Dans l’espace russo-sibérien et mongol, on trouve plusieurs versions du thème d’une jeune homme, souvent chasseur, qui vole l’habit de plume d’une femme-oiseau. Ainsi chez les Bouriates (Buriad), groupe de tribus et clans formant une des quatre ethnies mongoles principales nomadisant principalement de part et d’autre du lac Baïkal, leur « Mer Sacrée ». Dans de nombreux groupes, on rencontre le leitmotiv de la femme-cygne piégée au bain.
C’est le cas chez les Bouriates Sarnuud (Sharnuud), originaires des rives du lac Baïkal, puis disséminés dans la Mongolie intérieure aux XIIe et XIIIe siècles. Cagaadaj (Cayadaï), vieillard ou jeune homme solitaire, vivait au bord d’un lac où chaque matin, sept cygnes se posaient sur ses rives et s’envolaient le soir. Un jour, Cagaadaj décida d’attraper au laso un des oiseaux, mais quand il s’approcha, il découvrit qu’il avait capturé une jeune fille en robe verte . Ils se découvrirent, se plurent et s’aimèrent. Après leur mort terrestre, les deux amants furent vénérés comme des génies tutélaires (ongod)[1] sous l’appellation de père Seigneur Cagaadaj et de mère Dame Canxillan, la chamane. Certains chants leur attribuent un cygne blanc pour mère et un aigle brun tacheté pour père. Leurs descendants sont les ancêtres du clan Sarnuud. A cause de cette ascendance divine, les Sarnuud se disent « d’os blanc » c’est-à-dire nobles.
Diverses variantes existent à ce conte : le vol des cygnes est de trois, les enfants du couple, six. Le chasseur vole et cache les bottes de la jeune fille céleste métamorphosée en cygne.
Le cygne est également considéré comme l’aïeul des Bouriates de la Khora (Khorinskiy), à l’est du Baïkal. Le chasseur Khoréodoy Merguen vola un jour, un louveteau. Pour le récuperer, la mère-louve promit au voleur une fiancée céleste. Elle le conduisit au bord du Baïkal. Neuf cygnes vinrent se poser sur ses bords. Les oiseaux se dépouillèrent de leur plumage et se métamorphosèrent en belles jeunes filles. Puis, elles se baignèrent dans les eaux bleutées. Khoréodoy Merguen s’empara de la plumée de l’une d’elle qui ne pouvant désormais s’envoler, devint sa femme. Le couple eut onze enfants ancêtres des onze tribus. Plusieurs lunes plus tard, la femme captive du chasseur obtint de voir son ancienne robe de plume. Elle s’en empara subrepticement, s’en revêtit, retrouva son état de cygne et s’envola par l’ouverture centrale de la yourte. Elle tournoya quelques temps au-dessus du village de tentes en promettant de protéger pour toujours sa descendance terrestre.
Le même mythe existe chez les Bouriates Xori (groupe bouriate mongolisé de Transbaïkalie). Le chasseur Xoridoj prit pour épouse une fille d’origine céleste, métamorphose d’un cygne, à qui il déroba ses atours de plume. Le couple eut onze enfants, à l’origine des clans d’aujourd’hui. Aucun ne porte le nom de cygne qui n’a donc pas ici de fonction totémique, mais les Xori comme l’ensemble des Bouriates s’interdissent de tuer les cygnes et même de prononcer le nom de l’oiseau.
Dans l’espace bouriate, le cygne comme l’aigle « solaire » (royal), la grue demoiselle (ou cendrée), l’hirondelle blanche, le « canard rouge » (tadorne casorca), la huppe fasciée, mais également le serpent bigarré et le polatouche (écureuil volant) ne peuvent être tués. Les Bouriates et les Evenks (dits autrefois Toungouses) éparpillés de l’Ienisséï à l’Amour croient que le « meurtre » d’un cygne engendre l’infertilité ou la maladie, voire la mort du « meurtrier » et de ses descendants. Aujourd’hui, une grande partie des populations indigènes sibériennes est entrée dans l’économie de marché, en faisant désormais fi des tabous ancestraux qui protégeaient l’écosystème.
Néanmoins, l’ornithomorphisme fut et demeure fréquent dans le chamanisme et le légendaire sibériens. Il exprime à la fois la sexualité, la liberté et la liberté individuelle et les liens possibles entre les trois mondes : celui d’en haut, celui des humains et celui d’en bas.
[1] L’ongon (pluriel : ongod) est un animal, un lieu mais surtout un objet représenté sous forme de figurine à formes animales ou humaines représentant physiquement, ici et maintenant, l’esprit d’un(e) chaman(e) décédé(e).