* D’après (ou presque) La Chaîne d’Union n° 25, été 2003, p. 79/82.
Jéroboam Gabian, dit Livingstone, était le plus fieffé menteur de tous les ports de la Méditerranée, et même de l’Atlantique. Il se disait fils d’un corsaire livournais et d’une danseuse circassienne. Il prétendait avoir reçu tous les degrés de tous les rites maçonniques, passés et présents, voire futurs mais, en réalité, certains doutaient qu’il fut maçon. Néanmoins, de Smyrne à Cadix, des Açores à la Cornouaille, du Faxaflôi à la Côte des Graines, Jonathan était tacitly considéré comme un frère. Lui-même signait du nom mystérieux d’Artus Eques Laeti Indolentis, mais jamais personne ne l’avait entendu parler la langue de Cicéron, ni celle de Tite-live ou de Virgile au demeurant. Depuis plusieurs années, il avait jeté l’ancre à Nice Maritime, où tous les gens de mer l’appelaient Beu Mensounéguié. Mais il n’en avait cure.
En ces années, la ville s’était donnée à l’autorité débonnaire de Maître Jean, nouveau Médicis. La saison d’été n’était pas encore lancée. A côté du coeur historique et du centre-ville, Nice continuait l’urbanisation de ses deux plaines, celle de Riquier, à l’est, celle de La Buffa à l’ouest, tandis que les oliviers, les villas et les palaces se partageaient les collines. Pourquoi Jéroboam s’était-il retiré dans ce port somme toute modeste? Il se murmurait que c’était pour une femme, voire plusieurs, mais le mystère demeure.
Item, sous la poigne de fer dans le gant de velours du podestat Jacques dit Junior, la ville s’était lancée, avec un certain bonheur au demeurant, dans un rêve californien. Acropolis était le nouveau coeur de la cité. Les affaires étaient les affaires.
On attribuait cent printemps à Jéroboam mais lui, toujours modeste, affirmait qu’il n’avait plus d’âge. C’était mon ami mais je n’aurais pas l’outrecuidance ou la légéreté de dire qu’il était mon maître. Un soir, qu’un subtil mélange d’eau-de-vie, de poudre et d’herbe lui faisait remonter, pour la mille et unième fois, le Yangzijiang, il me raconta une étrange histoire.
Après quatre jours et trois heures, le paquebot Le Normandie, avec 1250 membres d’équipage et 1070 passagers, s’adjugeait le Ruban Bleu à la moyenne de 29,7 noeuds. C’était en l’an 4633 des Chinois, 1353 de l’Exode (mais j’ai le sentiment que notre ami Jéroboam se perd un peu dans les divers modes de datation !), car les Iroquois ne comptent plus, comme le dit l’ami Bruno, bref un temps proche du solstice estival. A la fin du jour, un illustre inconnu frappa à l’huis et s’invita chez Jéroboam. Il lui remit, sous seing privé, une série de documents renfermant des indications que le hardi et néanmoins retraité marin suivit à la lettre. Il en fut fait ainsi.
Au jour fixé, à l’heure dite, sous les voûtes séculaires d’une chapelle templière, s’assembla un bien curieux aréopage.
Jonathan le présidait. Puisque l’étoile du matin avait dissipé les ténèbres et que la Grande Lumière resplendissait , le vieux marin le déclara ouvert à la gloire du Grand Architecte de l’Univers, au nom de l’Ordre immémorial des Maçons, sous les auspices de la Maçonnerie universelle, à l’Orient du Monde, sis présentement au lieu-dit Nikaïa.
Item, pierre après pierre, le Mur de la Honte commençait à s’écrouler. Le onzième jour du neuvième mois de l’an 5989, Jéroboam Gabian dit Livingstone, était encore là pour l’ouverture de la réunion commune, rue Alsace-Lorraine, des loges de perfection, la niçoise, L’Olivier Secret, et la vénitienne, Serenissima, sous la présidence alternée du français Gérard BO. et de l’italien Luigi DA.
Ils étaient venus, ils étaient tous là. Dans cette foule de tabliers et de cordons, on pouvait voir l’avocat Armand Bédarride, l’écrivain James Churchward, Arthur, duc de Connaught, Lord Derby, Arthur Groussier à la barbe fleurie, le vieux Rudyard Kipling, le grand commandeur Eugen Lennhoff, le grand chancelier Aimé Machon, l’archéologue Santi Muratori, Motibal Nehru, le futur Prix Nobel Eugène O’Neill, le poète Erza Pound, le président Eduardo Rodriguez y Pinères, le grand commandeur Camille Savoire, le professeur Jérémiah Steiner, de Prague, Lord George Stradbrone, Hermanus Van Tongeren, le Prix Nobel Rabindranath Taghore, l’ancien député Renato Tega, l’antifasciste Ubaldo Triaca ou l’ancien roi d’Albanie, Guillaume von Wied. Mais Jéroboam avait-il la mémoire qui flanche car plusieurs des personnages cités ne sont pas, à ma connaissance, des maçons ? Mais peut-être est-ce moi qui me trompe ?
Etaient également présentes les importantes délégations de quatre ateliers, L’Asile des Naufragés, sis à Valparaiso, Aiqing de Weizhi, érigé à Hong Kong, Johnny Walker Lodge, à l’orient d’Antigua et Hermès, travaillant à Venise. Malgré mes recherches, je n’ai pas trouvé trace des trois premiers sus-cités !
Parmi ces illustres personnes, on distinguait encore la donquichotesque silhouette de ce gredin de Raspoutine qui, à l’orée de sa vieillesse, avait décidé de gagner son salut en se faisant recevoir franc-maçon dans une loge d’Istanbul, puis convers dans un monatère du Mont Athos, qu’il avait été autorisé à quitter, en catimini, en tapinois et en bateau, pour cette circonstance, par le Patriarche oecuménique de Constantinople, que l’on disait porteur des 33 degrés du Rite Ecossais Ancien (et) Accepté.
Et, par autorisation exceptionnelle venue de très haut et/ou du Très Haut, les trois Grands Juges à l’Ultime Orient, Eaque, Minos et Rhadamante, avaient permis aux mânes de nombreux frères d’antan d’assister à la cérémonie. Sagement assis, on pouvait voir, en linceul blanc, la clef d’ivoire au cou, un Z tatoué sur le front, le chevalier André de Ramsay, George Washington, le comte Alexandre de Grasse-Tilly, Meister Johann Wolfgang von Goethe, le marquis Gilbert de La Fayette, le maréchal André Masséna, duc de Rivoli et prince d’Essling et Giuseppe Garibaldi, l’autre héros des Deux-Mondes, tous deux Niçois illustres, Sir Arthur Conan Doyle et quelques autres dont Jéroboam avait oublié les noms. J’ai comme un doute à propos de cette énumération, mais pourquoi pas ?
Il m’affirma ensuite, sur ses grands dieux, et même sur ceux des autres, que la sublime Louise Brookszowyc, elle-même, métamorphosée en garçon, s’était faufilée sur les colonnes, comme jadis le chevalier d’Eon, en mode inversée, dans de nombreux lits.
Item, c’était un bel après-midi automnal de la Côte d’Azur, loin des festivités du bicentenaire de la Révolution. Les Frères de la Lagune se mêlaient aux Frères de la Côte, regroupés autour des deux grands commandeurs Renzo Canova et Jean Mourgues.
Il y avait également Adolfo FR., grand orateur d’honneur du Suprême Conseil d’Italie, Roland DU., président du 9e secteur français, le docteur Platonicus, le vieux Pantalone qui avait bien connu Madame Bora Levi que l’on venait consulter dans une cour secrète dite de l’Arcane, Joseph Portafaysiis, Giuseppe dit Thomas Mann, un bouquiniste du quartier du Cannaregio, l’éloquent Aristarque, Amilcare, les deux Jean, Luigi, célèbre cuisinier du Campo San Angelo, spécialiste de la pasta all’aragosta, Roger, Scipione il Calvo, demeurant Quai du Zattere di Spirito Santo, près de la Dogana di Mare, chère à Jean d’Ormesson, Louis le Germanique, Giambattista, le musicien qui rêvait de faire son dernier tour de Venise dans la gondole funèbre de Lizst, sans compter les autres. Mais, en fermant les yeux, Jéroboam entrevoyait les silhouettes filiformes et vieillies de nombreux maçons d’antan, avec au premier rang, son éternel sourire aux lèvres, Corto Maltese, 33e et l’androgyne Hipazia Théone, réincarnation d’un(e) mathématicien(ne) néo-platonicien(ne) d’Alexandrie, dont ses voisins se demandaient si elle était du sexe, comme disaient les rituels du XVIIIe siècle.
Tenaient conjointement le pinceau, dans leur langue respective, un petit intellectuel français sympathique au prénom tout droit sorti d’un roman de Pierre Loti, et un gigantescone vénitien, Augusto L., négociant en vins de son état, qui racontait d’épouvantables et subtiles histoires de chats noirs.
Qui frappe en Maître Maçon ?
C’est le frère Corto Maltese, nésomane, né à La Valette de Malte, le 10 juillet 1887, demeurant à St John’s and Codrington, in Antigua, sur la goélette La Vanité Dorée II.
Item, l’ordre du jour commun induit l’exaltation au grade de Maître Secret, du frère Hugo Pratt, fumettaro, né le 15 juin 1927, Lido di Ravenna, à Rimini, demeurant à Grandvaux, près de Lausanne (Suisse).
Sous le regard bienveillant du divin A.W. Mozart, Jean Sibelius dirigeait la colonne d’harmonie et avait pour la circonstance, écrit trois cantates tandis qu’Albert les Mains Blanches jouait sur un harmonium tout droit échappé d’une décharge publique.
Item, toi le nouvel ami, écoute la joie qui éclate des accents de trompette de Dizzy Gillespie, ton ancien complice de Buenos Aires, et la pena (le chagrin) que module le bandonéon :
De noche cuando me acuesto,
No puedo cerrar la puerta
Porque dejandola abienta
Me hago illusion que volves…
Le néophyte fut ensuite conduit devant l’autel, mit un genou à terre, et inclina la tête, les yeux baissés, la main droite en équerre sur le front.
Le Trois Fois Puissant Maître dit alors au candidat :
Vous n’avez vu, jusqu’ici, mon cher Frère, que le voile épais qui cachait le Saint des Saints du Temple. Votre fidélité, votre zèle et votre constance vous ont mérité la faveur que je vous destine. Je veux vous montrer le Trésor dont nous sommes les dépositaires en ce lieu sacré. Venez à moi Maître Maçon et contractez votre nouvelle Obligation.
Ceci fait, le Trois Fois Puissant Maître déposa sur la tête du récipiendaire une couronne de laurier et d’olivier :
Mon cher Frère, je vous reçois Maitre Secret et vous range au nombre des Lévites. Dans cette couronne que je pose sur votre tête, le laurier est l’emblème de la Victoire que vous devez remporter sur vos passions et l’olivier celui de la Paix et de l’Union qui doivent toujours régner entre les Frères.
Commença alors une fort longue instruction par question et réponse où l’on peut se demander si ledit texte n’était pas celui du 4e grade de l’Ordre du Royal Secret ?
Puis les orateurs de discourir, complimenter, déclamer, bonimenter, pérorer, soliloquer, radoter ou improviser moult morceaux d’architecture.
Et le secrétaire de conclure :
Si faciamo un dovere di parteciparvi che nostra Augusta Loggia in una sua seduta straordinaria he esaltato l’illustrissimo Cohu Mapra al grado di Segreto Maestro.
Fat in luogo sicuri coperto, lontano della vista de profani.
En foi de quoi, moi, Jéroboam Gabian dit Livingstone, te remets les susdits documents, notamment la lithographie originale numérotée 0/99, par lui offerte, comme à tous les participants de cette mémorable réunion, attestant la vérité pleine et entière des faits, gestes et dires ci-dessus énoncés, afin que tu en fasses ce que doit :
Hoc erat in vocis.
J’ai dit!
Ainsi conclut Jéroboam en crachant quatre fois par terre. Ensuite, il s’endormit du sommeil du juste, en rêvant comme tous les nésomanes, à l’île fondatrice, Esconda.
* Lithographie 0/99 (?) offerte par Corto Maltese à Jéroboam Gabian lors de sa réception au grade de Maître secret (collection personnelle).
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