Aussi loin qu’il s’en souvenait, le petit Marius avait toujours eu la boujote. Impossible de rester deux minutes assis, d’être silencieux quelques instants au grand dam de sa mère, de ses instituteurs, du coiffeur et du dentiste. Il connut aussi la rue, les filades, les emgambi , passa pas loin de la préventive avant d’être sauvé par la police. Devenu major, il avait à force de tenacité, par concours interne, atteint d’abord le grade d’officier de police, puis celui de commissaire. A l’Evêché, on l’appelait la rabasse pour son pif de chien truffier, l’arapède pour son opiniatreté dans les enquêtes, l’espincheur pour sa technique inimitable pour surveiller du coin de l’oeil, le gantchou pour son talent à alpaguer le voyou, mais surtout le Galapi, le Galavard, le Goinfre, le goulu, le Glouton avec un G majuscule pour son estomac en pente…
Père est aussi réglé que les feuilles à musique de Monsieur Offenbach. Il aurait bien mérité du roi de Prusse. Est-ce pour cette noble raison que notre bisaïeule l’aimait tant ? Malgré les difficultés matérielles et les dégats collatéraux consécutifs à ce que nous osons nommer (si nous n’utilisons point le nous de majesté qui osera le faire ?) les mirifiques fantaisies de sa grand mère, la grande duchesse Hannah Maria, et de son père, Grand Père Léonidas, Père a toujours marqué ses jours et ses années de repères immuables et rassurants.
Son plus ancien rendez-vous est l’Ecosse. Depuis son plus jeune âge, Père passe cinq à sept semaines estivales dans les Highlands, aux bords du Loch Shin, dans le château indivis du clan McDG & G, auquel appartient son grand-père maternel, feu l’époux de la grande-duchesse Hannah Maria. L’honorable Angus Alasthair McDG & G, ancien colonel de l’armée des Indes, devenu le dernier prince consort « régnant », été après été, a fait aimer, à son petit-fils, les paysages rudes, les rivages déchiquetés ou les verts troublants des lochs de l’Ecosse septentrionale.
A son tour, Père me fit découvrir ces étendues austères peuplées detower-houses, de fantomes facétieux, de distilleries odorantes, de souvenirs de films, de chants de cornemuses, de lièvres boxeurs et de cerfs rouges : ensemble, nous avons chevauché sur la lande, dormi sous la tente ou dans un B & B, dégusté (si l’on ose dire) le haggis ou le baked potatoes, regardé s’envoler les grouses ou pris un bain vivifiant dans les eaux froides d’un loch. Il ne me déplait pas d’y retourner quelques jours avec lui, mais Père fait désormais son voyage écossais en solitaire. Année après année, Père a acquis un assurance certaine dans l’art de jauger les Malt Whiskies et un inimitable accent franco-écossais dans la prononciation de la langue anglaise. Je crois que s’il n’était point né français, Père aurait aimé être écossais. Il faut le voir, tel un vrai highlander, porter les couleurs du clan, à Lairg, où il assiste en connaiseur authentique, au plus grand marché aux moutons d’Europe ou défendre auprès de ses amis et collègues parisiens les positions du Scottish National Party. Et que dire de son admiration croissante pour Sean Connery ?
Aux vacances estivales écossaises répondent les vacances hivernales alpines. Grâce aux émoluments de Mère, mes parents ont acquis un chalet traditionnel dans les Alpes du sud. C’est dans une modeste station de ski que j’ai appris de solides bases de glisse même si mes condisciples d’aujourd’hui m’entraînent sur les pistes des Arcs, Courchevel ou Megève, voire Kitzbühel, Courmayeur, Davos ou Saint-Moritz. Là encore, Père continue à venir, seul, Mère le rejoignant le dernier week end pour rentrer ensuite, ensemble, à Paris. Invariablement, avec quelques amis du cru, il organise la randonnée en ski de fond pour aller, en pélerinage blanc, (re)visiter, sous la neige, la mini-lamaserie fondée par son aïeule.
De sa jeunesse, Père conserve quatre temps de mémoire. Ainsi tous les 28 janvier, pour la Saint Charlemagne (le seul saint papiste, avec Georges, que Père daigne célébrer, il est vrai que le dit Charlemagne fut canonisé sur ordre d’un de ses personnages favoris, l’Empereur Barberousse), il banquette avec les Anciens de son lycée de province où notre famille, alors à nouveau désargentée, l’avait placé en internat.
Après de longs mois, le week end de Pentecôte, Père rejoint Vic-Fezensac, gros bourg du Gers qui voit sa population décupler lors de ses fêtes taurines. Par une magie incompréhensible, Père, ami des animaux, ni chasseur, ni pêcheur, devient pendant trois jours un afficianado dans ces arènes où le toro bravo est le roi. Toute la famille réprouve, en silence, cette passion même si nous devons à une mise à mort farouche le début de la renommée des Gérolstein.
Quelques semaines plus tard, vient le 14 juillet, nonobstant quelques ancêtres étêtés par le Rasoir révolutionnaire. Dès l’aube, Père se leve comme s’il craignait que quelqu’un de mal léché lui prenne son fauteuil sur lequel il regarde le défilé militaire à la télévision avant d’aller festoyer, le soir, avec les seuls officiers de réserve, par Saint Georges (encore un qui échappe aux gémonies), … de cavalerie. Depuis quelques années, cette journée comporte un acte et quelques scènes supplémentaires, à savoir la réception, à midi, à la sous-préfecture de notre chef-lieu d’arrondissement. C’est étonnant comme la République aime les familles royales et les héritiers du Gotha. Avec Père, notre commune de résidence (secondaire pour Mère, principale pour Père) peut s’enorgueillir d’un authentique, comme il se dit,descendant de pairs de France et de duchesses allemandes. Ceci doit largement expliquer pourquoi Père a présidé, préside et sans doute présidera, foule de sociétés locales : Lion’s Club, association des résidents du quartier, Société des Arts, Amicale philathélique, Société historique et archéologique, Trompes de chasse, Sauvegarde du patrimoine architectural, Loge maçonnique, Comité de jumelage allemand, Comité de jumelage écossais, Amis de la musique, Amis des musées, Officiers de réserve de l’arrondissementet Légion d’honneur , sans compter quelques associations caritatives et le Rugby Club, et j’en oublie.
Enfin chaque premier dimanche de septembre, au retour d’Ecosse, Père rejoint le Gard où dans un bois de chênes et de châtaigniers, à quelques pas d’un hameau de pierres sèches aux ruelles étroites, le Mas Soubeyran, sis dans la commune du Mialet, il assiste, nous osons dire avec ferveur, à l’Assemblée du Désert, principal rassemblement protestant en France, car Père dont la foi familiale est souvent contestée par un scepticisme, croit aux vertus de la mémoire vivante et de la tolérance.
Père a, en partie, converti Mère, pourtant romantique et un tantinet fantasque, à sa rigueur toute militaire. Ainsi outre l’Ecosse et les Alpes du sud, mes parents ont organisé le rituel de leurs trois semaines communes. La première, en juin, après Vic, à Bourbon-L’Archambault. Là même où Monsieur le Prince de Talleyrand venait soigner son arthrose, Mère et Père tentent de prévenir d’éventuelles affections rhumatismales tout en appréciant les spécialités bourbonnaises du Grand Hôtel. La fin d’octobre les voit partir pour l’archipel maltais, pour une semaine de thalassothérapie dite hivernale, à Gozzo, un peu loin de l’effervescence touristique de l’île majeure.
L’année se termine invariablement à Corfou, l’île des aïeux paternels de Mère. Mes parents séjournent, à Kassiopi, petit port pittoresque, au pied du mont Pantocrator, dans la maison natale de mon arrière-grand-père Aristote qui la quitta, il y a plus d’un siècle, pour chercher fortune dans divers ports de la Méditerranée. Les souvenirs de leur voyage de noces, la douceur des hivers, la chair acidulée du koum quat, l’immigré citronnier du Japon, jouant pour eux à la madeleine de Proust, les reflets du Lagon Bleu ou le silence apparent des oliviers, entre autres, constituent le cortège des petits bonheurs que Mère et Père savourent, à petite gorgée, an après an. Mère possède dans l’île un jardin secret fait d’odeurs de thym saupoudré de poussière d’astres, de champs épuisés, d’ifs ithyphalliques, de café vari glyko et de sons nocturnes, de parfums de mots et de chants de dauphins, de vagues souriantes et de terre ocre, de corps nus, de langueurs et de frissons chers à l’Aphrodite, d’Antigone érigée et de Cassandre vaticinante, de rêves non éclos et de souvenirs diaphanes, de tristesse douce si bien chantée dans l’épopée nostalgique de l’Odyssée, et de poèmes d’Odysséas Elytis et de Constantin Cavafy :
Souhaite que dure le voyage.
Que nombreux soient les matins d’été où
Avec quelle ferveur et quelle délectation
Tu aborderas à des ports inconnus !
Un peu étranger dans l’île, Père, qui adore la Méditerranée hors de la saison chaude et sèche, va en pélerinage, dans le château érigé par l’architecte italien Raffaele Caritta, l’Achilléion, où il traque les souvenirs passés de Sissi, l’impératrice Elisabeth.
En cette nouvelle année, les mêmes premiers rendez-vous s’étaient mis en ordre de marche.
Carnet secret ; lundi 4 janvier.
WordPress:
J’aime chargement…