12. Ah! mon beau château !

Le château des Gérolstein domine, débonnaire, la ville, de son élégante silhouette. D’abord simple motte de terre, de bois et de pierre, aux temps ottoniens, il devint, au XIIIème siècle, un édifice fortifié dont demeurent les fossés, le pont levis de la Vieille Cour, quatre tours d’angle et le donjon barlong, transformé en axe central du présent monument. En effet, au XVIème siècle, fut ajouté à la forteresse médiévale, le Nouveau Palais, organisé autour d’une harmonieuse Cour d’honneur à l’italienne. Le donjon fut ainsi complété par un audacieux bâtiment, tourné vers la cité, encadré par deux tourelles élancées, réunies par trois loggias superposées, surmontant la Porte Grande.

Pendant mille ans, le château demeura la résidence des Dames Souveraines de Gérolstein. La cinquante-quatrième, Hannah Maria, le délaissa, après son abdication en 1918. Il est vrai qu’il avait connu peine, tristesse et solitude pendant la Grande Guerre. Le mari de la grande-duchesse, le prince Angus, fidèle sujet de Sa Très Gracieuse Majesté, combattait en France, de l’autre côté du front de l’ouest. D’un accord commun, il avait conduit à Londres, leur fils, Alasthair. Elle avait conservé, auprès d’elle, leur fille, la future grande-duchesse Hannah Elisabeth. La paix revenue, les deux époux continuerent à faire château à part. Après son épopée mongole et son premier voyage au Tibet, la ci-devant grande-duchesse régnante n’était revenu que très épisodiquement au château. Elle préférait August-Fuhrmann-An-der-Neuen-Wache-Unter-den-Linden-am-3-Juni-1905son hôtel particulier berlinois, sur la célèbre avenue Unter den Linden, près de la Pariser Platz, même si Hannah Maria n’appréciait guère la vague sexualisante, la littérature pornographique, la mode de la cocaÏne, le charlatanisme et la publicité tapageuse qui s’abattaient sur la ville, dans les années 1920. A Gérolstein, son chapelain de pasteur était, comme elle, visiblement chagrin, de n’avoir plus à célébrer un culte officiel pour l’anniversaire du Kaiser. Alors Hannah Maria assistait, avec nostalgie, grâce à messieurs Ralph Benatzky et Franz  Lehar, au renouveau de l’opérette dont les actions se déroulaient au bon vieux temps d’avant l’été 1914. Dans le même temps,elle soutenait, par la bourse et la plume, les Casques d’Acier et les Nationaux-Allemands qui travaillaient à restaurer la monarchie impériale, tandis que sa propre mère, Hannah Hortensia, qui lui avait laissé la couronne en 1910, pour, à soixante-dix-sept ans, filer l’amour parfait, avec un violoneux tzigane, en pinçait pour la République de Weïmar, la musique de Paul Hindemith et les films de Fritz Lang.

Dans les années 1930, les affaires se gatérent pour notre aristocrate qui venait de terminer son deuxième voyage au Tibet. Nostalgique du Reich wilhelmien, mais opposée au petit caporal de Bohème, Hannah Maria évita, de justesse, l’arrestation et l’internement, grâce au passeport britannique de son mari, mais elle fut expulsée d’Allemagne, en 1934. Elle fut déchue de sa nationalité. Ses biens furent saisis. Le château fut attribué à un dignitaire du IIIème Reich qui en fit un centre « éducatif » pour l’élite de la Hitler-Jungend, transformé progressivement en véritable caserne pour adolescents fanatisés. Tandis que le maître des lieux se cachait avant de gagner l’Amérique du sud, une poignée de ces adolescents, se fit  tuer, au printemps 1945, pour défendre « leur » maison face à des éléments avancés de la III ème armée américaine du général Paton. Le château expia, trois jours et trois nuits, dans les flammes.

La guerre finie, Hannah Maria reprit les chemins de Katmandou et de Lhassa où elle rencontra, pour la première fois, le quatorzième Dalaï-Lama, Tenzin Gyatso. Toute à sa cause tibétaine, Hannah Maria délaissa son ancien patrimoine allemand. Ruinée par ses aventures asiatiques, elle accepta, au grand dam de son époux et de ses enfants, des indemnités du gouvernement fédéral, en échange de la cession de la demeure ancestrale, laquelle, après bien d’autres vicissitudes administratives et financières, devint un musée public très prisé.

Grâce à la persévérance de ses conservatrices et à la générosité d’un richissime mécène américain, le château fut entirement restauré et presque meublé à l’identique. La majeure partie des collections retouva sa place dans les salles et les corridors du bâtiment.

Logeons le donc et dès ce soir
Dans la chambre au fond du couloir
Logeons le donc ce mirliflor
Là bas au fond du corridor …

Le visiteur peut ainsi y voir, un rétable de Roger van der Weyden, quelques oeuvres du Quatrocento , une assez belle série de tableaux de la viellle école allemande dont un tryptique du peintre rhénan Barthel Bruyn, des paysages hollandais du XVIIème, notamment de Jacob van Ruisdaël, des bamboccianti et des oeuvres tardives de Bartolomé Murillo. Le XVIIIème siècle domine avec la peinture vénitienne d’où émergent quatre toiles de Tiepolo, une cinquantaine d’oeuvres françaises de Boucher, Clérisseau, Fragonard, Gillot, Lemoyne, Roslin et Valade, et un ensemble inégal de petits maîtres académiques allemands dont le moins ennuyeux est Wilhelm Tischbein. Le siècle suivant est représenté par des portraits fidèles de Philipp Otto Runge, des paysages romantiques de Gaspar David Friedrich, des miniatures anecdotiques de Karl Spitzweg, deux grands tableaux un tantinet mièvres d’Alexandre Cabanel, une obalisque de Jean Léon Gérome et des portraits de Léon Bonnat. Les impressionnistes français sont en nombre tandis que  dans les dernières salles voisinent des tableaux historiques d’Adolf  Menzel, des vues de Rome d’Arnold Boecklin, des peintures orientalistes de Franz von Lenbach, des paysages romantisants d’Oswald Achenbach et des sculptures d’Adolf von Hildebrand. L’exposition se clôt par l’expressionnisme allemand auquel s’intéressa la sus-nommée Hannah Hortensia, dans les dernières années de sa vie. Lassée de l’académisme neo-classique dominant dans le Reich wilhelmien, elle fut d’abord attirée par l’impétuosité sensuelle des toiles de Louis Corinth, puis par les motifs fantastiques et macabres de Joseph Ensor avant de souscrire aux gravures des peintres de Die Brücke, de fréquenter la galerie berlinoise Der Sturm et de soutenir Der Blaue Reiter.

Puis … plus aucune oeuvre ! Le carillon du château semble s’être définitivement stoppé le 11 mars 1935, jour où les scellés furent aposés sur les portes.

Le carillon de ma grand mère,
C’était un fameux carillon …

Marius M. n’est guère peintre et de plus il déteste regarder les toiles avec quelqu’un  dans son dos.

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Saint Jean aux trois Cygnes.

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