Etre là…
Martin Heidegger, lui, ne se sentait pas vide, loin de là, mais plein de souci, y compris quant à sa carrière et celle de l’Etat en Allemagne. De plus, il n’était disposé à voir logiquement ni Dieu, ni Autre. Après Nietzsche, voir Dieu était d’ailleurs devenu vraiment difficile, même en Allemagne, et plus généralement en Europe, Dieu ayant existé comme idée, mais étant désormais présumé mort. Cependant, affirmer « Dieu est mort » s’avérait déjà source de nouvelles contradictions. Nietzsche avait voulu que l’homme se surpasse en puissance spirituelle et en acte de pensée, mais lui-même, avant de succomber à la folie, se sentit révulsé lorsqu’il
s’aperçut que le surhomme auquel il avait pensé dans « Ainsi parlait Zarathoustra » pouvait déjà, et plutôt mal que bien, servir au fantasme de groupes d’idiots proclamant la légitimité de la violence au profit d’une race présumée supérieure. Folie à laquelle Martin Heidegger allait contribuer lugubrement tout en filant le parfait amour avec l’une de ses élèves, jeune et intelligente juive nommée Hannah Arendt.
Les contradictions sans nombre que doit affronter le silence de l’apprenti ne doivent pas faire peur puisque leur découverte constitue justement le travail du dit apprenti, au premier degré. C’est dans le silence que l’on s’aperçoit que l’être que l’on est, est nécessairement un « être-là ». Non pas un être ailleurs. Un être présent, un « da-sein » (en allemand) qui se pense en solitude, même en présence et lien avec les « dix mille êtres », nombre symbolisant la multitude dans la Tradition chinoise. En cela, Heidegger avait quand même raison. La notion d’être-là, il faudrait peut-être d’abord la saisir en conscience à l’image de ce qu’éprouve un bébé se réveillant seul, dans le noir, ayant faim ou mal. Mais, pour réaliser ce que cela implique en terme d’angoisse, il faudrait une mémoire que, justement, l’esprit (ou le corps) nous refuse, car il n’est pas certain que nous garderions effectivement l’esprit intact et libre si nous devions nous souvenir vraiment de nos terreurs primitives d’abandon.
Parlons alors de ce qu’éprouverait une jeune fille horriblement timide et fragile, laissée nue sur une scène de théâtre avec l’obligation d’aller chercher ses habits loin d’elle, devant dix mille paires d’yeux qui la regardent avidement. A cet instant-là, elle ne pense qu’à fuir, ne plus « être-là ». Et si c’est impossible, elle pensera qu’on « veut sa mort », et qu’elle peut en mourir. Peut-être même préférerait-elle mourir. Sa souffrance peut devenir telle qu’elle
peut s’évanouir, perdre conscience. Une preuve inverse de la puissance de l’être-là est donnée par ces autres jeunes femmes qui, plus ou moins joyeusement délurées, s’exhibent au contraire devant les foules. Si elles le font si facilement, c’est parce qu’elles néantisent littéralement les gens qui les regarde : ils ne sont « rien » pour elles, et elles ont l’assurance de totalement les dominer dans leur fixation sur elles. Tiens, revoilà les idées fixes ! Le « mal-être » de l’être-là se trouve plutôt chez leurs voyeurs. L’être-là est la pensée de soi qui se construit en lien avec un manque d’être impliquant en puissance une idée plus ou moins consciente de la mort. Faut-il, sur ce point, rappeler le lien entre Eros et Thanatos ? Citons Wikipédia
: « Ainsi le Dasein est cet être particulier et paradoxal, qui est confronté à la possibilité constante de sa propre mort, en a conscience, vit en relation étroite avec ses semblables et qui, tout en étant enfermé dans sa solitude, est toujours « au monde », auprès des choses. »
Imaginer une jeune fille timide et nue exposée devant dix-mille paires d’yeux, ou rendre compte d’un spectacle de foire pornographique, n’est peut-être pas faire preuve d’une mentalité convenable. Surtout en matière d’initiation. On en conviendra, mais cela fait gagner vraiment du temps pour approcher la notion de « l’être-là », sans passer par la lecture assez peu désopilante de Martin Heidegger. A présent, supprimons par la pensée 9 999 paires d’yeux pour en garder une seule : qu’est-ce que cela change ? Pas grand chose pour la jeune fille si la seule paire d’yeux qui reste est celle d’une personne qu’elle perçoit comme potentiellement malveillante. Par contre, l’expérience de l’être-là va changer du tout au tout si elle découvre que la paire d’yeux appartient à quelqu’un dont elle désire la présence et en qui elle
pense vraiment, profondément, pouvoir faire confiance. Quelqu’un donc qu’elle aime. Elle éprouvera toujours l’être-là, mais cette fois sans souci, ou avec un souci différent favorisant de possibles initiatives, ce terme étant d’ailleurs visiblement cousin avec initiation. Elle se sentira libérée, et trouvera raison d’agir. Quant à ce qu’elle va décider de faire, faisons lui, nous aussi, confiance.
L’expérience de l’être-là est un malheur pendant les guerres, sous les bombes, les obus, le « déchiquètement » cinglé des corps vivants. A çà, il n’ y a aucune raison éthique, rien que du « trouducultisme », pensée dont l’ésotérisme cherche le plus bas niveau et le trouve. Cela peut paraître bête à dire, mais peut-être pas quand il en faut tirer les conséquences. Il n’y a rien de plus ignoble à fréquenter que quelqu’un favorisant la guerre : n’importe quel ivrogne gisant dans son vomi a davantage de noblesse que ce genre de personne. Parlons plutôt de l’être-là dans l’intelligence du cœur, réalité inimaginable par les amateurs de guerre, et dont pourtant on ne peut douter qu’elle existe. Etre-là est bonheur et intelligence en amour.
La maîtrise de l’être-là en amour se pratique dans l’instant d’une façon naturelle. Mais, dans le temps, est-elle possible ? Une aimable ritournelle rappelle que « plaisir d’amour ne dure qu’un moment… » Mais vivre en amour n’implique pas nécessairement la recherche du plaisir, mais la recherche de la vérité. Et la vérité en amour implique un combat. Peut-être même un combat où risquer sa vie. On
retrouve ainsi le lien entre amour et mort, via la notion extrêmement délicate à manier de sacrifice : il y a l’idée de sacré dans le mot sacrifice. On conviendra qu’il va falloir prendre son temps pour l’éclairer, sans tomber dans le piège de ce que René Girard appelle le mécanisme victimaire. On gardera donc là- dessus un silence provisoire. Par contre, nous pouvons d’emblée mettre en lumière une condition de liberté dans l’être-là en toutes circonstances de guerre ou d’amour : la maîtrise de la peur.
Nous avons mille raisons d’avoir toujours peur. Mais aucune de ces raisons ne peut tenir face à l’exigence de liberté. Sans quoi, simplement, « on se couche ». L’exigence de liberté implique la recherche de la maîtrise de soi dans la recherche de la vérité, et de tout ce qui s’ensuit. Or, la maîtrise de soi semble impossible sans détachement des contingences, et en particulier des contingences du pouvoir politique. A preuve, l’exemple de Diogène de Sinope, lequel sut se montrer philosophe tout en pratiquant la provocation sans limites. S’il avait voulu s’éviter quelques soucis dans son être-là, Martin Heidegger aurait du sans doute mieux méditer les réponses de Diogène à l’impérial et impérieux Alexandre, alors
jeune chef d’armées partout victorieuses et le plus grand prince de son temps, et qui se présenta devant lui auréolé de sa gloire et de sa toute-puissance :
– Demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai.
– Otes-toi de mon Soleil.
– N’as-tu pas peur de moi ?
– Qu’es-tu ? Un bien ou un mal ?
– Un bien !
– Qui pourrait craindre le bien ? »
Diogène vient de « claquer la gueule » à Alexandre. Celui-ci s’est présenté tout enflé de lui-même, comme un « con ». Or, en matière d’être-là, ce qu’il convient de craindre est l’enflure. Diogène réduit à ce qu’elle est – rien – l’enflure d’Alexandre, prototype de quiconque se croit au-dessus des autres. On peut alors introduire ici le thème initiatique, extraordinairement fécond et créateur, de l’égalité nécessaire. Certes, ce n’est pas un thème à la mode, mais l’histoire de la mode n’est pas avare en modes stupides. On peut, par exemple, admirer les crinolines, mais l’être-là des femmes en crinoline était problématique dés qu’elles envisageaient de quitter la pose. Se rapprocher d’une aimée en crinoline et tenter de danser avec elle faisait vite saisir que cette ampleur vestimentaire – on ne parlera pas d’enflure – n’était pas le top pour le rapprochement désiré. Un « teasing » peut-être ? La crinoline symbolise une prise de posture pour parader en écartant les autres. C’est l’idée par la fringue de l’inaccessibilité dans la supériorité mondaine. Il ne semble pas que les femmes ont longtemps aimé cette idée-là.
Revenons, d’une part à ce qui se passe au niveau de la jeune fille mise au confiance, sans crinoline ni rien d’autre d’ailleurs sur elle, avec l’autre ; et, d’autre part, à ce que réussit Diogène. On a une première idée de deux niveaux accessibles à partir du silence de l’apprenti : le niveau du compagnon (ou de la compagne) où la prise de parole, après le silence, se fait dans l’égalité fraternelle, solidaire, aimante ; et le niveau du maître, niveau « également égal », celui de Diogène dont la parole se détermine seule, librement, logiquement, sans peur, dans la fidélité à soi-même.
Fugues
Une fugue, en musique, est une œuvre très architecturée qui ne cesse de reprendre, et donc de répéter, le même thème en l’associant, à chaque répétition ou reprise, avec une réponse ou accompagnement approprié, et cela jusqu’à épuisement des possibilités harmoniques. Le thème commence donc sa promenade tout seul, comme pour bien se montrer, être remarqué dans sa solitude, et laissant supposer qu’il va revenir. Il revient et recommence sa fugue et il se fait presqu’aussitôt accompagner de façon charmante. A la limite, on dirait le traditionnel scénario de la fugue des mariés, au soir des noces : le jeune marié fait semblant de partir tout seul, et il est vite rejoint par la jeune épouse qui a stratégiquement décalé son départ. Vient un second accompagnement tout aussi charmant, et qui va accompagner aussi bien le thème que sa réponse. Promenade à trois, donc. Ensuite, peut venir un quatrième, et là, çà devient vraiment un peu plus compliqué pour maintenir l’accord dans l’instant. Mais, la fugue peut très bien marcher en demeurant harmonieuse. Les virtuoses de la Fugue, Bach ou Mozart, ont pu aller jusqu’à plus de quatre thèmes en utilisant le « contrepoint renversable. » Selon Wikipédia, « on appelle contrepoint renversable une mélodie dont l’accompagnement peut être écrit sans inconvénient, ni incorrection, indifféremment au-dessous ou au-dessus de cette mélodie. » On admettra aisément que cela puisse en principe aller « sans inconvénient, ni incorrection », mais on remarquera que ce n’est seulement envisageable que dans un espace à trois dimensions, et donc à condition d’avoir, au préalable, réussi à décoller et à s’envoler. C’est pourquoi, si « la pratique de la fugue demande une maîtrise solide des techniques d’écriture musicale » elle semble également impliquer le respect d’une procédure d’envol, puis la maîtrise de cet envol. Dans les textes qui vont suivre, les envols pourront paraître laborieux, ainsi que les accompagnements audessous ou au dessus des thèmes n’impliquer que l’espace de l’imagination. En réalité, la référence à la Fugue n’ambitionne ici vraiment que de justifier, tant bien que mal, de nécessaires répétitions.
Fugue en Tiers inclus, avec introduction du thème de la foi
La mer, les fleuves, les rivières, et même les routes, du moins les mieux entretenues et lissées pour le passage des roues, montrent physiquement que l’on ne communique bien qu’à niveau d’égalité parfaite. Certes, il arrive à l’océan de s’agiter et de rompre en surface l’égalité de l’eau, mais l’eau n’y est pour rien au départ : simplement, sa nature fluide accueille et partage les émotions du
vent, moments redoutables, mais passagers. Quand le vent s’épuise, la mer redevient plus égale, laissant courir au loin ses émotions les plus profondes et légitimes, et la propagation de cette houle en résonance parvient jusqu’à faire rumeur sur les rivages, et s’y résoudre dans le silence. Cette image où se lient égalité, sensibilité et résonance lointaine vaut-elle également pour le monde des pensées ? A leurs nombreux moments de lucidité, les prix Nobel, les Académiciens et tous les couronnés de lauriers reconnaissent que l’on ne communique bien en pensée qu’à niveau d’égalité. Non pas égalité « de fait » mais égalité de « puissance ». C’est « en puissance » que l’enfant est égal à l’adulte.
Entre les adultes, l’égalité en puissance s’impose de façon naturelle dans le profond domaine où se lient Eros et Thanatos, c’est à dire quand s’expriment ensemble le désir d’aimer et la conscience de la mort. Là, d’évidence, on ne dispose plus apparemment d’aucun avoir utilisable, d’aucun droit : on y est « nu ». Et l’on pressent que l’on y communique d’autant mieux, tant avec l’autre qu’avec soi, que si l’on se dépouille de tous oripeaux entre soi et l’autre. Et en soi. Mais, comment parvenir à se dépouiller des oripeaux, de ces choses qui rassurent et parfois « brillent d’un éclat trompeur », dit le rituel maçonnique de l’initiation au Ier degré ? Avouons qu’il n’est pas toujours facile de se « mettre à poil ». Y compris en loge. (D’ailleurs, ce n’est pas demandé) Il convient plutôt d’être toujours en confiance. Confiance signifie qu’une chose est à conserver ensemble, en soi-même comme en l’autre. Cette chose, c’est la foi. La foi en l’un comme en l’autre.
Avant de parler de la foi, posons-nous d’abord une question préliminaire : peut-on parvenir à égalité en étant seulement à deux ? Prenons l’image de l’écluse. Elle se constitue d’elle-même en lieu intermédiaire : c’est l’espace, ou la chambre du milieu, changeant
de niveau entre les deux portes extérieures. Réservons pour la suite ce qu’impliquent les mots de chambre du milieu, et retenons la nécessité d’une réalité intermédiaire. Il existe quantité d’autres exemples montrant que, pour parvenir à l’égalité, on ne peut pas compter sur ce qui demeure binaire : cela s’avère impuissant, voire dangereux. Ainsi, les mécaniciens mettent dans leurs boites de vitesse un dispositif intermédiaire égalisant la rotation des pignons qui doivent s’unir lors des changements de rapport. Sans quoi, c’est la casse. C’est l’imagination d’un troisième terme qui apporte la solution, ouvre le chemin, réalise la communication. Pas d’étonnement donc si le nombre trois est le nombre symbolique retenu par la tradition maçonnique quant au degré d’apprenti.
Le recours symbolique au « ternaire » dans les rituels ne fut pas une innovation par rapport aux traditions philosophiques et religieuses antérieures. Les théologiens chrétiens avaient déjà conçu la Sainte Trinité ; les brahmanes, la Trimurti ; les bouddhistes, les Trois refuges, etc. etc. Il est impossible de dénombrer les schémas ternaires structurant les traditions humaines. Et cela dure : la suite logique constituée par la devise liberté, égalité, fraternité vient certes un peu des loges, mais ces trois termes s’inscrivent aussi dans le renouvellement de la même forme archétypale.
Avec un peu d’attention, on peut remarquer que la plupart, sinon la totalité de tous les grands « ternaires » répondent plus ou moins à la matrice du syllogisme : 1, prémisse majeure ; 2, prémisse mineure ; 3, conclusion. Appliquons cela aux trois objets de la franc-
maçonnerie, selon le préambule de la Constitution du Grand Orient de France. La prémisse majeure est la recherche de la vérité ; la prémisse mineure est l’étude de la morale ; la conclusion est la pratique de la solidarité. Logique, non ? C’est encore plus logique au plan politique avec Liberté comme prémisse majeure, et çà, on commence à bien le savoir ; avec Egalité comme prémisse mineure, et de fait, on n’arrête pas de penser que le principe d’égalité est mineur, et que l’on peut l’ignorer. Donc la conclusion s’impose logiquement : pour la Fraternité, on attendra encore le temps qu’il faut.
L’insistance traditionnelle (et actuelle) pour établir des schémas ternaires afin de représenter, expliquer, instituer des choses, construire des idées, etc., correspond visiblement au respect d’une nécessité ontologique, existentielle, d’éviter l’enfermement mortifère dans les schémas dualistes, binaires, dichotomiques ou manichéens. Reconnaître qu’il existe des oppositions est nécessaire dans un premier temps, et on opposera ainsi légitimement le jour à la nuit, le chaud au froid, l’humide au sec, le dur au doux, le simple au compliqué, le jésuite au franc-maçon, le masculin au féminin, la gauche à la droite, le vrai au faux, etc. C’est le temps de la distinction, distinction qui sera d’autant plus précise et fine que l’œil (ou l’instrument de vision) augmentera son pouvoir séparateur. Mais la nécessaire vision séparant et situant les choses selon des « couples d’opposition » se cogne à l’inséparabilité fondamentale des choses et des êtres, et demeure stérile sans troisième terme.
Le propre de la dialectique est de trouver la synthèse possible entre les oppositions nécessaires. Pour l’instant, on évitera de passer par l’étude de la dialectique selon Hegel. Les thèmes hégéliens relèvent plutôt de l’opéra que de la fugue. Moins La Flûte enchantée ou Don Juan, que L’ Anneau du Nibelung : il y a déjà du Wagner dans la pensée de Hegel, si fasciné par Napoléon. Pour l’instant, il suffit de partir de l’idée que toute pensée manichéenne voulant à tout prix séparer le vrai du faux, ou le bien du mal, tourne vite à la catastrophe. Non qu’il faille renoncer à distinguer entre erreur et vérité, méfait et bienfait, mais la réalité montre à profusion qu’entre tout noir et tout blanc, il y a quelques nuances de gris, voire des griseries opportunes, comme en témoigne la « Ronde de pochards dans le brouillard », tableau uniformément gris du Maître Alphonse Allais, l’un des initiateurs incontestables de l’Art contemporain. Hélas, le génie d’Alphonse Allais exige culture et mémoire pour être pleinement apprécié, et les jeunes gens en manquent pour goûter à sa juste puissance son tableau tout bleu :«
Stupeur de jeunes recrues devant ton azur, ô Méditerranée ! » Est-il plus belle adresse pour célébrer d’une seule couleur une synthèse dialectique entre le militaire (en sa jeunesse) et de la Nature ?
Faut-il passer du bleu au noir ? Les deux couleurs à la fois se distinguent et s’unissent comme dans les tableaux de Miro. De son côté, Louis Aragon parle de « l’iris trouvé de noir plus bleu d’être endeuillé ». Dans les situations les plus tranchées, où se marquent les plus dures oppositions, il y a à voir ce qu’elles contiennent déjà en tant que tierce et commune réalité s’actualisant pour se communiquer en elle-même. Voici une situation dualiste plutôt difficile à vivre : une cérémonie mortuaire. Dans le lieu réservé à la levée du corps, c’est manifestement l’opposition violente entre la réalité du cadavre et celle des corps vivants qui l’entourent. N’existe t’il rien d’autre à cet instant et en ce lieu ? Si l’on se fait attentif, on devine que ce qui existe aussi – et comment en douter ? – est une communication. C’est une évidence en ce qui concerne les plus proches. Mais même le silence des tiers venus en présence amicale est aussi communication.
Ce qui est là en pleine puissance, dans la cérémonie d’adieu, est la communication d’un mouvement d’ensemble d’un rassemblement vers l’être défunt. C’est la création d’un milieu de pensée, d’une communauté de pensée pour maîtriser la tragédie. Dans les pensées, l’obstacle se lève pour que l’on puisse procéder au seul et
déchirant enfermement qui doit alors être accompli, celui du cadavre, et ainsi éviter tout autre enfermement. A cet instant, en passant outre l’immobilisation par désespoir, chaque personne présente vit et réalise la poursuite de son initiation, et elle exprime également une foi, sa propre foi. La couleur, athée ou croyante, de chaque foi personnelle importera infiniment moins que sa force de soutien, de rassemblement. Effectivement, la force du rassemblement, la force de tous les tiers rassemblés, marquera les esprits en profondeur.
Quittons maintenant le funérarium. D’ailleurs, la cérémonie finie, intervient le pot du réconfort. Alors, dans la chaleur de la détente, il est possible que quelqu’un rappelle à qui veut l’entendre – et la chose n’est pas gagnée d’avance (sauf, peut-être, si l’on a enterré un agrégé titulaire d’une chaire de logique formelle) – que la logique «
» inventée en Occident est la logique du tiers exclus. C’est la logique identitaire qui affirme que A est A, et seulement A, et non pas B ou n’importe quoi d’autre. Ainsi, « les choses sont ce qu’elles sont » et pas autre chose, et la veuve de l’agrégé n’a plus qu’à bien se tenir : elle est veuve, et pas autre chose. Principe de non-contradiction. Nous devons une utilisation imparable, quoique surprenante, de cette logique identitaire du tiers exclus à Charles de Gaulle lorsqu’il déclara en juillet 1960, lors d’un voyage en province : « Je salue Fécamp, port de mer qui entend le rester et le restera ». Cette proclamation était d’autant plus remarquable chez un homme politique que, non seulement illustrative de la logique identitaire, elle renouvelait aussi l’expression d’une conception philosophique et morale essentielle liée à cette logique : le conatus ou « effort pour persévérer dans l’être » cher à l’aimable et profond Baruch de Spinoza.
Dans la recherche de la vérité, la logique identitaire implique que toute chose est, soit vraie, soit fausse. Pas d’autre solution possible. Conséquence : elle refuse toute position intermédiaire entre deux termes contradictoires. En latin, c’est l’axiome « Tertium non datur », que l’on traduira aussi bien par « Sur toute autoroute, il y a un sens aller et un sens retour, mais pas de troisième sens de circulation ». Cette interdiction est rassurante. Aristote le dit autrement dans sa Métaphysique : « Il n’est pas possible qu’il y ait aucun intermédiaire entre les énoncés contradictoires : il faut nécessairement ou affirmer ou nier un seul prédicat, quel qu’il soit ». Aristote exprimait un avis alors presque unanime entre savants, loin des pensées du vieil Héraclite qui avait pris plaisir, presque deux siècles avant, à faire tenir ensemble des mots contraires pour désigner des choses ou des moments pourtant bien réels. Héraclite devait aimer les chemins de traverse sur les pentes des collines d’Ephèse. Il ne pensait pas encore à la possibilité des autoroutes coupant les paysages et avec seulement quelques entrées/sorties numérotées.
***
La logique identitaire du tiers exclu s’accorde avec le raisonnement par syllogisme dont on a déjà parlé : plus il y a de gruyère, plus il y a de trous ; or, plus il y a de trous, moins il y a de gruyère ; donc, plus il y a de gruyère, moins il y a de gruyère. Certes, on voit ce qui « cloche » dans ce dernier exemple, mais la forme du syllogisme demeure impeccable. Ce qui rend absurde la logique impeccable, c’est la réalité propre au gruyère : si on le définit par sa matière, on exclut ses trous ; et si on le définit par ses trous, on exclut sa matière. Vue dans la contradiction plein-vide, la réalité du gruyère demeure inconcevable, sans que cela ne contrarie, il est vrai, les fromagers suisses et français dans leur travail de fabricants de trous avec du gruyère autour. Et comme la réalité du monde est assez largement à
l’image du gruyère, le cosmos étant plein de vide, et les galaxies elles-mêmes n’ayant rien de plus massif à montrer que leurs « trous noirs » centraux, on comprend que la logique binaire et identitaire à base de syllogismes peine à nous faire comprendre le fromage cosmique – et nous-mêmes – où ce sont les trous qui pèsent le plus lourd.
A l’inverse de l’Occident, la pensée traditionnelle en Orient et Extrême-Orient ne s’est jamais embarrassée de la logique identitaire. Si l’on s’inscrit selon le débat fondateur entre Parménide et Héraclite, l’un n’acceptant pas que la réalité soit contradictoire, et l’autre se réjouissant qu’elle le soit, la pensée en Orient s’est toujours maintenue plutôt du côté d’Héraclite, et elle est même allée très en avant dans le jeu de la compréhension associant les contraires. En particulier dans le Taoïsme qui attache
grand prix à la permanente transformation silencieuse des choses et des êtres. Cela se lit dans le Yi-King, le Tchouang-Tseu, le Tao-to-King, et autres ouvrages à lire pendant les vacances, à l’heure d’une sieste estivale, tranquillement étendu à l’ombre ensoleillée d’un arbre où la brise augmente le silence en soufflant légèrement. Moment propice pour avoir, peut-être, le même « rêve du papillon » que Tchouang-Tseu.
C’est peut-être en s’éveillant d’un beau rêve que l’on devine le mieux pourquoi il faut complémenter la nécessaire logique du tiers exclus par une logique du tiers inclus. Un écho à Tchouang Tseu s’éveillant sans savoir s’il est Tchouang Tseu ayant rêvé d’être un papillon, ou un papillon rêvant encore qu’il est Tchouang-Tseu, est l’aveu d’Antonio Machado : « J’ai rêvé sans dormir, peut-être même sans me réveiller ». En quoi consiste la logique du Tiers inclus ? La réponse est à découvrir dans l’œuvre trop méconnue de Stéphane Lupasco [Le principe d’antagonisme et la logique de l’énergie, Hermann. 1951 : Les Trois matières, Julliard, 1960.], mais il faut quelque courage : la pensée de Lupasco s’applique à éclaircir des concepts d’abord utilisables en physique théorique, c’est à dire pour des expériences plutôt compliquées et à un niveau inaccessible au « vécu » humain. Pour expliquer l’acceptation de la contradiction dans la logique de Lupasco, on partira plutôt d’un syllogisme probablement initiatique :
aimer implique vivre or,
vivre implique mourir donc,
aimer implique mourir.
Ce syllogisme aboutit à une conclusion, aimer implique mourir, contradictoire avec le premier prémisse, aimer implique vivre. Ce résultat est inacceptable, voire stupide. La logique du Tiers-inclus va, au contraire, le rendre très raisonnablement acceptable en partant de l’idée que toute chose qui s’actualise, dans le présent, virtualise son contraire. Corollairement, lorsqu’on potentialise une chose, c’est son contraire qui est actualisé. Cela paraît un peu compliqué, mais, grâce aux modernes techniques de simulations sur écran, on peut apprendre à ne pas confondre le réel (actuel) du virtuel (potentiel). Sauf si on passe tout son temps à jouer sur les écrans. Ecrivons ceci : Aimer réellement implique vivre réellement
Or, Vivre réellement implique virtuellement mourir
Donc, Aimer réellement implique virtuellement mourir.
Qu’apporte cette précision disant qu’aimer est vivre réellement et mourir virtuellement ? Aimer, ou vivre, c’est toujours « actualiser » quelque chose de possible, de potentiel, de virtuel. Ce qui était « en puissance » commence à s’accomplir. Ce qui s’accomplit rend virtuel son contraire. Cela veut dire que si l’amour, ou la vie, virtualise la mort, il ne l’accomplit surtout pas : au contraire, il la désactualise en la renvoyant dans le champ du possible. L’amour accepte la mort,
mais seulement comme un possible qu’il n’actualisera jamais de lui-même. Conclusion : il devient possible de distinguer en amour ce qui est imposture, et ce qui ne l’est pas. Par exemple, on peut penser que toute la littérature romantique du suicide amoureux n’est, d’une certaine façon, qu’une imposture. Et, a minima, une erreur confondant image et réalité, image virtuelle de soi préférée à la réalité de l’amour.
Il n’est peut-être pas demandé de vouloir dévoiler à tout prix les fraudes passionnées de la mauvaise foi. Ce serait peut-être contradictoire si l’on retient tout ce qui a été dit sur le nuage d’inconnaissance. Ne cherchons donc pas à ennuyer les vendeurs de soupe à faire pleurer dans les palais comme dans les chaumières. Il y a mieux à faire : maintenant, il reste à pressentir qu’il existe deux issues possibles à toute initiation selon le jeu entre amour et mort : une issue en « expansion d’univers », ouverte aux valeurs universalisables de la vie : et une issue opposée, en « réduction d’univers », égocentrique et mortifère puisqu’elle actualisera la mort en ne faisant que potentialiser la vie. Deux issues par lesquelles, chose bizarre, on peut passer en même temps – à l’image des particules quantiques avant toute mesure. Mais, on peut peut-être réussir à se rassembler suffisamment, en s’unifiant soi-même, pour passer, de préférence, par la meilleure issue.
Dans le temps de vivre, la meilleure issue de l’initiation saisit la mort comme potentialité tant que la vie est dans son actualité, dans sa présence ; et elle saisira la mort comme potentialité de vie au moment tragique où cette mort se sera actualisée en quelqu’un. On considérera donc la mort de l’autre, ou de soi, comme source potentielle de vie, mais source seulement lorsque la mort sera accomplie : elle ne cherchera donc pas à actualiser la mort, au
contraire, mais dés que la mort viendra par la force des choses, elle en fera source de vie. De l’autre côté, l’issue fatale de l’initiation suit horriblement la voie contraire : elle substitue à l’universalisation de l’amour le retournement égocentrique, et ce qui est alors actualisé est le refus de l’autre, le mépris, la haine, etc. Mais aussi la souffrance. Souffrance souvent non voulue, mais subie de toutes façons. Etant actualisés, le refus, le mépris, la haine, la souffrance, potentialisent la mort sous la forme du suicide ou du meurtre. Selon cette issue fatale, le syllogisme initiatique s’écrit alors :
Souffrir ou haïr (l’autre, soi, etc.) réellement implique vivre actuellement
Vivre actuellement implique virtuellement tuer
Souffrir ou haïr (l‘autre, soi, etc.) réellement implique virtuellement tuer.
Restons au plan initiatique : la logique du tiers inclus révèle que la liberté proposée à toute existence en son apprentissage initiatique n’est pas entre « vivre » et « mourir » – en cela, le choix est contraint par l’inéluctabilité de la mort – mais entre mourir et tuer. Et c’est là que l’on retrouve la tragédie de toute existence : comment vivre sans tuer ? Au niveau le plus basique de notre animalité, comment vivre sans se nourrir, et se nourrir sans tuer ? Toutes les morales humaines n’apporteront là-dessus qu’une réponse forcément incomplète. Autant que la recherche de la vérité, l’étude de la morale aboutit toujours à l’incomplétude. L’inéluctabilité du « meurtre » s’exprime également au niveau affectif et la littérature psychologique est remplie de constats et d’études sur les thèmes dits « oedipiens ». Après quoi, c’est aussi le constat des crimes, tueries, guerres civiles et internationales, génocides, dont l’Humanité n’est pas encore prête de sortir. Faut-il, là-dessus, garder le silence ?
Et, surtout, comment s’en sortir ? * Il y a une différence entre tuer et vouloir tuer. La même qu’entre faire la guerre et vouloir la guerre. Ne remarque t’on pas dans l’histoire que les meilleurs au combat sont ceux qui font la guerre sans l’aimer, sans la vouloir ? Pour ne pas vouloir la guerre, il fait avoir confiance, et avoir confiance, c’est faire foi. Foi ou confiance en soi comme en l’autre, comme pour équilibrer la balance et les colonnes du temple qui vont toujours (ou presque) deux par deux, tout en ayant besoin de contreforts. La foi donne raison pour agir, et c’est même ce qui permet d’accepter les épreuves où il est toujours demandé d’avoir confiance en soi comme en l’autre. Cependant, on a du mal à reconnaître que toute confiance, toute foi, ne s’établit et ne survit que par raison. Sinon « la » Raison, du moins une raison. C’est toujours une raison, sous de multiples formes, qui rend possible la foi. Non, les croyances. Les croyances découlent de la foi, et elles se situent aux niveaux en-dessous. Pourquoi confondons-nous encore foi et croyance ?
Foi et raison sont indémêlables, ne peuvent que s’appuyer l’une sur l’autre, et aller ensemble. Par exemple, dans sa tête chercheuse, l’homme ou la femme de laboratoire a foi dans son hypothèse ou sa théorie, et tente avec raison de la vérifier expérimentalement. D’une certaine façon, la foi, c’est la raison purement intérieure d’agir, tandis que la raison, ce n’est pas seulement la mesure de ce qui est à l’extérieur. D’ailleurs, l’extérieur commence à l’intérieur, dans ces représentations de l’extérieur souvent si bien intériorisées qu’elles préparent le regard. Exemple : Isaac Newton.
Stupeur des élites britanniques et mondiales découvrant vers 1930, dans une malle, l’importance que le génial découvreur de l’attraction universelle accordait à l’alchimie ! Avant qu’elle reçoive la pomme sur le sommet du crâne, la tête d’Isaac avait été imprégnée d’images suggérant des attractions immatérielles, à distance entre corps et substances. Un peu comme en amour. Tout le contraire des images de belle mécanique familières à René Descartes imaginant des tourbillons bien matériels pour expliquer la pesanteur. Descartes réfuta ainsi savamment ce pauvre Galilée, lequel n’en avait sans doute pas assez des foudres vaticanes, au demeurant plutôt molles. Il disposait de quantité de bonnes raisons pour expliquer qu’il ne pouvait y avoir de pesanteur dans le vide. Au Vatican, c’est un Dieu certes tout-puissant, mais désormais taciturne, qui tenait la place des tourbillons.
Dans le domaine de l’esprit, celui du sujet, les pensées prennent corps en prenant forme. Pour les pensées et les idées qui prennent corps, les croyances sont des vêtements, tandis que la foi est la peau. C’est la peau du sujet. Il est assez joyeux de penser que l’on peut changer de croyance comme on change de vêtements, et qu’il préférable de passer, en temps en temps, les vêtements et les croyances au lavage afin d’éviter que la pensée ne porte des choses devenues trop sales. Les croyances, çà se nettoie. La peau aussi, mais on conviendra qu’il n’est pas envisageable de changer de peau, à moins de devenir écorché vif en attendant la greffe. La métaphore des vêtements et de la peau permet aussi d’envisager une heureuse nudité de la peau de la pensée. Sous condition d’un judicieux environnement ? Il est parfois demandé aux naturistes de croire qu’il ne fera jamais trop froid, ou qu’il n’y aura jamais de moustiques. Cela relève bien de la croyance en été, et jusqu’en Laponie.
Les rituels de l’initiation sont désormais pour la plupart assez raisonnables pour ne pas demander aux apprentis de changer de
peau. Mais il y eut, et il y a encore, d’affreuses exceptions : les temps passés ont connu d’atroces et sanglants rituels sur lesquels il vaut mieux faire silence, et l’on sait qu’il existe encore des pratiques infâmes, cruelles et mutilantes, comme celle de l’ablation du clitoris ; ou parfaitement oiseuses, comme celle de la circoncision. Dans la prise en compte de la totalité de la réalité humaine, on ne peut éviter de trouver des choses sales et malsaines. D’où, quoiqu’on dise, l’opportunité de nettoyer tout çà. Finalement, les plus initiatiques des rituels exigent toujours des postulants qu’ils se dépouillent, lavent la peau de leur pensée, puis s’habillent opportunément. C’est élémentaire, et les enfants, les adolescents et les adultes les plus rebelles au savon, à la laine, ou au tablier protecteur ne pourront y échapper. En cela seulement, il n’y a pas d’alternative.
Pour symboliser le passage obligatoire par le dépouillement, le lavage et le rhabillement, le symbolisme de la Franc-Maçonnerie utilise en premier lieu la tradition universelle des quatre éléments : la Terre, l’Air, l’Eau et le Feu. Avec ces éléments symboliques, on
peut imaginer de multiples correspondances avec d’autres notions également élémentaires. Choisissons celles-ci parmi tant de possibles : la Terre est la matière, précisément la matière première dont parlent (en latin, bien sur) les alchimistes. ; l’Air est l’esprit, dont les traditions disent qu’il est un souffle : « l’esprit souffle où il veut ; et tu entends sa voix, et tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va » ; l’Eau est la Foi, c’est la puissance qui coule de source, la plus humble, la plus multiforme et la plus égalisante ; et le Feu est la Raison. C’est l’élément qui éclaire, d’où les Lumières de la Raison, « la raison éclairant le monde » à l’entrée du port de New-York, etc. La correspondance entre le Feu et la Raison se justifie également par le lien entre amour et raison, l’amour n’étant pas déraison, mais au contraire logique et raison à plus haut degré.
En filant plus loin la métaphore, on dira que toute croyance – mélange de foi et de raison – c’est bien le mélange de l’eau et du feu. Quelque chose d’énergétique, comme l’avait dûment remarqué le très sérieux Sadi Carnot (1796-1832) en menant à l’époque de la machine à vapeur ses « Réflexions sur la puissance motrice du feu ». De fait, considérée sous l’image de l’eau chauffée par le feu d’une raison quelconque, la croyance répond à la soif d’être ou de demeurer ceci ou cela, selon une raison particulière, et qui « tient à cœur ». Mais, c’est aussi une soif potentiellement explosive si quoi que ce soit la bloque sur une chose, et en empêche l’expansion et la détente. C’est la détente de la raison de vouloir être ou demeurer ceci, par exemple, le champion du monde de tennis sur tables de la Loi – ou cela, la plus belle des Miss nourries à l’extrat de rose transgénique, qui libère le passage à autre chose. Sans quoi, l’issue sera comique, puis tragique. Une vie qui se bloque sur ceci ou cela accumule la souffrance et potentialise le tragique du suicide : violence contre elles-mêmes des personnes qui ont, pour telle ou telle raison (et il existe parfois, hélas, de justes raisons à ce propos) perdu foi en elles-mêmes et désespèrent à cause d’une croyance soutenue par ces puissantes raisons, extérieures ou intérieures, qui continuent de la chauffer.
A vraiment s’inscrire dans la recherche de la vérité, la bonne conduite du feu chère aux mécaniciens comme aux alchimistes conduit la Raison à n’éclairer et chauffer que la Foi, non les croyances. Entreprise interminable : c’est choisir, comme le dit Charles Baudelaire dans Les bienfaits de la lune, « l’eau, les nuages, le silence et la nuit ; la mer immense et verte ; l’eau informe et multiforme ; le lieu où tu ne seras pas ; l’amant que tu ne connaîtras pas… » Et c’est cela qui exige la maîtrise.
La foi, comme l’eau, change de forme en tout ce qui la contient, et
elle change de forme sous le souffle de l’esprit, devient force de vagues, et non plus miroir. Puis, elle redevient calme et miroir. Elle demeure « telle qu’en elle-même l’éternité la change ». Elle est l’éternité de l’eau en conscience se formant en croyances. C’est sur les plages, sur les rivages, que l’on entend le mieux les croyances. Elles viennent s’épuiser sans fin sur le sable, et leur soudain silence éclaire en nous, comme sous la lune, la rumeur infinie de l’eau et de la nuit.
L’éclat d’une vague
Rumeur en silence d’ombre
Lune sur la mer;
Fugue sur l’épreuve en double contrainte de savoir et de secret
« Les hommes, quoiqu’ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir, mais pour commencer quelque chose de nouveau » (Hannah Arendt) Ce commencement, initium, s’appelle donc aussi bien initiation, et il demeure tout bêtement inutile de vouloir définir toute forme d’initiation autrement que comme « commencement de quelque chose de nouveau ». Ce faisant, on ne séparera pas non plus le mot initiation du mot vie (ou existence) humaine ; et on ne séparera pas davantage vie humaine et épreuve dans « l’être-là ». En bref, disons sans craindre la banalité – « banalité du mal », chère Hannah ? – que toute épreuve dans le temps de l’existence est fondamentalement une épreuve initiatique : elle est toujours le « commencement de quelque chose de nouveau ».
Reprenons l’exemple de la franc-maçonnerie comme pratique d’épreuves dites initiatiques, au premier desquelles est le passage
par le cabinet de réflexion, lors des épreuves d’admission en loge. Enfermés seuls dans ce cabinet, les candidats se sentent observés par les orbites noires et vides d’un crâne (parfois factice) posé sur la table devant laquelle on les a menés les yeux bandés. Cet objet peu convivial, objectivement taciturne et pourtant « parlant », les conduit plutôt à vite détourner les yeux pour contempler diverses choses un peu moins violentes, mais toujours « parlantes », sur les murs du « cabinet de réflexion ».
Parenthèse ornementale distrayante : une efficace organisation spatiale des temples maçonniques incite parfois leurs plus ou moins Grands Architectes à placer dans la même trame spatiale desservie par un couloir, les cabinets de réflexion et les toilettes. Si bien que l’on a pu lire à la porte d’un couloir, au siège d’une grande obédience, cette inscription singulièrement annonciatrice de dures épreuves : « Toilettes et cabinets de réflexion ». Fin de la parenthèse.
Parmi les images symboliques et les sentences inscrites sur les murs noircis des cabinets de réflexion, figure en particulier cet avertissement : « Si la curiosité t’a conduit ici, va t’en ! ». Pour la plupart des imminents récipiendaires, cette annonce apparaît d’abord un élément de mise en scène en lien avec la tête de mort. Ils y voient donc un procédé de mise en condition, une sorte de « bizutage ». Les plus instruits se souviennent des pratiques coutumières d’autres organisations plus ou moins secrètes qui utilisent la menace et le serment pour « tenir » leurs membres. Genre dranghetta, camora, mafia, ena, etc. Donc, pas de quoi pavoiser quant au « message initiatique ».
Pourtant, lorsqu’on s’attarde sur ces mots menaçants, il vient désagréablement à l’esprit qu’ils sont en fait totalement incongrus. Celui (ou celle) qui les lit à cet instant, est déjà sinon dans l’incapacité, du moins dans une grande difficulté pour, effectivement, s’en aller. Et surtout, il lui est impossible de ne pas
ressentir légitimement un minimum de curiosité. N’avoir aucune curiosité en un tel lieu, et avec tout ce qui s’y présente, serait faire preuve d’une parfaite aporie mentale. Peut-on alors imaginer que cette injonction qui apparaît comme contradictoire se veut réellement comme telle ? Il s’agirait alors de ce que l’on a pris coutume d’appeler une double contrainte.
C’est à l’Ecole de Palo Alto, et en particulier à Gregory Bateson, que l’on doit la mise en évidence de la notion de double contrainte. Celle-ci consiste à imposer à autrui, en une seule exigence, deux obligations simultanées qui s’opposent radicalement dans un contexte dont il est impossible de sortir, ce qui est assez largement le cas des postulants dans le cabinet de réflexion : « l’obligation de l’une contient l’interdiction de l’autre, ce qui rend impossible la satisfaction de la première obligation autant que de la seconde ».
Nul besoin d’une situation dramatique pour vivre une double contrainte, la vie ordinaire suffit. Ce sont, par exemple, les injonctions du genre : « Défense de lire (ou de regarder) ceci », « Ne pense pas à çà », « n’oublie pas d’être spontané », etc. Les variations musicales et culturelles des doubles contraintes ont inspiré nombre de plaisanteries, comme celle opposant, dans la relation à leur fils (ou fille) la « mère corse » (« si tu ne m’aimes pas, je te tue ») à la « mère juive » (« si tu ne m’aimes pas, je me tue »). Le sourire n’est plus de mise lorsque la double contrainte est utilisée d’une façon horriblement perverse dans des tragédies atrocement réelles : on citera le « choix de Sophie », celui de la jeune maman sommée par le bourreau nazi qui la désire de choisir entre ses deux enfants lequel sera tué pour l’autre soit sauvé. Choix impossible sans ravage absolu de tous côtés.
Retour dans le cabinet de réflexion des loges : que décide le postulant face à l’impérieuse inscription : « Si la curiosité t’a conduit ici, va t’en » ? Evidemment, il va rester. Il ne peut, ni ne veut s’en aller, et il pressent aussitôt qu’il ne sera pas le premier à ainsi transgresser. Car, en restant, il doit aussi ipso facto s’avouer curieux, et il doit en conséquence se préparer à assumer sa transgression. Il ne peut faire alors autrement que d’ignorer faussement l’injonction, et cette première réponse sera effectivement conforme à ce qui se passe toujours dans le très classique exemple de double contrainte cité par l’Ecole de Palo Alto : « Ignorez ce que vous lisez là ». L’inscription interdisant la curiosité ne dit finalement pas autre chose, et c’est pourquoi il faut également faire semblant de l’ignorer. Reste alors à découvrir pourquoi les loges maçonniques s’amusent à ce petit jeu d’affichage d’une double contrainte purement symbolique, mais qui contraint néanmoins les postulants à devoir ignorer faussement ce qu’elles disent, comme au Grand Guignol, sur des murs soigneusement noircis au dessus d’une tête de mort.
Pour peu, la situation serait la même que dans le jeu immémorial de séduction qui consiste, comme nul ne l’ignore entre partenaires qui se cherchent, à exaspérer le désir nourri par l’autre en exhibant, ou laissant entrevoir, ce qui est le plus immédiatement interdit à sa curiosité et à l’accomplissement de son désir. Ce que les loges exhibent dans le cabinet de réflexion en lien avec l’interdiction d’être curieux est largement constitué d’objets, d’inscriptions et de représentations évoquant la mort. Si le postulant découvrir que tout cela est une double contrainte, que tout l’appareillage du « cabinet de réflexion veut dire finalement : « oublie ce que je te montre », il sera parvenu illico au deuxième degré ! Rassurons-nous : apparemment, nul ne parvient aussi vite à
dépasser le degré d’apprenti. Plongé dans le cabinet de réflexion, on ne peut, en fait, que demeurer au premier degré. Normal. Les rituels doivent être vraiment initiatiques, et donc commencer par le commencement et aller très progressivement. Ils ne vont d’ailleurs pas cesser de « re-présenter », d’une façon ou d’une autre, des symboles, récits, images évoquant la mort. En cela, la franc-maçonnerie ne se sépare, ni des religions, ni des mafias, ni même des traditions militaires : elle s’inscrit apparemment dans le lot commun des institutions utilisant des représentations morbides pour accueillir leurs membres en les impressionnant.
Ne parlons pas, pour l’instant, des besoins institutionnels, en toute société, de représentations morbides : on y reviendra plus tard. Restons en au décryptage des premiers instants où le futur apprenti franc-maçon se confronte au symbolisme de l’initiation au premier degré. L’intention que suivrait ainsi « l’épreuve de la terre » serait-elle de montrer que la prise de conscience de la mort le met nécessairement face à une impossibilité ? Impossibilité qui justifierait totalement qu’il se taise, et garde le silence ? Les deux obligations qui se contredisent – l’une de voir ; et l’autre de n’être aucunement curieux de ce qui est donné à voir – n’accordent effectivement qu’une seule issue : le silence sur ce que l’on a vu. Non pas seulement le silence de la bouche, le silence à la place des mots que l’on n’a pas à prononcer, mais plus encore le silence dans l’esprit, c’est-à-dire l’absence de mots, la parole que l’on n’arrive même pas à trouver, le « blanc » dans la pensée…
***
Si elles pouvaient être parfaitement logiques et cohérentes dans la transmission de leur initiation, les loges maçonniques n’accorderaient pas, sans doute, le passage au degré supérieur à tout apprenti n’ayant pas montré humblement pourquoi il devait se taire. Mais les obédiences et les loges sont aussi des institutions, et toutes les institutions doivent huiler leur fonctionnement par de
la complaisance occasionnelle à l’égard de leurs membres. Sans quoi, « çà coince ». Le rituel fait dire à l’apprenti : « Je ne sais, ni lire, ni écrire, je ne sais qu’épeler. Donnez moi la première lettre, je vous donnerai la suivante ». En général, l’apprenti répète cette déclaration assez surprenante, mais il n’en croit, évidemment, pas un mot. Certes, il n’ignore pas qu’il ne sait pas grand chose de la tradition des loges et de leurs pratiques, mais il demeure convaincu de bien savoir lire, écrire, parler, et donc savoir utiliser les mots. Ce qu’il accepte bien, par contre, c’est de se taire. Il pense assez naturellement que c’est plus prudent pour lui. Bien vu. Au dessus de lui, c’est jugé suffisant, et il va pouvoir grimper au second degré.
L’exigence que les loges devraient manifester à l’égard de leurs apprentis ne relèverait-elle pas, en réalité, d’une nouvelle double contrainte ? Comment, dit en quelques mots, les apprentis peuvent-ils sortir du silence en exprimant un non-savoir ? Comment instruire un apprenti de telle sorte que ce soit librement qu’il dise : « je sais que je ne sais pas » ? Une telle instruction est impossible sans passer par l’enseignement du doute méthodique : retour à Descartes. Vouloir organiser la transmission du doute méthodique, et donc systématique, et du « non-savoir » s’ouvrant en silence à l’accueil de réalités indicibles ne serait-il pas, pour toute institution, une outrecuidance, une croyance outrancière, dépassant les bornes ?
Quelles bornes ? Dans les sciences, les bornes sont celles de la mesure expérimentale, et ces bornes sont extérieures aux institutions scientifiques ; dans les religions, les bornes sont à l’intérieur, statutaires, « identitaires » : ce sont les énonciations des dogmes et de la Doctrine ; en franc-maçonnerie, les bornes statutaires s’appellent des landmarks, et plus largement le respect du rituel. En cela, la franc-maçonnerie est comme une religion. Disons généralement qu’une institution avec des bornes à l’intérieur, statutaires, peut « gérer » l’acquisition d’une connaissance formelle, non pas le doute sur des connaissances formellement acquises et probablement fausses. Le doute est ingérable lorsqu’il fonctionne comme un tourbillon qui se creuse au fur et à mesure qu’il se développe. Or, une institution qui se veut initiatique ne devrait-elle pas fondamentalement douter d’elle-même ?
Institution initiatique, cela ressemble à un oxymore. Instituer, c’est poser, fonder, établir une réalité qui ne bougera pas ; tandis que initier est, d’une façon ou d’une autre, accompagner un voyage. Une institution initiatique acceptant le doute semble a priori une chose voulant une chose et son contraire. Même contradiction que chez les Ecoles philosophiques sceptiques : autant les idées qu’elles portent peuvent se montrer vivaces sans avoir besoin d’elles, autant elles-mêmes se rongent de l’intérieur avec le doute qu’elles portent. Car le doute est inévitablement rétroactif sur « l’institution ».
En thème incident, on remarquera qu’il existe en franc-maçonnerie une rupture radicale entre une tradition « régulière », avec landmarks, c’est à dire des choses à ne jamais mettre en doute ; et une autre tradition, « libérale », qui refuse les landmarks mis à l’origine. L’une est réellement fidèle à sa tradition la plus formelle, et elle est apparemment solide institutionnellement en se bornant. Avec des œillères comme les chevaux ? L’autre refuse les landmarks mais garde des bornes en conservant les rituels. Contradiction ? Cette tradition plus « libérale » semble réellement plus fragile. Mais potentiellement plus initiatique ? Retour à la logique du Tiers inclus : la franc-maçonnerie sans landmarks n’est peut-être pas actuellement la plus « initiatique », mais il semble bien qu’elle le soit virtuellement, en puissance, puisqu’elle accepte de vivre de plus fortes contradictions, et donc davantage tenter de « réunir ce qui est épars ». Encore faut-il qu’elle en soit convaincue, et qu’elle ne substitue pas d’autres œillères à celles qu’elle a rejetées. Fin du thème incident.
En fait, ce qui va initier l’apprenti, c’est peut-être moins la découverte des symboles dits maçonniques, lesquels sont visibles dans les arts depuis l’Antiquité, mais le fonctionnement de la loge. L’apprenti va d’abord découvrir que celle-ci mène en général ses travaux selon deux scénarios antagonistes : soit celui des oppositions récurrentes ; soit celui du cercle d’admiration mutuelle. Rien de nouveau sous le soleil de midi à minuit. Existe t’il d’ailleurs une institution humaine qui ne fonctionne alternativement en opposition récurrente et en cercle d’admiration mutuelle ? Ceux qui prétendraient le contraire en déclarant, par exemple, que les armées parviennent à y échapper, devraient mieux s’interroger sur la récurrente « indispensabilité », entre manœuvres et combats guerriers, des défilés et des beaux uniformes avec des trucs dessus qui brillent en or. Sans parler, ni des Cours de Justice avec perruques et manteaux d’hermine ; ni des cercles académiques, avec palmes et lauriers ; ni des cérémonies des Oscar, César et autres trucs bizarres.
Le moment le plus formateur pour l’apprenti ne serait-il pas celui où la loge passe d’un scénario à l’autre ? Il doit se taire, et il ne peut pas intervenir. Il doit laisser s’accomplir soit le passage de l’admiration mutuelle aux oppositions récurrentes, soit l’inverse. A chaque passage, obligatoirement, quelque chose se rectifie. A ce moment, on est au cœur d’une formule essentielle de l’initiation à laquelle allusion a déjà été faite (dans le Prélude sur arrêt) : « Visita
Interior Terrae Rectificando Invenies Occultum Lapidem ». « Visiter l’intérieur de la terre et en rectifiant (mais quoi ?) trouver la pierre cachée » constitue une énigme et, naturellement, les interprètes foisonnent. Les uns mobilisent l’ésotérisme alchimique, ce qui prend du temps puisque ces enseignements revendiquent l’obscurité sous la raison imparable de préservation de l’Art Royal d’une utilisation perverse. Pour d’autres interprètes, plus nombreux, c’est l’appel socratique au « connais-toi toi-même ». Enfin, quelques uns, plus rares, notent que la sentence a quelque chose à voir avec un « hadith » du Soufisme : « J’étais un trésor caché et j’aspirais à être connu, alors j’ai créé le monde », et avec d’autres traditions mystiques, comme celle des Fidei d’amore illustrée par Dante. De fait, ce qui rapproche Dante des alchimistes comme des introspectifs, est la descente aux Enfers.
Il se peut que la tradition alchimique, la méthode socratique, la tradition soufie ou celle des Fidèles d’Amour s’accordent sur un point essentiel. Selon le rituel maçonnique de l’épreuve de la terre, et selon la tradition de l’ésotérisme alchimique, la terre, c’est soi. Tradition socratique et tradition alchimique peuvent ainsi s’accorder, et l’œuvre remarquable de Carl Jung est légitimement évocable à cet égard. Mais, si l’on suit l’idée de descendre en soi, nous ne sommes pas près d’en finir avec la double contrainte. D’abord, on l’a vu, c’est celle du « Si la curiosité te pousse ici, va t’en ». Ce qui s’impose alors est la transgression, mais une nouvelle double contrainte s’interpose : l’exigence première, initiale, de l’introspection se révèle celle du respect : il y a du « sacré » à respecter immédiatement dans la descente du côté de notre origine. Et le sacré, c’est tabou : on ne franchit pas la limite du sacré.
Pourquoi cette exigence paradoxale du respect, autrement dit du sacré, dans l’introspection ? La descente en soi mobilise nécessairement quantité de souvenirs : de soi, et des autres autour de soi, au fur et à mesure que l’on descend en mémoire profonde. Mais les souvenirs sont des représentations, des images effaçables. Apollinaire en parle simplement : « Les souvenirs sont cors de chasse, dont meurt le bruit avec le vent ». Comment être certain, chasseur en bel habit rouge ou non, du son du cor à la limite du silence, là où le
vent de l’esprit souffle où il veut ? « Et tu ne sais, ni d’où il vient, ni où il va ». S’y mêle le bruit de la pluie du jour présent perlant en vives grisailles sur tapis de feuilles mortes. Comment alors savoir que les représentations en mémoire sont vraies, sincèrement vraies, et non de belles élévations illusoires, des mirages ? Ces souvenirs que l’on ramène en conscience, nous les reconstruisons forcément à partir de bribes. S’il demeure autour de soi, dans la famille, des témoins vivants du même passé, et qu’on les interroge, c’est l’étonnement de constater qu’ils n’ont pas les mêmes souvenirs des mêmes événements, ayant gardé d’autres bribes. Et si, faute de témoins, on va chez un psy, on ne retrouvera chez lui, nécessairement, que le silence : le psy écoutera, mais ne dira rien. Car, il n’a rien à dire.
En toute descente en soi, on reste forcément seul avec nos représentations, notre « verbalisation » du passé. C’est alors que se découvre la notion de secret dans toute sa puissance : nous découvrons que nous serons toujours seuls à savoir ce que nous sommes, et ce que nous sommes, nous n’en saurons jamais grand chose. Il y a ainsi en chaque être une part immense d’inconnu qui impose le simple respect du à ce qui est à la fois immense et inconnu. Et qui peut, d’ailleurs, faire peur. Retour, de nouveau, au nuage d’inconnaissance. Certes, on peut « remuer » le passé. Mais que fait-on après l’avoir si bien remué ? D’ailleurs, que fait le « psy » avec tout cela qu’on a bien remué en lui parlant ? Osons le dire : il n’en fait toujours « rien », car il n’y a « rien » à en faire. On a donc parlé pour rien ? Mais, si l’on découvre qu’on a parlé pour rien, rien n’est perdu ! Au contraire, car on découvre également, si le psy – ou l’autre – a su écouter sans rien dire, et que l’on a aimé, justement, qu’il n’ait rien dit en acceptant d’écouter seulement, que ce silence était justement façon d’être présent et de communiquer par la présence, davantage et autrement que par les mots.
Ce qui fait double contrainte dans l’introspection, sera donc à
jamais la nécessité contradictoire de vouloir savoir ce qui fut, et de devoir respecter en même temps le secret d’un passé qui s’éloigne de plus en plus, voilé d’inconnaissance. Sans doute ne surmontons-nous finalement cette contradiction que par la prise de conscience d’un étrange devoir : celui de bien inventer si l’on ne peut pas trouver. En langue française, on dit d’ailleurs traditionnellement de celui qui découvre un trésor qu’il est son inventeur. Les italiens ont également ce proverbe dont le cynisme n’est que d’apparence : si non é vero, é ben trovato. C’est assurément lorsqu’on ne peut plus distinguer l’appel des souvenirs dans le bruit du vent et de la pluie, que survient l’émergence d’une autre exigence dans le temps du silence, au cœur de la volonté d’écouter encore : c’est soi-même qu’il faut inventer.
L’appel à l’invention de soi qui a lieu dans l’introspection a également lieu en tous les échanges et liens affectifs : en famille, dans les réseaux d’amitié, ou en loge, et dans l’échange amoureux, en couple. La même « double contrainte » de tout remuer et de ne rien toucher en l’autre est, de fait, le propre de tout amour. La double contrainte du savoir et du secret atteint alors toute sa puissance parce que le désir de soi et de l’autre porte également sur des représentations de choses, de circonstances, d’êtres qui ne pourront jamais – et fort heureusement – livrer leur secret. Secret toujours à rechercher, à respecter, tout restant à inventer. Représentations de soi et de l’autre que donc nul, pas même soi, ne peut « avoir » ou posséder, à
l’identique. Si, dans l’instant présent, ces représentations, ces comédies humaines peuvent s’échanger comme des secrets – c’est dire des interrogations et non des certitudes – elles ne sont appropriables qu’à un instant passé, jamais plus présent, et seulement et imaginairement « représenté ».
Exemple au plus près, s’il faut dire encore plus clairement les choses : comment prétendre « posséder » le souvenir, la représentation de qui était alors pour nous à la dimension d’un univers : ce corps maternel dans lequel nous étions avant de naître et qui, après la séparation de la naissance, nous a encore nourri, tout en laissant de plus en plus de tiers s’inclure dans la dualité, celle-ci nécessaire à l’origine, puis de plus en plus insuffisante ? Faut-il en conclure qu’ensuite tout échange initiatique par excellence, comme celle de tout enfant à sa mère, doit prendre source dans un « milieu » en dimension d’univers ? Et cela en toutes les formes imaginables de fraternité, de solidarité, d’amour ?
Que faut-il alors rectifier selon la double contrainte du savoir et du secret dans l’introspection, ou en loge ? Simplement, sans doute, la volonté aberrante de vouloir savoir « qui » on est, de vouloir savoir « qui » étaient nos parents, nos proches. Il faut rectifier ce que nous voulons savoir, en construisant notre savoir sur le respect de l’immensité de l’inconnu à l’intérieur de soi comme de l’autre. La rectification concerne donc l’intention, la volonté du savoir. Elle va consister à ne plus se demander ce que nous sommes, mais ce que nous voulons. Cela se justifie pragmatiquement et fort simplement par la notion de temps et d’irréversibilité. La naissance nous a rejeté du lieu de notre conception organique, lieu qui fut pour quelques mois notre univers, et l’acte de naître a bien eu lieu par poussée au dehors selon cette irréversibilité qui est le propre du temps, maître de toutes choses et de toutes vies. C’est le poète Paul Eluard qui eut, à propos du sexe féminin, peut-être la parole la plus initiatique : « Et la porte du temps ouverte entre tes jambes… ».
Il nous reste alors commencer à comprendre en tant qu’apprenti que si nous sommes aussi intensément curieux de tout ce qui touche à la mort, c’est aussi parce qu’elle est la seule « chose » dans le temps que nous pourrons réellement et définitivement nous approprier. A cette condition : que ce soit notre propre mort, et celle-là seulement. Non pas la mort des autres. Vouloir s’approprier la mort des autres n’est qu’une idée de malade, et c’est pourtant l’idée de tout un tas de grandes institutions : Etats, toutes les religions encore plus ou moins sacrificielles, et aussi nombre d’institutions de marché. C’est pourquoi, il est impossible de ne pas en parler maintenant.
Que la vie et la mort des autres puissent devenir frauduleusement appropriables est ce qui a complètement perverti la notion même de sacré. Or, c’est ce que dramatiquement ne peuvent éviter de vouloir les Etats, les religions instituées et les grandes institutions financières et commerciales : les états et pas seulement les plus totalitaires, les plus impérialistes, les plus colonisateurs ; les religions instituées et pas seulement les plus sacrificielles ; les financiers et les marchands, et pas seulement les marchands d’armes, les esclavagistes et les trafiquants d’organes. Nous ne pouvons pas fermer les yeux, ou jouer à l’autruche : la réalité permanente et collective, c’est l’empire universel de la violence, de la soumission à la loi du plus fort. Mais, de cela, nous ne supportons, collectivement, qu’une infime prise de conscience, et nous nous soumettons si bien à la mauvaise foi de toutes ces institutions que nous la cultivons par nous-mêmes.
La réalité : tous les états de la terre ont été initialement fondés sur des meurtres et des massacres. Il n’y a pas d’exception. Tous les Etats pratiquent la mauvaise foi et la manipulation des consciences. Plus grand l’Empire, plus immense la mauvaise foi. La mauvaise foi est ce qui met le sacré où il n’est pas, tandis qu’elle profane ce qui devrait être sacré. De même dans les religions instituées, soit qu’elles se présument universelles, soit qu’elles veulent rester frauduleusement encore mêlées à une race ou un territoire. Quant à la fable de la liberté du commerce, il faut observer dans l’histoire, jusqu’à maintenant, à quel point le grand commerce maritime n’a jamais fleuri que derrière les canonnières, croiseurs, cuirassés, porte-avions ; et comment les grandes routes
terrestres, route de la soie et autres, ne se sont ouvertes que sous « protections » des armes, escortes, passeports et péages à la tête du client. Si nous croyons à ce que les grandes Institutions liées à l’argent et aux armes nous racontent, ce ne peut-être que de mauvaise foi. Peut-être nous faut-il alors des lieux hors du temps où tenter d’exprimer une recherche de bonne foi sous l’invocation sans doute naïve, mais fondatrice, d’une absolue liberté de conscience.
L’institution maçonnique est née au début du 18ème siècle dans la religion chrétienne. Cela se passa alors qu’une guerre politico-religieuse opposait les partisans catholiques des Stuarts, évincés du trône d’Angleterre, aux partisans protestants des Hanovre venus des Pays-Bas pour prendre la couronne. Dans les conditions historiques et idéologiques de sa naissance, la franc-maçonnerie ne pouvait que demeurer axée sur l’idée centrale d’un mécanisme sacrificiel, mort et résurrection, à l’image du christianisme. Les chrétiens qui se voulurent francs-maçons ne voulaient pas créer une nouvelle secte protestante, et ils évitèrent donc de réemployer l’image du Christ. La pensée philosophique et théologique de Leibniz aidant, ils reprirent la tradition médiévale des loges de bâtisseurs, et c’est l’idée d’un « architecte » à sacrifier dans un troisième degré ajouté aux deux degrés traditionnels des loges. Pendant quelques années, il y eut la concurrence entre deux figures : l’une connue, Noé, le constructeur de l’Arche ; et celle d’un outsider, Hiram, présumé architecte du Temple de Salomon. La figure de Noé privilégiait les travailleurs du bois plutôt que les maçons. On connaît le résultat : ce sont les maçons qui ont gagné. Symboliquement, bien sur.
Certains diront que toute cette histoire n’a plus aucun intérêt et que l’on perd son temps. Ce n’est pas certain. Les récits et les mythes impliquant mort et résurrection sont par essence ambivalents et d’une grande puissance, que ce soit dans l’imaginaire collectif des sociétés, ou dans l’imaginaire personnel. En fait, dans ce qui permet toute cooptation. Les loges maçonniques ont pratiqué d’emblée la cooptation, mais là aussi, elles n’ont témoigné d’aucune originalité dans la méthode, seulement quant au fond symbolique organisant les règles de
cooptation, moyen le plus paisible de se réunir. Et c’est là que l’on touche au point essentiel : la cooptation est la procédure incontournable par laquelle les individus plongés dans de violents antagonismes vont reconnaître ce qui les lient profondément les uns aux autres, soit dans le jeu des oppositions récurrentes, mais constructives ; soit dans le jeu des cercles d’admiration mutuelle, mais restant lucides.
La pratique de la cooptation est universelle, et ce qui change dans ce jeu est uniquement le contenu symbolique qui attire ou repousse, accueille ou exclut. C’est le contenu symbolique qui va, dans une première hypothèse, justifier une forme humaniste, laïque et philosophique, peut-être poétique, ou encore religieuse, de cooptation. Si c’est une forme religieuse, au sens latin de religare et non de religere ou relegare, elle sera plutôt celle d’une religion tolérante, aimante et ouverte à la vie, du genre de « La profession de foi du vicaire savoyard » du cher Jean Jacques Rousseau, l’un des premiers pédagogues. Il y faut donc un contenu symbolique ouvert, constructif et donc susceptible de quantité de libres expressions ou élévations personnelles et collectives.
A l’inverse, le contenu symbolique peut promouvoir une forme de cooptation plutôt sectaire, dogmatique, élitiste, voir grandiloquente ou raciale. Le contenu est alors potentiellement mortifère dans le cadre d’un culte initialement éthique, mais bientôt purement aristocratique, disons du genre «Chevaliers du
Graal » ou « Parsifal ». Osons le dire, même si la musique en est splendide. Dans cette voie, il y a critiques et réticences à avoir, sans toutefois devoir nuire à la liberté d’expression puisque, si l’on en venait cela, on trahirait le principe de liberté.
Dans une troisième hypothèse, on présumera que le contenu symbolique, quel qu’il soit, ne changera pas grand chose à presque rien : il sera considéré et utilisé d’une façon telle que les choix de cooptation viseront seulement à nourrir une sociabilité sélective, de bon aloi. Au sens initial et monétaire de l’expression ? La cooptation sera complaisante, voire communautariste. Cela réussira à créer des milieux homogènes dont tous les membres se considéreront en excellente compagnie, partageant les mêmes images, les mêmes mots, les mêmes petites histoires. Disons des clubs. On en connaît de merveilleusement confortables dont on n’évitera de savoir s’ils sont futiles, genre Association des Collectionneurs de Lampes d’Opaline Couleur Gorge de pigeon ou Comité de parrainage du Conservatoire des Tabliers Maçonniques Brodés au Fil d’Or du 37ème degré de la Stricte Observance Teutonique. Le must, sans doute, dans la cooptation entre initiés.
Pour conclure sans trop de fausses notes cette fugue sur l’épreuve en double contrainte du savoir et du secret, on reviendra sur le thème central de mort et résurrection, et on ne se demandera pas s’il s’agit de la mort du Christ, d’Hiram ou des dernières victimes du dernier terroriste. On prendra le discours d’Henri Corbin qui, dans son livre sur L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn ‘Arabi, étend à sa mesure universelle le récit chrétien du matin de Pâques. C’est de nouveau le thème du « secret de l’amour qui a vu ». Retour à l’objet qui symbolise à l’extrême la double contrainte du savoir et du secret : le cadavre de l’Etre aimé. « Il faut avoir le courage de
regarder jusqu’au fond du tombeau pour savoir qu’il est bien vide et que c’est ailleurs qu’il faut, Lui, le chercher. Le suprême malheur pour le sanctuaire est de devenir le tombeau scellé devant lequel on monte la garde, et on ne le fait que parce qu’il y a là un cadavre. C’est pourquoi le suprême courage est de proclamer qu’il est vide, courage des renonciateurs aux raisons d’évidence et d’autorité, parce que la seule preuve qu’ils détiennent (du vide du tombeau) est un secret de l’amour qui a vu ».
Devant une tombe, « c’est ailleurs… qu’il faut chercher ». C’est l’appel au voyage, voyage de compagnon ou de compagne. Si l’on suit la logique du Tiers inclus, Henri Corbin veut actualiser, rendre présente et effective, avec le « secret du cœur qui a vu », la puissance de l’amour lorsque cet amour virtualise la réalité de la mort à son égard. Cette volonté-là ne nie pas la mort, elle en reconnaît toute la puissance, mais, justement, elle ne l’a reconnaît que seulement en puissance. A cette fin, elle n’a besoin que de l’effectivité de l’amour.
Devant les tombes, y compris celle du Soldat Inconnu, c’est toujours un savoir paradoxalement fait d’ignorance – La docte ignorance, selon Nicolas de Cuse ? – qui dit, mais seulement sous le signe du secret, que toutes les tombes sont à considérer sans aucune illusion comme vides. Les apprentis francs-maçons, et pas seulement eux, peuvent alors comprendre pourquoi, s’ils participent dans un cimetière à un rituel de chaine d’union de deuil, le rituel ose la circulation à voix basse des mots : « Rien ne meurt,
tout est vivant ». Mais il est d’autres manifestations tout aussi belles de cette foi commune qui transcende toute religion particulière et tout athéisme. Le mot manifestation révèle ce qui importe vraiment, et la philosophie contemporaine le confirme sans doute lorsqu’elle affirme que la « vie » en tant que telle, est l’essence de la manifestation. « Avez-vous quelque chose à me communiquer ? ». La « vie » est effectivement ce qui se communique le mieux.
Fugue en contrepoint renversable, sur amour et mort
Qu’est-ce qui nous trouble le plus ? En toute jeunesse d’être, l’exhibition d’une tête de mort et d’ossements humains vaut, sans aucun doute, celle d’un sein, d’une cuisse ou d’un sexe quant au trouble révélateur que cela produit… et quant à l’initiation (pour ne pas dire le déniaisement) qui s’ensuit. Les gens instruits pensent alors au couple Eros et Thanatos, et l’esprit du temps les conduit souvent à le faire selon l’interprétation par Freud, puis son Ecole, de ces personnages de la mythologie grecque. Mais, quelle que soit l’interprétation que les experts donnent de ces deux figures mythiques, les réalités impliquées par ces compères sont immensément troublantes, et de façon égale. Cette égalité vient de la réalité unique à laquelle les deux renvoient, et qui est la réalité du corps, du même corps aimant et mourant, mais en des instants différents.
Les liens entre amour et mort s’inscrivent réellement et successivement dans le temps, mais, dans l’instant, ils s’inscrivent seulement en puissance ensemble, c’est à dire que l’union de l’amour et de la mort est seulement virtuelle dans l’instant présent. En conscience, ce jeu – entre réalité successive et virtualité simultanée – de l’amour et de la mort, n’a pas cessé d’inspirer les religions, les philosophies et les arts, quelles que soient les époques et les civilisations. La prise de conscience de ce jeu n’a rien d’ésotérique, étant connaissable et expérimentable par quiconque. Pourtant, curieusement, l’immense majorité des institutions (Etats, Collectivités, entreprises, associations, etc.) font semblant de l’ignorer d’une façon très particulière : si elles tiennent compte de la réalité de la mort, elles font comme si, virtuellement, la mort n’existait pas. Lorsqu’elles sacrifient le temps de vivre ou la vie elle-même à leurs objets propres – l’ordre, le pouvoir, l’argent, etc – elles font le contraire des amants qui, comme on l’a vu, actualise leur vie en virtualisant la mort, en reconnaissant que la mort est en puissance. Autrement dit, elles font très bêtement comme si, mises en des formes immortelles, elles n’avaient pas à se soucier de la vie.
En fait, lorsqu’on parle simultanément d’amour et de mort, du lien entre les deux, presque toutes les institutions humaines se sentent
menacées. Même les plus savantes, académiques ou philosophiques. Elles doivent avoir pour cela de fortes raisons pragmatiques qu’il faudrait plus longuement interroger, et qui tiennent probablement à la peur qu’une méditation intime et renouvelée du lien entre Eros et Thanatos ne provoque chez les gens ce dont parle joliment Georges Brassens dans Oncle Archibald : le détachement « des chiens, des loups, des homm’s et des imbéciles », et la dissolution des liens impliqués, liens sociaux que l’on dira d’appartenance et de soumission. D’où une possible anarchie. C’est de longue tradition que vient la habanera de Carmen : « l’amour qui n’a jamais, jamais connu de lois ».
Ce que manifestent les institutions dans l’actuelle civilisation mercantile est le refus composite – religieux, politique, « bourgeois », « entrepreneurial », etc. – des « états d’âme », du sentimentalisme, de l’anarchisme artiste, romantique, socialiste (proudhonien plus que marxiste) etc… Bref, d’une attitude de vie qui doit demeurer, selon l’actuel ordre social (osons le dire) le seul apanage de gens rendus inactifs et donc impuissants, comme les retraités (ou les femmes, jusqu’à une période récente) ; ou alors l’apanage des rentiers disposant de l’otium, mot latin désignant le temps de loisir laissé aux classes privilégiées pour méditer, contempler, se cultiver…D’ailleurs, la société « libérale » n’a pas cessé depuis son origine de faire en sorte que cet otium soit rendu non praticable, pour d’évidentes raisons de profit économique et de prudence politique, par les classes laborieuses. S’il convient à la société moderne qu’il y ait des chômeurs afin de limiter les prétentions des salariés, il ne faut surtout pas que ces chômeurs soient heureux d’être inactifs, mais qu’ils se sentent coupables. Immensément coupables. Et contraints à survivre dans les pires conditions. La philosophie, c’est pour les étudiants, les rentiers, ou les retraités. Pas les « actifs ». Au fait, quelle est la proportion des retraités – et des chômeurs – au sein des loges ?
L’institution maçonnique est à la fois puissante et terriblement décevante par rapport à ses objets, mais c’est comme toute institution. Elle n’est, si l’on peut dire, en rien transcendante par rapport aux autres. Présumée à son origine ouverte à tous, puis découvrant (après un certain temps) qu’elle devait l’être aussi à tous et à toutes, tout en préservant la liberté de cooptation, elle ne s’approprie en fait qu’à des gens disposant d’un suffisant temps libre. On s’étonne donc qu’en France, par exemple, elle ne défende pas plus farouchement une loi pour les 32, voire les 24 heures de travail par semaine . Les loges sont des regroupements fragiles et chronophages, et comme il n’y a aucune nécessité matérielle à y entrer, et surtout à y rester, elles ont besoin d’un ciment particulier. S’ils pouvaient s’immiscer dans le vieux débat des ordres monastiques entre érémitisme, choix de vie solitaire, et cénobitisme, choix de vie communautaire, les francs-maçons opteraient à coup sur pour ce dernier. Les loges sont des communautés à fonctionnement périodique. Toute communauté a des règles non écrites, et ces règles implicites cherchent en particulier à éviter cette dissolution des liens de « sociabilité » qui peut survenir, soit par irruption d’Eros, soit par réaction individuelle passionnée, à la suite d’un deuil, d’un désir anarchiste, ou d’une mélancolie existentielle aboutissant à ce que les romains avaient nommé taedium vitae : le dégoût de la vie. C’est sans doute pourquoi, comme toute institution, le symbolisme maçonnique n’évoque pas le lien entre Eros et Thanatos, même s’il fait grand cas de ce dernier.
Les pères fondateurs (pasteurs et notables anglicans) ont écarté les images érotiques et féminines de l’imaginaire maçonnique. Images que l’on retrouve pourtant clairement ou de façon allusive en toutes religions. Pour les francs-maçons, s’ils doivent montrer la mort, le cadavre, ce sera sans le sexe. La vision du sexe en sus de la mort serait-elle en trop s’il faut créer un imaginaire pour la cooptation ? C’était trop, en tous cas, dans une culture british déjà proche au 18ème siècle de son acmé puritaine et victorienne. « Tu seras un Homme, mon fils ! » : peut-on imaginer le franc-maçon Kipling prononcer cette forte parole avec femme à son bras ? Par contre, et n’y voyons aucune intention propre à la bourgeoisie marchande, le Rituel proclame vivement « Gloire au Travail ».
Pour celui, ou celle, qui reçoit la lumière, il lui faut quand même comprendre pourquoi cette lumière ne veut pas directement éclairer la réalité humaine entre Eros et Thanatos, chose qui « travaille » pourtant en intime. Au fait, sur quoi ont à travailler les apprentis ? Ils ont à « dégrossir la pierre brute ». L’adjectif brute implique t’il la part potentiellement sauvage du désir sexuel ? On ne répondra pas : cela fait partie des « non-dits indispensables ». En fait, comme beaucoup d’autres institutions qu’elles disent « profanes », les loges construisent une dérivation en conscience, un chemin de contournement de ce sur quoi on bute toujours selon Eros, selon le désir d’avoir, de prendre, de posséder. Et puisque le désir d’avoir se porte d’abord sur la parole, voulant toujours la prendre et l’accaparer, les loges construisent leur contournement de sorte à pouvoir toujours faire circuler la Parole. A la suite de quoi, si le désir égocentrique peut s’exprimer en loge, il le fera inévitablement d’une façon inadaptée, incongrue.
Non seulement l’apprenti doit se taire, mais entre francs-maçons, la parole circule : nul ne peut la prendre sans la demander rituellement, et nul ne peut l’accaparer. Auparavant, « pas folle, la guêpe », une fréquente tradition maçonnique aura collé le nouveau franc-maçon face au miroir. Ceci initie à l’ambivalence de l’image. Là-dessus, la subtile boutade de Jean Cocteau – « les miroirs feraient bien de réfléchir avant de renvoyer les images » – est sans doute la meilleure annonce du « travail » – acceptons enfin le mot – proposé à l’apprenti(e) en loge. Car, outre le manque de réflexion dans le miroir, il y a aussi la réduction à l’image dans le miroir. L’être qui est devant le miroir et son image dans le miroir ne sont pas dans le même univers : l’un est sans limites, l’autre est plate. Comme tout cliché, photo, écran. A l’ordinaire du temps, nous ne faisons qu’entretenir des clichés sur soi, les autres, l’univers. Il y a même des gens qui « cultivent leur image » ! Ces gens se produisent comme de la marchandise. Si bien que le regretté Guy Debord, les ayant observé devant leur miroir, en parle à merveille lorsqu’il évoque « la marchandise se contemplant elle-même »
La réduction de l’être vivant à son image ne peut qu’aller jusqu’au terme de la réduction ontologique qu’elle provoque et constitue. En termes moins intellectuels, on dira que le miroir est encore plus collant pour se fixer soi-même que le papier tue-mouches pour fixer les mouches. Tout cliché sur papier glacé d’un être vivant, image que l’on expose de soi ou de l’autre, ne serait-elle pas alors à voir comme un masque potentiellement mortuaire ?
***
Les portraits sont, en profondeur, des objets mémorables et, de ce fait, le portrait d’un être aimé ne prend réellement sa pleine puissance de mémoire qu’au delà de sa mort. Regarder le visage d’un être aimé et disparu peut alors nous éclairer sur une réalité d’ordre spirituel, que l’on soit croyant ou non : le temps de vivre avec Eros et Thanatos est la chance de maîtrise d’une double contrainte établie en amour par toute image de l’être aimé, et qui se résume par la formule « Distinguer pour unir ». Formule que l’on aurait tort d’abandonner à son origine aristotélicienne, puis thomiste et donc chrétienne. Il faut distinguer dans l’image, la part fixe, laquelle anticipe une mort annoncée, de la part vivante, celle qu’exprime le visage et surtout son regard, celui-ci toujours représenté au delà de sa représentation, c’est à dire par essence, selon le développement musical et imaginal du désir qu’il exprime. Et il faut ensuite unir cette part vivante, dans l’image, à la vie de notre regard regardant alors aussi bien à l’intérieur de soi. Or, revenant à l’initiation maçonnique au degré d’apprenti, c’est cela que les symboles visibles en loge et la gestuelle que l’on y pratique, veulent signifier sur lui-même à l’apprenti, lors de son initiation : il doit distinguer en lui ce qui est déjà mort, fixé en image, et ce qui, au contraire, est puissance de développement musicale et imaginal : la vie, quoi ! C’est, par
évidence, un appel à distinguer pour unir.
Ici, on en restera à Eros lié à Thanatos, ce qui est le nœud de toute existence corporelle. La puissance, en soi, qui pousse d’abord à une « recherche » en amour, vise à accomplir le désir d’Eros, le désir du corps se prenant à l’égal de l’univers. Il convient de suivre Eros mais évidemment sans se laisser dominer par l’ombre de Thanatos, ombre ou ténèbres où s’endormir. De fait, déjà la rencontre et le plaisir qu’elle donne avec l’assouvissement des corps, induisent la « petite mort ». Alors, pour aimer selon Eros sans se laisser endormir par Thanatos, c’est à dire s’endormir en s’attachant à une image qui se fige et s’éternise, voici une possible stratégie d’initié : une fois que l’on a distingué, pour l’aimer, un être singulier parmi les autres, une fois que l’on a saisi la forme unique de sa beauté tant physique que spirituelle, et que la rencontre nous aura plongé dans la béatitude endormeuse, un éveil éclairant, joyeux et raisonnable, viendra de la conscience montrant l’être aimé inséparable non seulement de soi, mais des autres êtres vivants, des choses du monde, et de cette « totalité » de la vie, que l’on peut, ou non, nommer « Dieu ».
Certains mystiques dans les trois religions du Livre disent que l’être aimé est le temple où contempler l’imago mundi, l’image du monde en
sa possible totalité. La prise de conscience que l’être aimé est un temple implique alors, nécessairement, la création d’un rituel amoureux et d’une liturgie, en secret, en laquelle le temps – et tout ce que contient le temps, sera mesuré d’une autre façon que par les montres, fussent-elles des montres en or. Mesure à la façon du contrepoint renversable d’une fugue avec des reprises de plus en plus développées de soi et de l’autre ensemble, vers le haut, comme vers le bas. Les variations de cette fugue peuvent renouveler leurs différents thèmes jusqu’à la mort (et peut-être même au-delà, si on le croit) car ces thèmes se construisent et se développent avec le silence en soi, silence accueillant une vibration fondamentale et musicale d’être en vie dans un monde vivant.
Avec cela, les familiers de l’Indouisme reconnaitront certainement ce que les plus célèbres mantras, le Gayatri, le Moola, le
Mahamrityunjaya, … suggèrent de leur côté. Traduire exactement ces mantras reste une gageure impossible à tenir, mais il est possible d’en tenter des variations, ou plutôt des transcriptions sur leurs thèmes essentiels. Chaque mot peut alors se rendre par le développement d’une phrase. C’est plus long à dire, mais l’art de la fugue ne redoute pas la longueur. Concernant, par exemple, le Gayatri mantra, il s’agit d’un face à face avec la lumière qui commence par la prononciation de Om, la syllabe du « Tout » : « la vibration universelle de la vie dont l’énergie arrive en tous les corps, voici que dans une pensée calmant la souffrance, elle établit en équilibre, bonheur, « cela », la réalité essentielle, lumière solaire, rayonnante, adorable, une en sa magnificence, pure et brillante, à recevoir, à méditer… Puissions-nous alors saisir sa transformation dans la multitude des êtres en splendide illumination de conscience ».
Les mantras doivent, selon la règle, se répéter autant que de besoin. Dirons-nous maintenant que ce genre de parole rituelle et contemplative est stupide aliénation, sachant qu’il y a également dans les degrés « supérieurs » de la franc-maçonnerie un signe d’admiration et de silence que la tradition peine légèrement à vraiment bien expliquer ? Certes, on se focaliser sur seulement une forme limitée, bornée, de présence au monde, sans rien contempler et négligeant ou refusant les autres formes connaissables par amour et qui vont jusqu’à l’infini. Mais, il ne faudra pas s’étonner si ce qui va s’imposer en pensée, c’est l’ennui, puis le sommeil que provoque l’ennui. C’est la réalité selon laquelle Thanatos, en tant que limite bornant le visage d’Eros, est vraiment le frère d’Hypnos, le dieu du sommeil. Les « communicants » savent parfaitement jouer des images ou des idées fixes pour qu’elles prennent caractère hypnotique.
S’il y a illusion sur soi, elle n’est pas avec l’attitude contemplative
du monde, par les mantras ou par tout autre « vision par le cœur », mais plutôt avec la possession d’une image captive, à prétention identitaire, de soi et/ou de l’autre, ou du monde, chose qui se fabrique en tous jeux de séduction égocentrique et de marchandisation des échanges. Jeux entre images narcissiques fixes, chosifiées. Et c’est alors la momification des échanges en routines de mensonges réciproques. Sauf autre issue que la désagrégation des images fixes se heurtant à d’autres images fixes ; c’est l’enflure de l’ego crevant comme bulle financière, et tout cela ressemble à des chocs de glaçons dans la mer, dans un fleuve qui gèle ou dans un verre de whisky.
Aucune image ne peut fixer le moindre désir lié à Eros et Thanatos. Dire cela est reprendre, en quelque sorte, le vieux débat théologique sur les images de Dieu. Là-dessus, l’institution maçonnique s’est donc voulue iconoclaste, mais à la manière de la théologie apophatique de Maître Eckhart. L’apophatisme est la méthode qui ne parle d’une chose qu’en disant seulement ce qu’elle n’est pas. La franc-maçonnerie n’est iconodoule qu’à propos de la représentation d’outils de construction et du cadavre. Choix délibérément contradictoire, et l’on comprend alors pourquoi il convient d’organiser là-dessus la circulation de la parole devant des gens qui n’ont d’abord que le droit de se taire. L’abstention de représentations de beauté féminine serait quelque peu « fraternelle » ? Disons plutôt que ce silence peut avoir pour objet de préparer l’apprenti à ces autres formes de l’amour dont parle Platon, et quantité d’autres. D’ailleurs la gestuelle imposée pour la circulation de la parole est durement formalisée : c’est le signe d’ordre. Rien pour séduire.
Les religions monothéistes ne sont pas aussi silencieuses que la franc-maçonnerie quant à la forme féminine de l’être-là en amour. Dans le christianisme, la plus centrale est évidemment celle de Marie, la Vierge-Mère. D’autres présences féminines l’accompagnent, dont Marie-Madeleine, laquelle exprime clairement auprès de Jésus, en tous les récits évangéliques, un
amour selon Eros et Thanatos. C’est la scène ô combien troublante, du coûteux parfum répandu sur les pieds de Jésus qu’elle essuie avec ses cheveux. Après le supplice de l’Aimé, au matin de Pâques, elle est la première, et la plus courageuse de tous et de toutes au tombeau. A ce courage féminin qui l’éblouissait, Maître Eckhart consacra l’un de ses plus beaux sermons, Maria Magdalena venit ad monumentum, où il interroge vivement le silence de Dieu : « Seigneur, qu’as-tu en vue lorsque tu pus te dérober si longtemps à cette femme ? … Elle n’a rien fait que t’aimer… Tu lui as dit que tu ne lui serais jamais soustrait… et tu n’es jamais sorti de son cœur ».
***
Réservons l’image de Marie-Madeleine. Initialement, c’est Marie qui s’impose. Sans doute parce que nous avons l’image du puritanisme qui a saisi les Eglises catholiques et protestantes à partir (est-ce un hasard ?) de la naissance du capitalisme, nous mettons le thème de la Vierge-Mère sur le compte de la pudibonderie et du mépris du sexe. De fait, la gratuité et le plaisir scandalisent la pensée bourgeoise ne rêvant peut-être, au fond, que de prostitution sur le marché. En
réalité, l’image de la Vierge-Mère vient d’autre chose, et certainement des temps chamaniques. « Elle vient de si loin qu’elle n’a pas d’âge » et avec l’affinement progressif de la pensée théologique, elle veut simplement dire que « Dieu » ne peut être « Dieu » s’il naît d’un couple, d’une dualité.
Logiquement, Dieu en étant l’Origine ne peut procéder de rien d’autre que Lui-même. Il est l’Un avant que ne soit le temps. Mais l’Un ne peut rester Un, sans quoi, évidemment, rien, absolument rien ne se passerait. Tant que l’Un est tout seul, le temps n’existe pas. Le temps n’existe qu’à partir de l’instant – mais est-ce un instant ? – où quelque chose, ou quelqu’un, se distingue en l’Un, puis autre chose, ou un autre « quelqu’un ». Ces choses ou ces êtres sont dérivés et donc en-dessous de l’Un. Mais ils le soutiennent comme « être », car au plus haut niveau, l’Un n’a aucune détermination, et comme l’existence est une détermination par rapport au néant, il est impossible de dire que l’Un existe ! Il n’existe que dans ce qui le soutient, en ceci ou cela. C’est ce que pensait le néo-platonicien Plotin parlant des hypostases de l’Un, mot disant « ce qui se tient au-dessous ». Osons conclure, et tout grand architecte comprendra ce langage, que l’Un, s’il veut « être » a besoin de reprise en sous-œuvre.
Ce qui se tient en dessous de l’Un, dit Plotin, c’est « l’Esprit ». En dessous de l’Esprit se tient une autre hypostase qui est « l’Ame », avec « l’âme du monde » et en dessous, les âmes individuelles. Le mouvement qui va de l’Un jusqu’aux âmes individuelles, Plotin l’appelle la procession. C’est le thème de la diffusion de l’Un au multiple. Mais, il y a le mouvement renversé, celui de la conversion, par lequel les âmes individuelles remontent vers l’âme du monde, puis vers l’Esprit, et enfin l’Un. Procession et conversion sont come des mouvements de fugue avec thèmes en contrepoint renversable.
Il est étrange que Plotin ait écrit, à partir de ce double thème, les textes les plus « maçonniques » de l’Antiquité : sur le travail de « dégrossissage de la pierre brute » de l’apprenti (Il parle du travail du sculpteur d’un visage…) ou sur le « centre de l’union », lorsqu’il médite sur ce que sont réciproquement le centre du cercle et ses rayons. Centre immobile et « père » des rayons, les contenant « en puissance » ; et rayons qui sont comme le Centre en leur extrémité touchant à lui, mais qui n’en gardent que « faibles traces » en leur autre extrémité, laquelle respecte cependant toujours le Centre comme tel, et sont toutes égales les unes aux autres (Ennéade , VI, 8, 18).
On a quelque peu oublié Plotin, si bien que les gens qui font « cercle » oublient de voir qu’ils ne sont pas seulement un petit bout de circonférence, mais aussi le rayon qui va jusqu’au centre du cercle, là où, en un tout petit point d’eux-mêmes, ils font « Un ». Ou devraient le faire. Pour les chrétiens aussi, il fallait que l’Homme-Dieu naisse de l’Un. La Vierge-Mère, est la puissance féminine Une, rayonnante, souchée comme rayon en Dieu pour délivrer un corps divin dans le cercle des hommes et des femmes. Mais, reconnaissons aussi que la théologie chrétienne, refusant tout retour à la « Déesse-Mère » parce qu’elle en craignait sans doute les réminiscences matriarcales, n’a pas su vraiment quoi faire avec Marie, en dehors – il faut bien le dire – de son rôle inaugural de gestation pour autrui.
S’agissant de Marie comme puissance divine, ce sont les « gens simples » qui ont décidé à la place des conciles, toujours embarrassés quant au statut divin de la Vierge. Son rôle est d’offrir l’Enfant de lumière naissant au temps le plus sombre de l’hiver. Elle le fait silencieusement. Marie est la figure la plus silencieuse de la théologie chrétienne. Et elle est l’intermédiaire. Elle est celle qui fait le mieux passer tout être entre vie et mort. Face à la mort, les hommes doivent humblement reconnaître qu’ils ont encore besoin d’une idée de femme. C’est ce que chante Jacques Brel :
« Et je ne garderai
Pour habiller mon âme
Que l’idée d’un rosier
Et qu’un prénom de femme… »
Le « Grand Jacques » fait écho de sept ou huit siècles au poète persan Saadi, celui du Jardin des Roses. Chez les soufis aussi, l’image de l’âme est purement féminine. Elle est au plus intime de toute
pensée sur soi. Les plus violents moments d’affirmation de la virilité, les combats guerriers où les mâles vont s’entretuer portent témoignage de féminité au plus profond des esprits masculins, mais il faut attendre qu’ils abordent absolument seuls les déchirements de la souffrance et l’imminence de la mort. Le témoignage du lieutenant Maurice Genevoix ne peut pas être mis en doute lorsqu’il évoque les jeunes soldats agonisants appelant leur mère, ou sur le front des Eparges, début 1915, ce mourant murmurer « Ah ! Valses lentes… » pour « passer » du côté de sa nuit.
« Quand … je me lèverai de la poussière de ma tombe, le parfum de ton amour imprégnera encore la robe de mon âme ». En disant cela, un mystique persan montre que la différence entre hommes et femmes est aussi « inessentielle », passagère, ou arbitraire qu’une couleur que l’on isole au sein d’un arc en ciel. C’est le message de l’arc en ciel qui est essentiel. Les couleurs les plus chatoyantes si elles s’unissent toutes, produisent le silence du blanc, l’Un de toutes les couleurs, étincelant comme neige. Le blanc n’est pas l’absence des couleurs, mais leur totalité. Et le silence n’est pas l’absence des musiques, mais également leur totalité. C’est en cela seulement que « le blanc triomphe du noir ».
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L’expérience, ou épreuve, qui se montre sans doute la plus décisive pour le sens de la Totalité est celle de la Beauté. Sur ce thème, c’est aujourd’hui encore la pensée platonicienne (ou néo-platonicienne : retour à Plotin) qui exprime sans doute le mieux la réalité en cause. La rencontre de la Beauté n’a rien de paisible, et « l’allégorie de la Caverne » indique que les choses se terminent d’ailleurs mal pour le prisonnier qui essaie vainement, revenu auprès de ses compagnons captifs, de leur dire les splendeurs qu’il a vues au dehors. De fait, Rainer Maria Rilke annonce au début de sa
première Elégie de Duino : « le Beau n’est que le commencement du Terrible qu’on ne peut supporter et tant admirer que parce que, impassible, il n’a souci de nous détruire. »
Cette ouverture poétique comporte trois thèmes en contrepoint renversable : 1/ entre le beau et le terrible ; 2/ entre supporter et admirer ; 3/ entre prendre souci et détruire. Il faut prendre le temps qu’il faut pour saisir ce qui est en jeu, et c’est toujours, sur ces trois thèmes, une histoire d’amour et de mort. Finalement, toute vie, toute expérience humaine doit se faire à la pensée que ce qui est beau existe en soi, et non pour soi. Et si nous réalisons nous-mêmes quelque chose de beau, cela nous échappe, forcément. Ce n’est pas la danseuse qui est belle, mais son geste, et son geste splendide lui échappe si bien que, lorsqu’elle achève sa danse, elle se sent aussitôt ridicule et désemparée dans la tenue qu’elle porte. Les applaudissements n’y pourront rien. Même épreuve pour tout interprète, une fois l’œuvre interprétée, finie, donnée. N’a t’il plus qu’à recommencer, s’il ne veut pas mourir ? On connaît la mort de Molière dans le fauteuil du Malade imaginaire, et les amateurs d’orgue transmettent la mémoire de ce qui arriva à Louis Vierne, qui savait qu’il allait mourir, le 2 juin 1937, et voulut interpréter sa Stèle pour un enfant défunt au Grand orgue de la cathédrale de Paris.
Rilke ne fut pas le seul à approfondir l’intuition de Baudelaire évoquant, avec le spleen, le malaise d’une mélancolie accompagnant souvent l’épreuve de la beauté. Beauté qui traverse l’autre, le monde, et soi, comme un absolu hors du temps, mais qui impose à tout être vivant d’être au contraire au cœur du temps pour tragiquement croire pouvoir l’atteindre. Reviennent quelques images illustrant cette tragédie, l’une des plus puissantes étant
celle de la jeune morte, ou de « la jeune fille et la mort ». Celui qui a sans doute le mieux mis en musique ce thème est mort à 31 ans.
De çà, l’initiation maçonnique au degré d’apprenti ne parle apparemment pas. En fait, elle semble se placer, soit en avant toute expérience radicale de lien entre amour et mort, et vouloir être un « commencement qui prélude au commencement » ; soit, elle semble ne devoir intervenir que bien après, comme à la fin d’un cycle, et dans le cadre d’une renaissance, après un premier deuil de l’autre, et donc deuil de soi. Tout se passe comme si l’initiation maçonnique avait implicitement choisi de passer exclusivement par ce côté du désir qui montre la mort, mais sans passer par la beauté de la vie. Sans passer par l’épreuve d’une forme parfaite de beauté qui va mourir sous nos yeux pour – tout aussi bien ? – conduire à la pacification d’un nouvel amour ? Ce nouvel amour serait nécessairement celui de l’incomplétude, à cause du deuil, et pourtant, il y trouverait encore, avec sagesse, la beauté même de la vie. De la vie dans le temps. Comment, dés lors, nier que la pensée humaine confrontée directement à la mort et à l’incomplétude, ne puisse toujours choisir l’amour plutôt que la guerre ?
Les guerres, dans le monde, sont l’apanage de la virilité. C’est ce que proclament non seulement quantité de chefs en tous genres, mais aussi l’art du cinéma. Trouver un film héroïque et populaire – façon blockbuster hollywoodien – avec des mecs sans armes sur l’affiche, et sans grosses bagarres dans le récit, est une chose extrêmement improbable. Les gamins adorent Rambo. Mais les gamines aussi, et l’on ne jurerait pas que les filles et les femmes n’ont aucune attirance pour les armes et la guerre. A le penser, on risquerait moins d’être cru que cuit, comme Jehanne d’Arc. Plaisanterie stupide, certes, mais au moins l’évocation de la Pucelle en armes rend inutile sur ce point plus ample discours.
En France, les tueries à l’échelle industrielle de la Première Guerre mondiale ont justifié que, sous l’arc de triomphe de l’Etoile, à Paris, jusqu’alors réservé aux défilés martiaux, s’installât la tombe d’un tué sans visage reconnu. Il fallait pouvoir fixer et conjurer par une gloire anonyme, absolument paradoxale, l’excès indicible de la souffrance collective. Souffrance irréparable en réalité, mais peu à peu soluble avec le temps compté des millions de veuves, orphelins, blessés survivants. L’astuce symbolique constituée par la
Tombe du Soldat Inconnu fut vraiment prodigieuse en sa puissance initiatique. Elle est encore en grande part inavouable quant au « contrepoint renversable » entre amour et mort. Pour commencer à en avoir vraiment conscience, c’est à une forme universelle d’expression de l’amour, la fraternité, qu’il convient de recourir.
Le temps des tranchées fut, paradoxalement et profondément, initiation à la fraternité. Pourtant, nul doute que la fraternité soit dangereuse pour l’Ordre établi. A preuve, l’assassinat de Jean Jaurès deux jours avant la déclaration de guerre : les bellicistes craignaient comme la peste que ce tribun d’une profonde culture philosophique et populaire en appelât à la fraternité internationale par la grève ouvrière. Cinq mois plus tard, après déjà plus d’un million de morts pour rien, il y eut la fraternisation instantanée de la nuit de Noel 1914 entre tranchées ennemies, ce qui paniqua les Etats-Majors remplis – pouvait-il en être autrement ? – d’esprits peu fraternels. Au sein des Etats-Majors, c’est l’empire de l’esprit d’attaque. On attaque tout, dans les Etats-Majors : l’ennemi, la journée (de très bonne heure), les collègues, les réserves de la Nation, les repas, les bouteilles, desserts, les bons cigares, les siestes, et les idées « défaitistes ». Dont les fraternisations.
La guerre achevée victorieusement, on put célébrer la fraternité. Celle-ci comme l’amour, peut s’entretenir par des dons symboliques. Idem, si l’on veut aussi garder pouvoir sur l’autre. Opportune coïncidence ! La tombe du soldat inconnu va constituer un symbole extraordinairement ambivalent, répondant à la double nécessité de la fraternité et du maintien de l’Ordre. Dans la vision de l’Ordre, cette tombe symbolise idéalement la puissance de l’Autorité régalienne disposant du droit de sacrifice et imposant la soumission la plus égale et aveugle au sacrifice du sang. Dans une autre vision, plus « républicaine » et « fraternelle », elle symbolise l’égalité entre tous sous la règle invraisemblable du « héros anonyme ». C’est l’honneur rendu à un être humain qui a du perdre, pour le mériter, non seulement sa vie, mais aussi son nom, et son histoire ! On ne sait rien du soldat inconnu, on n’honore de lui que son cadavre. Rien d’autre. Mais, symboliquement, ce cadavre est présenté « en fraternité », hommage égal à tous les sacrifiés. Mais, que des restes mortels soient présentés dans une intention fraternelle doit-il surprendre les francs-maçons, vu ce qui leur est présenté dans le cabinet de réflexion ?
Pourquoi insister là-dessus ? D’un côté, nous devrions hurler contre l’atrocité de ce piège symbolique formulant l’égalité et l’honneur sur un dépouillement maximal d’être humain. Mais de l’autre côté, cette perfidie instituée par le pouvoir politique et militaire parle « vrai » au delà de son probable cynisme initial et plus ou moins conscient. La tombe du Soldat Inconnu nous initie au futur anonymat de tout cadavre, et elle ne fait que réactualiser, au fond, le « Secret du tombeau vide », mais d’une façon totalement inversée, en contrepoint renversable.
Rappelons une dernière fois le secret du tombeau vide, le même que celui du cœur qui a vu : devant toute tombe, c’est ailleurs que l’amour doit chercher. D’où le Voyage du Compagnon, dont l’étude va suivre. Comme on peut désormais commencer à s’y attendre, ce voyage va s’avérer également sous l’empire de doubles contraintes : avec une première injonction de « faire séjour », et simultanément une seconde, de détachement et de poursuite du voyage. Demeurer et repartir. Aimer se poser et se reposer, notamment en « quelqu’un » ; et aimer la rumeur d’horizon appelant à un nouvel appareillage. Et devoir ignorer faussement que le chemin est tragique en puissance.
Disons cela plus légèrement : l’apprenti, qu’il soit ou non franc-maçon, ne va pas échapper au sort du cow-boy Lucky Luke, finalement toujours solitaire et loin de son foyer malgré ses exploits locaux, de « Painful Gulch » à « Nothing Gulch ». Ces noms imaginaires disent (en anglais) la vérité des vies sédentaires : « pleines de peines » et « rien ». Lucky Luke porte également bien son nom. Il est celui qui a la chance, la chance – penserait Plotin – d’être le rayon d’un cercle qui s’agrandit sans fin. Impossible, alors, de ne pas cesser sillonner le Far-West, et « toujours plus à l’ouest ». Certes, en chemin, Lucky Luke n’a que son cheval Jolly Jumper pour en parler vraiment. D’où sa taciturnité. Mais son cheval, son véhicule, sort parfois de son silence d’animal, se met à lui parler, et se moque gentiment de lui.
Jolly Jumper serait-il symbole de véhicule initiatique pour tout Lucky Luke ? Les traditions spirituelles et maçonniques, les religions, les philosophies (y compris athées) sont aussi des véhicules. Les bouddhistes appellent « Grand Véhicule » la tradition Mahayana accessible à tout le monde ; et « Petit Véhicule » la méthode ascétique Hinayana praticable en petits groupes. Les loges maçonniques font partie des véhicules de taille plutôt moyenne, voire carrément petite. L’important n’est pas la taille du véhicule, mais jusqu’où il peut aller. Si le rayon du cercle s’agrandit sans fin, il va se passer quelque chose à l’infini : la « coïncidentia
oppositorum ». Cette coïncidence des opposés révèlera que le cercle est devenu une ligne droite, et que le centre n’est plus en un point mais partout. Cette vision hanta Nicolas de Cuse, l’auteur de La docte ignorance. Il en déduisit l’égalité de toutes les religions. Dans le silence de l’apprenti, le signe d’admiration et le signe du silence s’accordent en contrepoint renversable.
NB. les illustrations ont été sélectionnées par YHM…