Le père de Marius M. ne parla jamais correctement français, ni italien au demeurant. De ses mains caleuses de manuel, il avait, année après année, coupé, classé, collé, des photographies jaunies et des coupures de journaux racontant le cursus de Marius depuis l’Ecole primaire de la rue du docteur Perrin jusqu’à l’établissement supérieur de la police, à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. En refermant le classeur rouge et noir, le commissaire essuya sa joue :
Una furtiva lagrima negli occhi suoi spunto :
Quelle festose giovani invidiar sembro :
Che più cercando io vo ? Che più cercando io vo ?
Père est, si l’on peut oser cette formule hardie, un dilettante invétéré. Descendant de deux dynasties de noblesse immémoriale, l’une française, titulaire d’un duché pairie, l’autre allemande, à le tête d’une principauté souveraine, il aurait été, au XVIII°, un grand seigneur libéral, physiocrate sans excès, courtisan débonnaire, interpellé par la victoire des Insurgents américains, la culture de la pomme de terre, la lecture de Montesquieu et de Beccaria, l’utilisation du bidet mobile, l’organisation de soupers et la vaccination contre la variole. Mais père est né au XX° siècle. Il lui fallut pour subsister, mettre en pratique ce verbe, trivial à ses yeux, travailler. lI fit donc des études secondaires sans relief, des études supérieures sans éclat et après trois échecs, il fut reçu à l’agrégation, ce qui lui a permis d’accéder, la quarantaine terminée, à une chaire professorale, après avoir enseigné sept années à l’université de Tasmanie à la fière devise : Ingenius patuit campus. Spécialiste, tout relatif selon son propre jugement des marges et des réseaux, ni vraiment philosophe, ni totalement historien, ni pleinement sociologue, il dirige un séminaire sur le fait religieux contemporain dans l’Union européenne, rue des Saints-Pères. Pourtant, hormis le dîner avec Mère, lorsqu’elle est présente, ses longues promenades en forêt, sa leçon d’escrime et ses cours d’équitation, une heure consacrée à la lecture des quotidiens, la fréquentation d’un cercle d’échecs et ses longues discussions philosophiques avec Duchesse, la chatte siamoise, -en revanche il récite des poèmes à nos deux beaucerons-, son moment hebdomadaire de cor de chasse, Père consacre un certain temps, voire un temps certain à tenir à jour « ses » classeurs bleus où, méticuleusement et cérémonieusement, il y range coupures de presse, photocopies, articles, affiches tracts, cartes postales et notes manuscrites se rapportant à ses centres d’intérêt, hobbies, passe-temps et autres violons d’Ingres. Sur chacun d’eux, d’une écriture faussement gothique, il écrit des titres qui forment le cortège de son panthéon intime : histoire du Périgord, acide désoxyribonucléique, hoquet, ours des Pyrénées, Corto Maltese, cosmologie, Jane Fonda, sismologie, loup, flamenco, Vaudois, théorie de la relativité, western, chat siamois, Ute Lemper, trompe de chasse, Luchino Visconti, îles Marquises, Ordre de la Toison d’Or, course camarguaise, Akira Kurosawa, chateau de Valencay, huile d’olive, Sikkim, Pierre Louÿs, cheval de Prjevalski, Rudyard Kipling, roses, chamanisme et quelques autres thèmes dont j’ai présentement oublié le libellé. Derrière le bureau, trône une vingtaine de classeurs de couleur rouge vif consacré à Jacques Offenbach. De plus, j’ai vu plusieurs fois Père clore brusquement un classeur rouge et noir qu’il dépose invariablement et subrepticement dans un tiroir fermé à clé.