (c.1442) ou Retable de la Tombe ou Retable des trois rois, par Stefan Lochner (c.1410-1451), peint vers 1446/9. Ce triptyque fut commandé par le conseil de la ville pour la chapelle Sainte-Marie-de-Jérusalem. Il a été transféré dans la cathédrale en 1810. A droite, Sainte Ursule et les onze mille Vierges, à droite, Saint Gédéon, soldat et martyr (IIIe siècle). Le panneau central (260 x 285) représente l’Adoration.

Mais le summum de la politisation des rois mages est sans doute la procession des rois (Cavalcata dei Magi) (1459/1462), fresque peinte par Benozzo Gozzoli (Benozzo di Lese di Sandro, c.1420-1497), conservée in-situ, dans la chapelle des Mages (Cappella dei Maggi), située au premier étage (piano nobile) du Palais Medici-Riccardi (1445/1457) à Florence.

La procession commence sur le mur ouest, avec Melchior

représenté par le patriarche de Constantinople (1416-1439) Joseph II, ancien moine d’Athos, ancien métropolite d’Ephèse (1393), partisan de l’union des Eglises, mort à Florence et enterré au couvent dominicain de Santa Maria Novella.

Le milieu du cortège se poursuit sur le mur Sud, avec Gaspard représenté par l’empereur (1433/7) Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie (1387-1437) ou le basileus (1425-1448) Jean VIII Paléologue de Byzance.

Le cortège se termine sur le mur Est avec Balthasar, jeune homme élégant, fièrement dressé sur son cheval blanc, au visage harmonieux, aux traits fins et aux boucles blondes… représenté par Laurent le Magnifique (1449–1492), 10 à 13 ans [1] durant la réalisation de la fresque. bien qu’il ne fût âgé que de 10 à 13 ans lors de la réalisation de la fresque ! D’autres indices viennent appuyer cette thèse : sur le harnais de la belle monture, on distingue, brodé au fil d’or, le blason de la famille des Médicis, tandis que derrière le fidèle destrier pousse un laurier, l’emblème de Laurent le Magnifique. Au fond, la villa fortifiée de Cafagiollo, sise à Barberino di Mugello, à 35 km au nord de Florence, lieu de chasse des Médicis.

Derrière Laurent, deux personnages à bonnet rouge, sur le mulet, le banquier Cosme dit l’Ancien (1389/1464), gonfalonier de Florence (1434) et sur le cheval blanc Pierre l’Ancien (1416-1469), père de Laurent.

A droite, deux alliés, en vert, le condottiere Sigismond Malatesta (1417-1468), seigneur de Rimini, en rouge, le condottiere Galeazzo Malatesta (1385-1461), seigneur de Pesaro-Fossombrone. Derrière, l’autoportrait de Benozzo avec inscrit sur son bonnet l’inscription latine Opus Benotii.

A gauche, le philosophe néoplatonicien Giorgio Gemisto Pletone dit Plethon (1355/1453), à droite le grammairien grec Teodoro Gaza (c.1400/c.1478), recteur de l’Université de Ferrare (c.1430), derrière le 201e pape (1458), Pie II (Enea Silvio Piccolomini, 1405-1464), militant d’une croisade et de l’union des Eglises.


[1] Laurent de Médicis fit sa première apparition publique en mai 1454 (5 ans), lorsqu’il fut présenté au fils du roi René, Jean d’Anjou, duc de Calabre et de Lorraine. En 1459, à l’occasion du séjour à Florence de Galéas-Maria Sforza, futur duc de Milan (1466), douze jeunes gens nobles dont Laurent (10 ans) défilèrent le long de la Via Larga (actuelle via Cavour où se trouve le palais). Le dernier d’entre eux était Laurent monté sur un cheval blanc. Les chroniqueurs, le décrivirent comme un garçon « à l‘air viril […] jeune par l’âge, et vieux par le savoir ».

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