3. Oublier ses ancêtres, c’est être un arbre sans racines !
Marius M. vint au monde à Marseille, à la Belle-de-Mai, quartier populaire, rouge, bigarré et bruyant où ses grands-parents fuyant la misère des Abruzzes et le fascisme, s’étaient installés. Bien que Français né en France, fils de parents naturalisés français, Marius se souvenait d’avoir été un z’arabe, un italien du sud en fait, noir, frisé, malodorant, menteur, faignant, voleur de bonbons, minot, violeur de filles, adolescent, bref un Babi, un crapaud. Mais la Belle-de-Mai de son enfance n’était plus tout à fait celle des années 1920. Pendant qu’il faisait son droit à Aix, le quartier avait changé. Des nouveaux migrants venus de plus loin s’étaient installés. L’urbanisation était désormais galopante. Les usines périclitaient. Les routes éventraient l’ensemble. Quand il revenait dans les rues de sa jeunesse, le commissaire Marius M. ne reconnaissait pas toujours son ancien « royaume ».
Hannah Maria Katharina Wilhelmine Luise fut la dernière grande duchesse à avoir effectivement régné sur Gérolstein. Née à Berlin, la troisième année du régne du kaiser Guillaume 1er, elle mourut, François Mitterand étant président de la République, dans un modeste monastère bouddhiste qu’elle avait fait construire dans les Alpes du sud. Avant de se consacrer à la vie monacale, quelques mois après son veuvage, elle avait partagé les frivolités du Gotha de la Belle Epoque, les vicissitudes des vieilles familles régnantes ruinées et les premiers pas humains sur la lune, alternant mondanités et voyages en Asie centrale, discussions avec des usuriers et défense du Dalaï Lama et du peuple tibétain, joies et tracas familiaux et peinture à l’huile. Ma bisaïeule se définissait néanmoins par la détestation qu’elle portait à quantité d’objets, de faits et de personnages. Ainsi, elle avait en aversion, pêle mêle, la cuisine espagnole, les petits enfants, les chats persans, tous les chiens, le Pape, l’opéra français, les films comiques, les croisières, la canicule, le chewing gum, les médications chimiques, les orchidées, le Père Noël, les romans naturalistes, les poèmes érotiques, l’art gothique, Walt Disney, le jazz, le porto, la Bavière, les émaux, Napoléon, les rubis, les proxénètes, le football, les hôtesses de l’air, l’inexactitude, les journalistes, la peinture abstraite, la tauromachie, les voyages inutiles, les caporaux autrichiens, Staline, les serins, les assurances-vie, le chauffage central, les bas résille, les filtres à café, les gros mots, les concierges, le linoléum, les produits surgelés, les allusions grivoises, le téléphone, la paresse, le scrabble, les ronds-de-cuir, les prêteurs sur gages, le cirque, les parfums non français, les motocyclettes, la photographie, le tabac, l’accordéon, la télévision, les corbeilles de pain sur la table, toucher une pomme de terre avec son couteau et l’emploi de Prost à la place de Pro sit Deus nobis. Père pense qu’une telle personne ne pouvait pas être foncièrement méchante. Il cultive une faiblesse, à ses yeux non coupable, pour sa grand-mère. Quand à moi, savoir que je descends de quelqu’un qui tenait pour l’usage de la fourchette et du couteau, en toutes circonstances, dans l’art de déguster les asperges, alors que son mari, le prince consort préconisait qu’il était légitime de les manger à la main, si et seulement si l’on dînait entre hommes de même rang, ne peut pas ne pas avoir quelques conséquences sur ma personnalité et sur ma vision des êtres et de la vie.