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La franc-maçonnerie au risque de la géopolitique au XVIIIe siècle

LA FRANC-MAÇONNERIE AU RISQUE DE LA GEOPOLITIQUE AU XVIIIe SIÈCLE

Résumé écrit de la communication présentée à un des trois ateliers du colloque du GODF célébrant son 240e anniversaire, Paris, 28 novembre 2013.

Si l’on retient avec Alexandre Defay que « la géopolitique a pour objet l’étude des interactions entre l’espace géographique et les rivalités de pouvoirs qui en découlent »[1], alors on peut admettre que dès ses origines, comme institution et comme idéologie, il a existé une géopolitique maçonnique.
initiationau18mescopieChaque maçon, chaque loge, chaque corps maçonnique constitué a vocation à faire du prosélytisme, se développer, vivre donc occuper et « exploiter » un territoire réel et/ou imaginaire. Durant tout le XVIIIe siècle, à partir de frères, d’ateliers et/ou d’obédiences se mettront en place des réseaux qui structureront l’œkoumènemaçonnique. L’essor géopolitique des franc-maçonneries relèvera de la mobilité c’est-à-dire d’une certaine pratique du voyage, de l’hospitalité et de l’échange épistolaire et économique. Le voyage dominait l’âge des Lumières, non que l’usage en soit nouveau, mais désormais il était l’illustration de l’homme à la découverte des choses et du monde et à l’augmentation des savoirs. Le maçon voyageait dans l’espace comme il voyageait dans sa loge. Aussi l’art de voyager favorisa-t-il et utilisa-t-il les réseaux maçonniques. Le voyage permit de reconnaître, de s’approprier des territoires et des espaces. Une géopolitique maçonnique des voyages s’organisa autour des réseaux de communication et d’affinités des frères, de ceux des organisations maçonniques à prétention transnationale (loges cosmopolites, mères-loges, obédiences) qui voulaient organiser l’espace selon une logique et une conception maçonniques particulières, ou de ceux des Etats qui espéraient territorialiser et étatiser leur maçonnerie, tout en la mettant au service de leurs ambitions géopolitiques et géoéconomiques. Les principaux acteurs sociaux de cette géopolitique furent des voyageurs et des migrants, les princes, les aristocrates, les fils de famille qui faisaient le Grand Tour, les diplomates, les militaires, les marins, les religieux, les négociants, les paléo-touristes, les pasteurs français et les jacobites britanniques exilés, les artistes, les comédiens, les précepteurs, les étudiants et les aventuriers comme Cagliostro (1743-1795) ou Giovanni-Jacopo Casanova (1725-1798). Une véritable République universelle des francs-maçons, c’est-à-dire un monde maçonnique et son corpus, se structura à travers tout le siècle. Cette république qui n’était pas une forme politique contingente libérale et/ou démocratique, ni un Etat, mais qui les transcendait et était répandue dans chacun d’eux, formait un projet géopolitique, original et universel par son extension géographique (même si de facto, il se structura autour de l’Atlantique, de la Mer du Nord, de la Baltique et des rives septentrionales de la Méditerranée), sa composition socio-culturelle de frères théoriquement égaux, mais de confessions (même si la sortie hors de la Respublica cristiana demeura homéopathique) et d’opinions diverses, son organisation particulière, mélange d’Ancien Régime et de modernité et son but commun, structuré autour de quelques principes pas toujours respectés, la pratique sincère de la vertu, l’appropriation désintéressée du savoir et la recherche incessante de la vérité. La géopolitique maçonnique s’appuyait également sur la correspondance. Maçons, loges et obédiences se dotèrent progressivement d’un corpus officiel fixé par l’encre et le papier. Il est significatif que « être dans la correspondance de … » signifiait être dans le réseau d’un atelier ou d’un corps hiramique. Entre les frères, les loges et les institutions maçonniques voyageaient une correspondance officielle et/ou privée dont le but était d’asseoir la légitimité, le prestige et la compétence de l’expéditeur, voire du récepteur. Très rapidement, les réseaux de correspondance allaient être enjeux de pouvoir et source de rivalités, de querelles et de disputes sans fin. Durant tout le siècle, les patentes devinrent le point de focalisation de la géopolitique maçonnique. La distribution de patentes par des maçons, des loges ou des obédiences à des maçons, des loges ou des obédiences pour se constituer, faire des maçons, conférer des grades ou pratiquer des rites, devint un enjeu. Celui qui la sollicitait croyait légitimer sa fondation, celui qui la transmettait espérait renforcer son réseau. Comme on n’est jamais trop prudent, on n’hésitait pas à courir la patente. Ainsi La Candeur, sise à Strasbourg, sollicita des patentes auprès de la 1ère GLDF en 1763, puis auprès de la Grande Loge des Modernes (1772) dont elle devint la n ° 429, l’intégration dans le Directoire Ecossais de Bourgogneet des lettres d’agrégation auprès du GODF en 1777. La patente devint un objet de fierté et un instrument de contrôle, voire une source de revenus. Pourtant le maçon du XVIIIe siècle fut à la fois citoyen de ladite République évoquée ci-dessus et ressortissant d’un pays réel ce qui ne fut pas sans poser quelques contraintes géopolitiques. Typiques sont les allers-retours de L’Anglaise deBordeaux, constituée en 1732 par des marins et négociants irlandais, mais qui s’ouvrit dans la décennie suivante, sur un recrutement autochtone et adopta le français comme langue liturgique. L’atelier reçut de nouvelles constitutions de la Grande Loge des Modernes en mars 1766 et porta successivement les numéros 363 (1766), 298 (1770), 240 (1781) et 204 (1792) de cette obédience tout en constituant à son tour d’autres loges comme La Française, sise à Bordeaux (1740). Entrée dans la correspondance du GODF, elle reçut de lui des lettres d’agrégation en 1780. Ayant installé de son propre-chef, un autre atelier bordelais, L’Etoile Flamboyante aux Trois Lys, elle fut ostracisée par le GODF qui confirma la privation de sa correspondance en 1785. Une minorité de ses membres fonda La Vraie Loge Anglaise patentée par Paris cette même année. En 1790, L’Anglaise sollicita auprès du GODF des nouvelles lettres d’agrégation qui lui furent refusées. L’affaire ne se réglera qu’en 1803.

Oer-Weimarer_MusenhofLa franc-maçonnerie fut donc à la fois le produit et une certaine productrice de la géopolitique, mais à son tour elle put se lover dans les entreprises géopolitiques d’autrui. Durant tout le siècle, elle sera en interférence, en interdépendance et/ou en concurrence avec les académies, les salons, les clubs, les confréries religieuses, les cafés et les auberges. Il exista ainsi une géopolitique de ce que Daniel Roche nomme « l’espace des Lumières »[2]. Parfois, la franc-maçonnerie sera instrumentalisée par d’autres structures, notamment certains groupes et états qui chercheront à l’utiliser pour leurs propres fins géopolitiques. De là, la présence de loges « communautaro-nationales » dans le royaume de Naples ou l’Empire Ottoman. De même en Russie, dans les décennies 1770-1780, les 3000 maçons et la grosse centaine de loges se répartissaient entre influence anglaise derrière le poète Ivan P. Elaguine (1726-1793), secrétaire de Catherine II, nommé par Londres, grand-maître provincial en 1772, action du Système Suédois, animé par le prince Aleksander B. Kurakin (1752-1818), ancien ambassadeur à Stockholm, et le prince Gavrii P. Gagarin (1745-1808), tropisme vers la Stricte Observance Templière[3]. avec le comte A. I. Musin-Puskhin (1744-1811) et le général d’origine grecque Piotr I. Mélissino (1726-1797) ou prussophilie avec le Rite de Zinnendorf introduit par le baron Johann von Reichel (1729-1791). Ambitions et stratégies géopolitiques englobaient les objectifs maçonniques, les frères passant facilement d’une obédience à l’autre au gré de leurs intérêts et/ou choix. Ces transferts traduisaient également la mainmise du pouvoir autocratique sur les loges russes et leur adaptation à la politique étrangère de Saint-Pétersbourg. Dans un temps où bienfaisance, bonheur, urbanité et vertu étaient sensés aller de pair, les maçons, les loges et les obédiences occupèrent prioritairement les interstices de la société d’Ancien Régime, mais sans rompre avec lui, pour se créer des micro-espaces de rencontre et d’expression, à la fois en empruntant aux structures anciennes ou supposées telles, en voguant sur les formes associatives de la modernité, et en profitant au mieux des opportunités du temps. Ainsi se constitua, progressivement et crescendo, une géopolitique maçonnique dont le succès fut différent selon les climats et les années.

Des maçons à titre personnel participèrent à ce développement, à l’exemple de l’Allemand Stürtz que Pierre-Yves Beaurepaire qualifie joliment de « commis voyageur de l’Art royal »[4]. Avec des patentes de la loge berlinoise L’Union, dans la décennie 1740, il constitua des loges et initia des dizaines de frères, notamment à Francfort-sur-le-Main, sans compter les grades post-magistraux qu’il distribua allégrement. Certaines loges élitaires entrèrent également dans une construction géopolitique, comme L’Anglaise (Bordeaux), Les Vrais Amis de l’Union (Bruxelles), L’Orientale de Péra (Constantinople), L’Union (Francfort), L’Irlandaise du Soleil Levant(Paris)qui recevait les étudiants en médecine de l’Eire, La Candeur(Strasbourg) ou A l’Espérance Couronnée (Vienne). On peut citer comme archétypale Saint Jean d’Ecosse, sise à Marseille, devenue à la veille de la Révolution, une véritable obédience avec une trentaine de loges affiliées, dans le Midi méditerranéen français, sur les routes maritimes du Levant et dans les Antilles, sans compter la centaine d’ateliers à travers l’Europe avec laquelle elle était en contact. Saint-Jean d’Ecosse était constitué aux trois quarts, de négociants et assimilés. Les grandes familles endogames de la Chambre de Commerce de Marseille (Audibert, Clary, Hughes, Isnard, Samatan, Seymandi, Tarteiron) la dominaient. Les élites protestantes surreprésentées y trouvaient une reconnaissance sociale et un mode d’intégration. On y rencontrait également la plupart des consuls installés dans le port (Autriche, Danemark, Piémont-Sardaigne, Pologne et Toscane), et des représentants éminents de la noblesse locale et du pouvoir royal. L’atelier possédait une véritable stratégie géopolitique. L’affiliation au réseau était gratuite, argument non négligeable face au « don gratuit » (taxes) demandée par le GODF. Les loges-filles (Gênes, Palerme, La Valette, Saloniqueet Constantinople) se positionnaient sur les routes commerciales du port phocéen. A Smyrne (100.000 habitants à l’époque dont la moitié de musulmans et un tiers de Grecs), la succursale marseillaise portait un nom quasi-programmatique, Saint-Jean d’Ecosse des Nations Réunies. Elle fut un lieu de rencontre pour les négociants occidentaux et quelques représentants des élites économiques locales (chrétiennes presque exclusivement). Cependant, comme la plupart des loges du temps, elle pratiqua une maçonnerie à géométrie variable à cause de faiblesses structurelles (fort absentéisme, turnover, activités caritatives sélectives et variables, « symptôme d’Iznogou »), lesquelles étaient souvent dépendantes du contexte géopolitique.

C’est cependant au niveau des obédiences que l’analyse géopolitique s’avère la plus pertinente. En théorie, le cosmos maçonnique s’étendait au monde. En réalité, il s’identifiait à l’Europe-monde. Plusieurs conceptions obédientielles pour le structurer seront en concurrence. Schématiquement, on peut en retenir quatre :

a) L’anglaise. La Grande Loge de Londres (puis des Modernes) théorisa très tôt la constitution d’une sorte de Commonwealth maçonnique, organisé autour d’elle, autoproclamée Mère Loge du monde, avec une sorte de condominium désaxé (Londres premium) avec les Grandes Loges d’Irlande et d’Ecosse et une politique de constitution, hors de l’Angleterre, de grandes loges provinciales et de 30 grands maîtres provinciaux, nommés entre 1730 et 1789, parfois sans troupe, quelquefois gagnés par l’indépendance comme François Bonaventure du Mont, marquis de Gages (1739-1787), fait grand maître provincial en 1770 des Pays-Bas autrichiens (l’actuelle Belgique), qui fit de sa province une entité maçonnique autonome, négligeant de payer les taxes à Londres et délivrant des patentes. En théorie, l’obédience anglaise s’interdisait de créer, directement des loges, dans la sphère géopolitique des grandes loges provinciales. Elle dérogera souvent à ce principe. Surtout, la Grande Loge des Modernes s’autoproclama le droit de reconnaître ou pas, de proclamer régulier ou pas, tel corps maçonnique tout en s’opposant à la territorialisation et à la nationalisation des corps maçonniques. Mais la cause principale de l’échec de ce modèle géopolitique fut la longue guerre (1751-1813) entre les Modernes et les Anciens en Angleterre et dans les colonies britanniques et la résistance des obédiences nationales et nationalistes à Londres.

220px-Carl_Gothelf_von_Hund_und_Altengrotkaub) La « germanique » représentée par la Stricte Observance Templière (S.O.T.), constituée dans la décennie 1750 par le baron silésien Carl Gotthelf von Hund und Altengrotkau (1722-1776) et qui périclitera, victime entre autres de son germano-centrisme, après la mort du duc Ferdinand de Brunswick-Lunebourg-Wolfenbuttel (1721-1792), son dernier grand maître depuis 1772. La S.O.T. s’inscrivait dans l’activité constante de sociétés secrètes transallemandes qui participèrent au processus d’homogénéisation politique et culturelle des élites germanophones. On peut donc la lire comme la version maçonnisante du Reichspublizistik, ce vaste corpus de textes juridiques et historiques rassemblés aux XVIIe et XVIIIe siècles et débouchant sur un espace public de discussion sur la nature du Reich. Ce « Corps germanique » était à la recherche à la fois d’une réalité géopolitique et d’un corpus mysticum. D’une certaine manière, la S.O.T. se présentait comme une contribution des maçons « germaniques » à un projet faisant reposer un rêve de Reich maçonnique sur des assisses géopolitiques réelles, une sorte, si l’on peut oser, de Saint Empire Universel maçonnique à base aristocratique allemande. Ce dessein, porté dans une Europe confessionnelle divisée, supposait de restaurer l’unité du continent sur les bases d’un christianisme œcuménique dit primitif ou sur celles d’une religion universelle (catholique stricto sensu). On n’est donc pas surpris de voir dans cette vision géopolitique d’une Europe-monde réunifiée via une franc-maçonnerie chevaleresque, des projets de levée militaire envisagée par le prince roumain Alexander Murusi, hospodar de Valachie pour reconquérir la Jérusalem terrestre. Mais comme souvent, les métaux reprirent leurs droits. Divers maçons comme Joseph de Maistre (1753-1821) ou Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824) pensèrent utiliser la S.O.T. pour ramener les brebis égarées du protestantisme, voire de l’orthodoxie, dans le giron de la Sainte Eglise Romaine, contribuant à l’échec global.

c) La française. Dès qu’elle s’affranchira de Londres, la 1ère Grande Loge de France (1736-1776) se dotera d’une relative stratégie géopolitique. Elle cherchera, en vain, d’abord à contrôler tous les maçons et ateliers du royaume. En 1765, elle mit sur pied une commission chargée d’organiser le corps maçonnique sur des bases nationales. Le traité signé cette même année avec la Grande Loge des Modernes ne fut qu’une sorte de gentleman’s agreement éphémère.Paris allait demander à toutes les loges de France, constituées parLondres, de se faire reconstituer par lui, ce qui n’ira pas sans poser de problème, comme le montrent, par exemple, les réticences del’Anglaise, sise à Bordeaux. En revanche, Londres eût aimé traiter la1ère GLDF comme une simple grande loge provinciale. L’hériter de cette dernière, le Grand Orient de France, constitué en 1773, tenta d’imposer un projet géopolitique maçonnique hélio-centré : une série d’obédiences nationales « tournant » autour du GODF, nouveau centre-soleil du monde hiramique. Aussi les tentatives de 1775-1777 avec Londres pour aboutir à un nouveau traité échoueront d’autant qu’elles se déroulaient dans le contexte de la guerre d’indépendance des futurs Etats-Unis d’Amérique (1775-1783). Après le déclin de la S.O.T. en pays germanophone, l’influence duGODF devint prépondérante en Europe continentale, notamment au Danemark, dans les régions rhéno-westphaliennes, dans les Pays-Bas autrichiens, dans divers ports italiens ou en Pologne. Comme pour Londres, hors des frontières françaises, les résistances de certaines obédiences nationales briseront l’héliocentrisme maçonnique du GODF. En France, l’impuissance du GODF à unifier la franc-maçonnerie française et à créer un système unique de grades post-magistraux, notamment sa rivalité avec le Grand Orient dit de Clermont (1773-1799), ainsi que la résistance de divers Mères-Loges comme la marseillaise Saint-Jean d’Ecosse, contrarieront le projet géopolitique maçonnique à la française.

d) La prussienne-suédoise ou la franc-maçonnerie, appareil idéologique d’Etat. Dans divers Etats, la franc-maçonnerie fut plus ou moins autoritairement intégrée dans le système étatique. Ce fut le cas de la Prusse. Le roi Frédéric II protégea la loge berlinoise Zu den Drei Weltkugen (Aux trois Globes), fondée en 1740 et devenue, le 24 juin 1744, Grosse Konïgliche -Mutterloge. En 1774, il accorda « sa très gracieuse protection, sauvegarde et faveur » à la jeune Grosse Landesloge der Freimaurer von Deutschland in Berlin, fondée en 1770 à l’initiative de Johann Zinnendorf (1731-1782). Quelques semaines avant sa mort, le monarque assura, dans un courrier adressé à laRoyal York zur Freundschaft[5], que tout maçon vertueux et bon citoyen pourrait compter sur sa protection. Son neveu et successeur, Frédéric-Guillaume II, roi en 1786, protecteur de la Mère Loge Aux Trois Globes (1770), membre d’honneur de la loge berlinoise Aux Trois clés d’Or (1772), ne fréquentera plus les loges mais, le 9 février 1796, confirmera sa protection à l’Ordre. Son fils, Frédéric-Guillaume III, roi de Prusse en 1797 mais profane, dans une lettre du 29 décembre 1797 à la Grand Loge Royal York, dédouana les maçons prussiens des soupçons d’«entreprises subversives ». Il accorda à ladite obédience, quelques jours plus tard, les droits dont bénéficiaient déjà les deux autres Grandes Loges. Par un édit du 20 octobre 1798, le roi prohiba les réunions illicites et les sociétés secrètes, mais l’article III excluait du champ d’application du texte les trois obédiences à qui fut attribuée la pratique exclusive[6] de la franc-maçonnerie en Prusse. Les trois institutions se transformèrent  en une sorte de service public maçonnique concédé. En échange d’un monopole étatique protecteur, elles devinrent des relais d’Etat. En Charles XIII, Suède, le roi Adolphe 1er Fréderic se fit protecteur etObergrofmeister de la franc-maçonnerie suédoise en 1753. Son fils Gustav III, roi de 1771 à 1792 fut proclamé à son avènement protecteur de l’Ordre, puis Vicarius Salomonis. Son frère Charles, duc de Sudermanie, futur Charles XIII, devint Orden Meister et grand maître de la franc-maçonnerie. Il unifia cette dernière et mit en place un nouveau régime maçonnique ésotérico-chrétien dit Système Suédois, structuré en trois classes et huit grades. Pour l’intégrer pleinement au pouvoir, Charles XIII constitua en 1811, une décoration d’Etat, l’Ordre de Charles XIII, limité à trente membres obligatoirement maçons, et qui existe toujours. Le Système Suédois devint monopolistique en Suède, puis connut une certaine expansion en fonction des avancées géopolitiques du royaume deSuède. Autour de la Baltique, entre concurrence et coopération, les franc-maçonneries des états riverains servirent de support à leur géopolitique, comme elles jouaient le rôle d’appareil idéologique à l’intérieur des frontières.

Globalement la géopolitique maçonnique recoupa les intérêts politiques et économiques des Etats. Durant le siècle, l’Ordre se dilua malgré les convents internationaux qui tentèrent en vain de définir la « science » maçonnique : Altenberg (1745), Kolho (1772), Brunswick (1775), Lyon (1778), Wolfenbüttel (1778), Wilhelmsbad(1782) ou ceux des Philalèthes (1784/5 & 1787). In fine, l’Ordre voulait construire le nouveau Temple de Jérusalem, ici et maintenant. On ne peut négliger également l’utopie géopolitique maçonnique comme le dessein du baron de Hund, cité ci-dessus qui envisageait de faire du Labrador une colonie-modèle de peuplement nobiliaire à l’abri des fureurs et des vices du monde profane ou les projets de cités hiramiques idéales « nesomanes » en Australie ou à Lampedusa. Las, les frères, les loges et les obédiences se complurent souvent dans une très profane nouvelle Babel. Aucun système maçonnique transnational ne parvint à s’imposer. Malgré le rêve d’œcuménisme, les discours universalistes et le cosmopolitisme ambiant, la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle, de plus en plus polymorphe, se nationalisa progressivement.

 

Bibliographie sommaire :

* Beaurepaire Pierre-Yves, La République Universelle des francs-maçons. De Newton à Metternich, Rennes, Ouest-France, 1999 ;L’Europe des francs-maçons, Paris, Belin, 2002 ; L’Espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au XVIIIe, Presses Universitaires de Rennes, 2003.

* Giarrizzo Giuseppe, Massoneria e Illuminismo nell’Europa del Settecento, Venise, Marsiglio, 1992.

* Hivert-Messeca Yves, L’Europe sous l’acacia, Paris, Dervy, 2012, tome 1, Le XVIIIe siècle.

* Jacob Margaret, Living Enlightenment. Freemasonry and Politics in Eighteeth Century Europe, Oxford Universiry Press, 1991.

* Reinalter Helmut, Die Rolle der Freimaurerei und Geheimgesellschaften im 18. Jahrhundert, Innsbruck, Scientia 39, 1995.


Notes :
[1]La géopolitique, Paris, PUF, 2004, p. 4.
[2]Le siècle des Lumières en province. Académies et académiciens provinciaux 1680-1789, Paris-La Haye, 1978, tome 1, p. 300.
[3]Voir plus loin.
[4]L’espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au XVIIIesiècle, Presses Universitaires de Rennes, 2003, pp. 99-102.
[5]Issue d’une loge berlinoise de la Mère Loge Aux trois Globes, Aux trois Colombes, créée par des Français en mai 1760, devenue l’Amitié aux Trois Colombes (1761), puis Royal York de l’Amitié, après la réception du prince Edouard, duc d’York, frère du roi George III, la loge se sépara et se proclama Grosse Loge von Prussen, en juin 1798puis ajoutera en 1845 à son titre distinctif gennant Royal York zur Freunschaft.
[6]Ce monopole ne sera supprimé qu’en 1893 par un jugement de la Haute Cour administrative de Berlin.