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La très mirifique vie de Samuel Henri Avigdor, bourgeois gentilhomme, entrepreneur et diplomate

Fils du banquier, négociant et entrepreneur juif niçois[1]Isaac Samuel Avigdor (1773-1849), député (1806-1807) au Grand Sanhédrin convoqué par Napoléon, conseiller municipal de Nice (1808-1813), consul de Prusse et le plus « apparent » de la communauté israélite niçoise dans la première moitié du XIXe siècle, et de la bordelaise Henriette Pauline Gabrielle Raba, Henri Salomon Avigdor naît à Nice, le 17 juin 1816. Il aura trois sœurs et trois frères, tous nés à Nice.

Le 24 juin 1840, à Londres[2], à vingt-quatre ans, il épouse Rachel Goldsmid (19 septembre 1816-5 novembre 1896), neuvième enfant du banquier et entrepreneur Isaac Lyon Goldsmid (1812-1856), futur premier baronnet juif du Royaume-Uni (1846) avec autorisation de porter -le titre portugais de baron de Palmeira, et de Bayla Isabel Goldsmid (1788-1860). La mariée qui avait reçu une solide éducation privée par divers précepteurs, notamment le poète Thomas Campbell (1777-1844), recteur de l’Université d’Edimbourg (1827), était la cousine germaine d’Emily Goldsmid, fille d’Aaron Asher Goldsmid (frère d’Isaac Lyon) et de Sophia Salomon. Elle avait épousé l’année précédente Moïse Jules Avigdor, frère aîné d’Henri Salomon. Le couple Avigdor cadet aura quatre enfants[3] : Elim Henry (1841-1895)[4], Isabel Olga (1843-1926), mariée au peintre Horatio Joseph Lucas (1839-1873), Sergius Henry  (Londres 1849/Londres 1912) qui aurait relevé le titre de duc d’Acquaviva (marié à Elizabeth Bessie Strahearn (1859-1922) d’où une fille et deux fils) et Boleslas (Paris 1853-Sydney 1881). La comtesse Avigdor-Goldsmid s’investira dans la vie caritative juive londonienne, puisque elle sera, entre autres, présidente du Ladies’Committe of the Jews’ deaf and dumb Home, membre des comités de la Jewish Convalescent Home, du Jewish Board of Guardians et de la West End Sabbath School, et secrétaire honoraire du West End Charity[5].

Henri-Salomon, installé chez sa belle-famille, s’était lancé dans les affaires. En 1846, il était actionnaire de la banque londonienne Bischoffsheim-Goldschmidt[6]. Parallèlement, il mena une carrière de journaliste mondain[7]. Il n’oublia pas pour autant ses coreligionnaires français, puisque l’année précédente, il avait publié, en réponse à un texte antisémite, une brochure[8] dédicacée à Benjamin Disraëli[9], qui se voulait tout autant défense d’Israël que laudation du futur premier ministre britannique, lequel répondra par une lettre polie datée du 28 décembre.

En 1846, Rachel et Henri divorcèrent. Les enfants restés auprès de leur mère, demeureront dans la religion juive et feront souche en Grande-Bretagne où la famille est toujours représentée. Est-ce la conversion d’Henri Salomon au catholicisme romain qui contribua à cette séparation ? Ou le contraire[10] ? Quoiqu’il en soit, cette même année, Avigdor accepta d’être consacré chevalier de l’Ordre [catholique] de la Rédemption, « relevé » par le « prince » Alexandre de Gonzaga-Mantoue-Castiglione. C’est également dans ces années qu’il aurait été fait comte romain[11] par le pape Pie IX. Henri-Salomon retourne à Nice. En 1849, Avigdor devient sous-lieutenant de la Compagnie K de la Garde nationale locale. Le 4 novembre 1849, meurt son père qui est souvent considéré comme le premier véritable capitaliste niçois. 1849 avait vu la défaite piémontaise de Novare et l’abdication du roi Charles-Albert (21-23 mars). Pour payer ses dettes, le Piémont-Sardaigne du nouveau roi Victor-Emmanuel II avait besoin d’argent. Avigdor, entre autres, s’entremit, pour servir les intérêts des Rothschild qui cherchent à s’implanter à Turin[12].

Député à l’élection supplémentaire des 2 et 4 février 1850 (4e législature), élu par le collège de Gavi (Novi Ligure), puis réélu dans la 5e législature de la Chambre subalpine (Palazzo Carignano) à Turin, il s’intéresse aux questions économiques, financières, douanières et commerciales[13], notamment en 1851 où il joue un rôle actif lors de la discussion du traité de commerce franco-sarde du 6 février et du projet de loi pour la réforme du tarif douanier présenté le 14 avril, par les ministres Constantino Nigra (1828-1907) et Camille Cavour (1810-1861)[14]. Il n’en oublie pas pour autant les intérêts notamment économiques de Nice, comme le montre son discours du 19 juin 1852[15], en corrélation avec l’action de son frère Moïse Jules qui avait organisé, l’année précédente, des manifestations contre le projet d’abolition du port franc de Nice. Selon le Courrier du grand-duché de Luxembourg[16], Avigdor, pressenti pour être ministres des finances du gouvernement Cavour en formation aurait refusé, à moins que ce dernier n’ait pas voulu de lui, en souvenir du duel[17] auquel se livrèrent les deux hommes le 13 avril 1850 ? Pourquoi abandonna-t-il son mandat électoral? Hostilité du nouveau gouvernement ? Volonté de travailler au rattachement de Nice à la France ? Voulait-il jouer les bons offices entre le Piémont et la France ?[18] On le disait proche du prince-président Louis-Napoléon Bonaparte qui le nomma dans l’Ordre de la Légion d’Honneur (août 1851). Néanmoins très libéral à l’anglaise, il sait se montrer prudemment critique. Ainsi en réponse à un ouvrage laudateur du régime impérial, écrit pour Louis Véron (1798-1867), député bonapartiste de Sceaux (1852-1860), ancien propriétaire du Constitutionnel (1834-1852), ancien directeur de l’Opéra de Paris (1831/5), il publie sous le pseudonyme de Gros-Jean Mathieu, fermier normand une brochure intitulée Où en sommes-nous ? Lettre à M. Véron (Paris, 1857) dans laquelle il discute la politique fiscale gouvernementale trop favorable aux rentiers et pas assez aux actionnaires et aux entrepreneurs.

Jusqu’alors, son itinéraire parlementaire était allé, de pair, avec ses initiatives entrepreneuriales. En 1852, il figure sur les listes électorales de Nice comme « loueurs d’appartement »[19]. Le 4 octobre de cette année, il cofonde la Compagnie transatlantique de navigation, présidée par le banquier et sénateur Carlo Bombrini (1804-1882), sise à Gênes, dont les activités commenceront début 1854. Le 29 mai 1853, la Société ferroviaire Victor-Emmanuel (Chambéry), dont il est également actionnaire[20], obtient une concession royale pour la construction et l’exploitation de la ligne Modane-Genève. Les 23-27 juillet 1853, à Paris, il est un des quatorze fondateurs de la Compagnie générale des eaux[21]. Il sera également administrateur de la Société ferroviaire Pio Latina Rome-Frascati et Rome-frontière napolitaine, autorisée par décrets pontificaux des 8 novembre 1854 et 31 mars 1858, et présidée par Félix de Saulcy. En 1854, la Société universelle pour l’encouragement des Arts et de l’Industrie l’admet en son sein. En 1856, déjà administrateur, il devient président de la Compagnie des chemins de fer départementaux à la suite du gérant-fondateur le comte Mancel de Valdouer. En 1858, on le retrouve au conseil d’administration de la Compagnie universelle du canal maritime de Suez, présidée par Ferdinand de Lesseps. Copropriétaire du journal La Nouvelle, il devient un représentant typique du capitalisme triomphant, n’hésitant pas à investir dans des secteurs variés comme la prospection et l’éventuelle exploitation des gisements de cuivre, de fer et de plomb de Sidi-ben-Aïssi, près de Ténès, en Algérie (1856-1858). Malgré cela (ou peut-être à cause ?), à la mort de son frère aîné, Moise Jules (1812-1855), consul de Prusse et de la principauté de Lucques à Nice, la direction de la maison Avigdor aîné et fils passe à son frère cadet Septime Nephtali (1818-1874).

Si l’on en croit les documents relatifs à la loge Saint-Lucien, Avigdor sera fait maçon le 11 janvier 1853 dans cet atelier parisien, un des plus huppés du Grand Orient de France où il côtoiera le conseiller d’Etat, Alfred Blanche (1816-1893), le prince Pierre Bonaparte (1815-1881), le comte Xavier Branicki (1815-1879), administrateur du Crédit Foncier, le député de l’Hérault, Emile Doumet (1796-1869), le banquier Léopold Javal (1802-1872), député de l’Yonne, le jeune prince Joachim Joseph Murat (1833-1894) et le sénateur Félix Caignard de Saulcy (1807-1880), polytechnicien, président de la Commission topographique des Gaules, cité plus haut. Le 26 octobre, il reçoit le même jour, les grades de compagnon et maître. Il semble avoir fait pendant quelques années maçonnerie buissonnière, avant de « revisiter les colonnes » et de devenir orateur de Saint-Lucien pour l’année 1858. Dans la décennie 1860, il change d’obédience et s’affilie au Suprême Conseil de France, sous la présidence du Grand Commandeur Jean Pons Viennet (1777-1868), membre de l’Académie française (1830). Il sera pendant plusieurs années, le député à Paris de la loge niçoise « écossaise », la Philanthropie Ligurienne où maçonnent son frère Septime-Nephtali, les négociants Adolphe Bacquis et Jean-Baptiste Barralis, Alfred Borriglione (1841-1902), futur maire de Nice (1878-1886), l’hôtelier Pierre Chauvain, Edouard Gilly (frère de Jules, (1830-1898), autre futur maire de Nice (mai-novembre 1898), le lieutenant Louis Lubonis ou le notaire Joseph Thaon.

En mars 1859, le nouveau chargé d’affaires de Saint Marin à Paris obtient l’exequatur avant d’être admis en audience officielle par l’Empereur Napoléon III. En récompense, Avigdor, nommé lieutenant colonel de la garde, est agrégé au patriciat san marinois. Au mois de juin suivant, Avigdor, profitant de ses relations nouées dans la décennie 1840, se rend à Londres, se fait recevoir par le Premier Ministre, Lord Henry Palmerston (1784-1865), puis par la reine Victoria qui l’accepte comme chargé d’affaires et ministre plénipotentiaire de Saint Marin auprès du gouvernement de sa Gracieuse Majesté. En octobre, son entregent lui permet d’être accrédité, par le roi Léopold Ier, comme ministre de la « République du Titan » auprès de Bruxelles. Il occupera également les fonctions de consul de Russie à Toulon (décennie 1860). Sa diligence diplomatique n’excluait pas d’autres tentatives. Ainsi selon le théoricien libertaire Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), Avigdor l’aurait contacté pour collaborer à un nouveau journal (sans doute après le succès d’estime suite à la publication de l’essai paradoxalement très libéral de sa Théorie de l’impot. Question mise au concours par le conseil d’Etat du canton de Vaud , Bruxelles, 1861) mais lui aurait ensuite écrit pour l’informer que l’autorisation de créer le périodique lui avait été retirée quand les autorités apprirent que ledit Proudhon devait y écrire (cf. sa Correspondance, tome X (1860/1), Paris, A. Lacroix et cie, 1875, p. 342 et 346).

 Toute cette activité avait pour but de joindre l’agréable (les honneurs et les affaires pour lui) à l’utile (pour Saint Marin, dont l’avenir dans le nouvel espace géopolitique européen était loin d’être acquis). Alors que le processus d’unification de l’Italie était en marche, la République du Titan  cherchait à assurer sa survie. Parmi les mutiples idées mises en avant, celle de créer une décoration de prestige fut retenue. Le projet était dans l’air depuis plusieurs mois. Lors de la campagne d’Italie (avril-juillet 1859) entre les Franco-piémontais et les Autrichiens qui se termina par l’armistice de Villafranca du 8 juillet, Avigdor, le 10 juin, écrivait aux deux capitaines-régents Giuliano Belluzzi et Pasquale Marcucci :

« In vista delle circostanze che debbano verificarsi dopo la Guerra conviene di preparare anticipatamente tutti i mezzi di persuasione dei quali ciascuno Stato può servirsi. Fra quelli che la diplomazia usa sempre impiegare tengono un gran posto le decorazioni le quali lusingano l’amor proprio degli uomini, e soddisfano la loro ambizione. La Repubblica avendo la sua medaglia, io non voglio proporre ch’ella cambi, ma io raccomando alla di Lei attenzione la nota qui acclusa la quale credo essere nell’interesse del Governo di considerare attentamente. Anzi io la impegnerei a prevalersi della Sua giusta influenza per far passare la mia proposizione relativamente alla medaglia. Bisogna riflettere che in appoggio della loro forza materiale gli altri Stati d’Europa hanno il denaro, le influenze di parentela, i ranghi, i gradi, le posizioni che possono dare, e i titoli . La nostra republica non ha che la sua modesta medaglia, mentre ignoro s’ella possa accordare titoli. Conviene dunque sviare con abilità il problema di questa modesta decorazione nel servizio e la conservazione della republica« 

Le zélé diplomate suggérait de rendre la décoration « piu appariscente » et de l’attribuer à des personnalités susceptibles de défendre les intérêts sanmarinais.

Le 13 août 1859, le Consiglio Grande e Generale de San Marino instituait un Ordre équestre en cinq classes dont les règlements d’application furent établis par un décret du 22 mars 1860 (texte modifié les 27 septembre 1868 et 11 janvier 1872). Entre temps, la marche vers l’unité italienne continuait.  En juin 1859, à l’initiative de la Società Nazionale, Bologne se soulevait contre l’autorité pontificale. Quelques jours plus tard, des évènements similaires se déroulèrent à Ferrare, Forli et Ravenne. Le 14 juillet, Massimo d’Azeglio (1798-1868) fut nommé commissaire sarde en Romagne. Le 8 décembre, ladite province fut unie à Parme et Modène pour former une province royale qui sera rattachée le 18 mars 1860 au royaume de Piémont. Les Piémontais étaient aux portes de la République du Titan. Si l’on en croit divers journaux britanniques, notre diplomate aurait alerté Napoléon III sur les risques d’annexion de la part du Piémont et aurait obtenu son accord pour préserver l’indépendance de Saint Marin. La presse française est plus dubitative sur cet épisode.

La famille Avigdor va être intimement associée aux événements qui verront l’union du Comté de Nice et de la Savoie à la France (1860). Ainsi, son frère Septime Nephtali en tant que président de l’Université israélite de Nice s’adresse à la communauté juive pour l’inviter à voter en faveur du rattachement. Le 20 novembre 1860, un arrêté préfectoral convoque les électeurs des nouveaux arrondissements français de Nice et de Puget-Théniers pour les 9 et 10 décembre à l’effet d’élire un député au Corps législatif, à Paris. Deux jours plus tard, Avigdor présente sa candidature et son programme. Le 1er décembre, le préfet des Alpes-Maritimes (1860-1861), Roland Paulze d’Ivoy « recommande » la candidature « officielle » de Louis Lubonis (1815-1893), ancien gouverneur provisoire du Comté lors de la période de transition (1860), entraînant le retrait des autres candidats (Cessole, Pollonnais, Rapetti, Rastoin-Brémond) à l’exception notable d’Avigdor. Une partie de la presse locale, aux ordres, qui ne l’avait pas épargné, se déchaîna. On lui reprocha pêle-mêle ses origines, ses affaires, son changement de religion, son libéralisme, son absence de Nice et d’être le candidat des « mécontents de toutes catégories »[22]. Avigdor ne baissa pas les bras pour autant. Il fit savoir qu’il disposait d’appuis importants dans l’entourage impérial (propos démentis officiellement par le ministère de l’intérieur, le 9 courant). Le journaliste Albin Mazon (1828-1908) qui le combattait, reconnaît qu’il mène « sa campagne avec beaucoup d’activité ». C’est à cette occasion qu’il fera publier certains de ses discours relatifs au comté, prononcés à la Chambre de Turin. Ses querelles ne passionnèrent guère les électeurs. Le combat était inégal. Le résultat fut sans appel : Lubonis fut élu avec 11 444 voix contre 4 657 à Avigdor[23].

Cet échec politique va pousser Henri Salomon à s’investir plus avant dans sa carrière diplomatique et mondaine et dans la vie parisienne. Après avoir habité dans divers appartements, il devient propriétaire d’un hôtel particulier, sis 20, Cours-la-Reine, à Paris et du château de Bures[24], alors dans la Seine-et-Oise. Peut-être pour oublier sa frustation électorale, Avigdor chercha-t-il un dérivatif dans une reconnaissance aristocratique ? Début janvier 1861, il écrit aux capitaines-régents Domenico Fattori et Melchiorre Filippi pour solliciter un titre de noblesse, alors que Saint Marin s’était toujours refusé à en conférer à quiconque.  Il reçoit une première réponse négative le 11 février 1861. Il va répondre à la régence par un long plaidoyer pro domo, rappelant les usages nobiliaires des républiques italiennes médiévales, son engagement auprès de Saint Marin, ses entrées auprès de Napoléon III et la somme de 20 000 francs qu’il aurait consacrée à la cause sanmarinaise. Il ajoute même qu’il est prêt à garder le secret sur la délivrance dudit titre. Le 10 avril, un courrier lui annonce que les autorités sanmarinaises avaient donné leur accord pour une suite favorable à sa requête. Le 21,  la nomination est officialisée par le Grand Conseil. Le 23, l’heureux impétrant est averti qu’il est élevé au grade  de Grand Croix à titre civil, plus haute classe de la nouvelle décoration présentée ci-dessus et titré duc d’Acquaviva, un des neuf castelli de Saint Marin. Cependant la délivrance du titre était soumise à une condition draconienne : la reconnaissance par l’Italie de l’indépendance de Saint Marin. La république n’avait pas voulu perdre un solide appui à Paris. De plus, Avigdor avait deux fers au feu puisqu’il était également diplomate monégasque.

Le 2 février 1861, il signe, comme comte Serge-Henri d’Avigdor, plénipotentiaire de Charles III[25] (1818-1889), prince souverain de Monaco (1856-1889), avec Prosper Faugère (1810-1887), sous-directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères, le traité de Paris entre l’Empire français et la principauté de Monaco portant cession à la France des communes de Menton et de Roquebrune. Le 25 courant, le souverain le fait Grand-Croix de l’Ordre de Saint-Charles, la plus haute classe de la plus importante distinction de la principauté, créée en mars 1858. Quelques mois plus tôt, il avait été fait Grand Officier de l’Ordre du Lion et du Soleil de Perse par le Shah Nasser-al-Din, Grand Commandeur de l’Ordre du Sauveur, par le roi de Grèce, Othon 1er, Commandeur des Ordres, royal de François 1er des Deux-Siciles et ducal de Saint-Louis de Parme et Officier de l’Ordre royal de Saint-Maurice et Saint-Lazare, par le roi Victor-Emmanuel II. Serge-Henri comme comte d’Avigdor et duc d’Acquaviva signera encore la convention relative à l’union franco-monégasque du 9 novembre 1865.

Arsène Houssaye (1815-1896)[26] le décrit ainsi :

« …Le duc d’Acquaviva était un homme de lettre qui cachait ses œuvres. On ne peut pas jouer tous les rôles ; il joua fort bien le sien, c’est-à-dire le duc d’Acquaviva. Ce fut un comédien charmant qui ne prit jamais au sérieux son rôle d’ambassadeur extraordinaire, quoiqu’il fût ambassadeur d’un roi et d’une république : il est vrai que c’était le prince de Monaco et la république de Saint-Marin. Mais que nous font les titres, à nous qui ne cherchions que l’homme dans l’homme ? D’Acquaviva avait beaucoup d’esprit argent comptant ; certes, il lui en fallait pour se faire accepter come duc et ambassadeur. Il avait devant la raillerie, la belle désinvolture italienne. Du reste, beau cavalier, d’une élégance parfaite, coiffé et chaussé comme pas un, il avait eu l’art de mettre les femmes de son côté… »[27]

Le 19 avril 1863, le duc d’Acquaviva présente ses lettres de créance monégasques à l’Empereur Napoléon III. A l’automne, il sollicite, auprès de la Régence de Saint Marin, pour une dame « présentée comme une parente, mais sans précision du lien de parenté », un titre nobiliaire. L’heureuse élue est Marie Caroline Payart dite Fitz-James[28] qui obtiendra le 7 décembre 1863, le titre de duchesse de Faetano. Le 8 décembre 1865, à Rome, dans une chapelle privée du Vatican[29], elle épousera David Albert Lionel Avigdor (1845-1874), futur consul (1868) de Saint Marin à Nice, fils de Moïse-Jules et neveu d’Henri. Notre diplomate fut moins heureux avec son « projet financier » d’une loterie au capital de 6 000 000 de francs, présenté le 10 novembre 1863, mais repoussé au printemps suivant par le Grand Conseil Général san marinois. C’est sans doute à cette époque qu’il sera fait Camérier secret d’épée et de cape, par le pape Pie IX.

A Paris, Avigdor devint une figure de la vie mondaine de la capitale, mais à un niveau moindre que ces « Messieurs » du Jockey-Club où il ne sera jamais admis. Un tantinet dandy, mais pas vraiment « lion » des Boulevards, hôte assidu des salons, des bals, des théâtres et des restaurants en vogue de la capitale, son allure, ses décorations et titres souvent moqués[30], et sa fortune lui permirent de tenir le rang qu’il s’était fixé, même s’il fut parfois boudé par le « Vieux Faubourg ». Les armes du duc d’Acquaviva étaient parti de gueules à l’étoile d’argent en chef et d’azur à un lion d’argent. supports : deux lévriers . Cimier : un lion issant. st celle de plusieurs écoles anglo-saxonnes : Honore et Labore. Sa visibilité lui valut quelques attaques teintées parfois d’antisémitisme, comme dans Le Gaulois (1869) ou de la part du comte Horace de Vieil-Castel (1802-1864) qui le nommait Le petit Avigdor, en l’associant aux autres banquiers juifs, les Rothschlid, Pereire et Fould (Mémoires, t. 2, Paris, 1883) . Ses relations furent éclectiques, du romantique baron Isidore Taylor (1789-1879), ancien administrateur de la Comédie-Française (1825-30, 1831-38) au « léocide » Jules Gérard (1817-1864), maréchal des logis des spahis, qui servit de modèle pour Tartarin de Tarascon. Sans présence féminine « officielle » à ses côtés, il ne tint point salon. Il fut un mécène modeste. Ses tentatives littéraires eurent peu d’écho. D’obscurs littérateurs lui dédièrent des livres, comme Pélissier de Lamoulière, pour sa nouvelle vénitienne, L’âme de l’Italie (Schiller aîné, 1861) car en bon diplomate, en échange de l’indépendance de Saint Marin,  Henri Salomon militait également pour l’unification complète de l’Italie. Néanmoins, Avigdor continua sa « moisson » de décorations : la Croix du Mérite par l’Empereur François-Joseph, l’Ordre de Saint Ferdinand, par la reine Isabelle II d’Espagne, et le Nicham Iftikar, par Muhammad al Sadid (Sadok), bey de Tunis. Il se fit également recevoir dans diverses sociétés savantes comme la Société de Géographie, sise alors, 3 rue Christine, à Paris ou la Société centrale d’Agriculture, d’horticulture et d’acclimatation de Nice et des Alpes-Maritimes. Cependant il prit ses activités diplomatiques très au sérieux si l’on se réfère à sa volumineuse correspondance conservée aux archives d’Etat de Saint Marin. Diverses dépêches, écrites d’une plume élégante, traduisent une finesse d’analyse des faiblesses, notamment militaires et diplomatiques, de l’Empire français et prévoient, avec une certaine clairvoyance, l’enchaînement et l’issu du conflit franco-prussien. Selon ses propres dires, le 29 juin 1870, aux Tuileries, il osa dire à Napoléon III qu’il courait à la catastrophe[31].

Dans Paris assiégé, puis révolté (1870-1871), Avigdor resta à son poste[32]. Lors des évènements révolutionnaires parisiens du printemps 1871, il recueillit des anti-communards et réussit à faire reconnaître par la Commune le droit d’extra-territorialité de la légation. Cette action fut saluée par quelques journaux italiens, comme Il Giornale di Napoli[33]. Le 20 juillet 1871, il présenta à Adolphe Thiers, chef du pouvoir exécutif depuis février 1871, ses lettres de créance monégasques et en profita pour prendre, avec l’accord des autorités françaises, le titre de Ministre Résident de Saint Marin à Paris.

Henri Salomon mourut dans son hôtel parisien, le 21 décembre 1871. Ses obsèques religieuses furent célébrées, le 24, en l’église Saint-Pierre-de-Chaillot, en présence du corps diplomatique, par l’auditeur de la Nonciature apostolique, Mgr Giovanni Capri, futur internonce à La Haye (1874-79). Le deuil était conduit par son neveu le chevalier Albert David, les cordons du poêle tenus par Lord Richard Lyons (1817-1887), ambassadeur britannique à Paris, le chevalier Constantin Nigra (1828-1907), ambassadeur italien, Prosper Faugère, cité plus haut, et l’industriel Victor Herran (1803-1887), ministre plénipotentiaire du Salvador.

Henri-Salomon Avigdor fut un représentant typique de la grande bourgeois européenne du XIXe siècle, en pleine ascension passant d’un capitalisme commercial « régional » à un système de réseaux politico-financiers transnationaux. C’était un esprit cosmopolite, entreprenant, mobile, ouvert sur le nouveau monde capitaliste structuré par le chemin de fer. Il symbolisa le passage d’un universalisme à un autre : son pays fut le monde occidental qui s’étendait et se modernisait au rythme d’une maîtrise galopante de la Nature. Mais pour lui, de manière paradoxale, cette adhésion à la modernité se fit par un désir/assimilation à un modèle français aristocratique « étroit », léger, courtois et mondain, une certaine idée la France.


Notes :

[1]Ponty Vicky, La communauté juive de Nice : l’exemple de la famille Avigdor (début XVIIe-fin XIXe), mémoire de Master 2 d’histoire sous la direction de Beaurepaire Pierre-Yves, Nice, 2007.

La date de naissance d’Henri-Salomon est mentionnée, manu proprio, sur son « testament » maçonnique de 1853. Divers documents donnent d’autres dates : 1814, 1815, 1818 ou 1823.

[2]Diverses sources indiquent à Paris.

[3]Tous nés à Londres Paris ou Nice selon les sources. Cinq selon d’autres, avec Adam ( ?), jumeau d’Elim. En fait, il s’agit du même personnage (Cf. la note suivante).

[4]Elim Henry, (Adam sur son acte d’état-civil à Nice; Adam b. Shlomeh , en hébreu, sur son tombeau, au Nouveau Cimetière Juif, à Londres), ingénieur ferroviaire, voyageur, sportif et auteur de romans de chasse sous le pseudonyme de The Wanderer eut avec Henrietta Jacobs six enfants : 1) Olga Marie Rachel; 2) Estelle (1872-1949); 3) Sir Osmond Elim (1877-1940), 1er baronet d’Avigdor-Goldsmid (1934), Haut Shériff du comté de Kent, président de l’Anglo-Jewish Association, lequel fut le père de Sir Henri Joseph (1909-1976), 2e baronnet d’Avigdor-Goldsmid, député conservateur de Walsall sud (West Midlands) (1955-1974), président de l’Anglo-Israel Bank (1961) et de Pergamon Press (1969), et du colonel James Arthur (1912-1987), député conservateur de Lichfield et Tamworth (Staffordshire); 4)Elsa (1881-1948), 5) Sylvie; 6) Berye (Bérénice) (1884-1941).

[5]Cf. notamment son éloge funèbre in Jewish Chronicle, Londres, 6 et 13 novembre 1896.

[6]Fondée en 1846 par Benedict Hayum Goldschmidt (1798-1873) et son beau-frère Louis-Raphaël Bischoffsheim (1800-1873).Ce dernier, mariée à Amélie (Marianne) Goldschmidt, est le père du banquier Raphaël Louis Bischoffsheim (1823-1906), futur député des Alpes-Maritimes, mécène de l’Observatoire de Nice et co-fondateur de la Banque de crédit et de dépôt des Pays-Bas (1863) et de la Banque de Paris (1869) (Paribas : fusion en 1872).

[7]A l’image de son article paru dans le très aristocratique et parisien Journal des Chasseurs, de novembre 1846, consacré à Tattersalls et son établissement à Londres, entreprise de vente de chevaux fondée par Richard Tattersalls (1724-1795).

[8]Quelques vérités à M. Théophile Hallez, à l’occasion de son ouvrage « Des Juifs en France et de leur état moral et politique », Paris, au bureau des Archives israélites de France, imprimerie Ferdinand Amyot, 1845.

[9]Le futur Premier Ministre britannique (1868 & 1874-1880) est alors plus connu comme écrivain que comme député de Maidstone (Kent).

[10]Sa conversion est située entre 1846 et 1848, mais d’autres sources donnent 1858-1860.

[11]Ce fait doit être considéré avec prudence. On peut imaginer qu’Henri-Salomon se déclare comte en référence au titre comte de Malbourg, donné par le roi Louis (Bonaparte) de Hollande à son père, en mai 1810. Au demeurant, son frère Moïse-Jules (1812-1855) se titre également comte, dans divers documents de la décennie 1850. Plus prosaïquement, l’Avenir de Nice affirme qu’il acquit ce titre « à la pointe de son coffre-fort ».

[12]Le baron James (de) Rothschild (1792-1868) vint à Turin en avril 1849 et y retourna trois fois jusqu’en janvier 1853. La maison Rothschild fit cinq des six opérations financières sardes extérieures et conserva de facto une sorte de monopole des emprunts sardes.

[13]Gênes et La Spezia, Turin, Paravia, 1852, 55 pages.

[14]Camillo, comte de Cavour, fondateur du Risorgimento (1847), député de Turin (1848-50), ministre du commerce, de l’agriculture et de la marine (1850-1852) fut ensuite président du conseil des ministres du royaume de Piémont-Sardaigne (novembre 1852) et l’un des principaux acteurs de l’unité italienne. Avigdor sera rapporteur de la loi du 14 juillet 1851 sur la réforme des tarifs des douanes et sur la convention additionnelle du 10 juillet 1851 sur le traité de commerce et de navigation avec la France.

[15]« Discours de M. le comte Henry Avigdor, député, sur les franchises du comté de Nice », à la Chambre de Turin, séance du 19 janvier 1852, Nice, Gilletta aîné, 1860, 32 pages.

[16]N° 88 du 8 novembre 1852.

[17]Le duel fut la conséquence d’un article écrit par Avigdor, accusant de manière un tantinet outrancière divers textes de Cavour relatifs à la question des impôts et parus dans Il Risorgimento.

[18]On lui attribue, semble-t-il à tort, un rôle primordial dans la rencontre de Plombières.

[19]A l’angle de la rue Andrioli, la famille possédait une superbe villa, construite à la fin du XVIIIe siècle où logèrent  la tsarine Alexandra Feodorovna, les rois de Bavière et de Wurtemberg, ou Marie Bachkirtseff.

[20]Elle est présidée par Charles Laffitte (1803-1875), neveu de Jacques, promoteur de la construction des chemins de fer, député et co-fondateur du Jockey-Club.

[21]Le comte Henri-Siméon (1803-1874), préfet et député, en sera le premier président avec comme vice-président Louis Napoléon Lannes (1801-1874), 2e duc de Montebello, ambassadeur et ancien ministre.

[22]Le Messager de Nice, 7 décembre 1860.

[23]Sur 16 168 votants exprimés pour 82 772 électeurs inscrits.

[24]Par ordonnance royale du 27 juin 1843, Bures fut rattaché à la commune de Morainvilliers (aujourd’hui 78630-Yvelines). Divers documents font d’Avigdor le maire de cette commune, mais son nom ne figure pas dans la liste des maires de 1789 à nos jours (lettre personnelle du 6 juillet 1993 du maire de Morainvilliers). En revanche l’Etat présent de la noblesse française (Paris, 1866) donne comme adresse du comte d’Avigdor, Clos Bury, par Poissy (Seine-et-Oise). La 4ème édition (Paris, 1873/4) est plus explicite puisqu’elle indique Château de Bury, par Poissy. Sans doute le château de Bures ?  Divers sites qui se recopient précisent (sic) que ledit château a été acquis par le comte Davidor (re-sic) vers 1830 (re-re-sic) !

[25]Selon Georges Doublet (1863-1936), Avigdor aurait été « ami de collège » du futur prince Charles III ? Lequel ?

[26]A. Houssaye fut administrateur général de la Comédie-Française (1849-1856) et président de la Société des gens de lettres (1884).

[27]Cité par Du Bled Victor, La société française du XVIe au XIXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1893, p. 167.

[28]Actrice au Théâtre des Variétés, Caroline dite Clara est la fille de François Payart, employé des postes et de Désirée Fitz-James (dont elle prit le nom), fille naturelle d’un fils naturel reconnu d’Edouard, 5e duc de Fitz-James.

[29]Le Mariage sera célébré par le dominicain Giacinto Maria Giuseppe de Ferrari (1804-1870), alors commissaire du Saint-Office (Inquisition) et futur archevêque de Naupactus (Lépante).

[30]Notamment par le poète, Eugène, marquis de Lonlay.

[31]Lettre du duc d’Acquaviva aux Capitaines Régents, Paris, 8 mars 1871, Archives d’Etat de Saint Marin.

[32]A l’exception de l’ambassade de Russie dont les services furent transférés à Versailles, les ambassades maintinrent leurs services à la fois pour veiller sur les intérêts de leurs nationaux et suivre les événements. Il n’y eut pas d’incidents notables entre la Commune et les ambassades sauf avec la légation de Belgique envahie le 15 avril 1871, accusée à tort d’avoir accueilli des « suspects ».

[33]Juin 1871, n° 185, p. 3.