Charles Emmanuel II étant duc de Savoie, prince de Piémont et comte de Nice depuis cinq ans sous la régence de sa mère, Christine de France, Giacomino Marenco, évêque de Nice depuis dix ans, le prince cardinal Maurice de Savoie, lieutenant général de la ville et du comté de Nice depuis un an et Camillo Trucco, premier consul de Nice pour l’année 1643[2], le 7 novembre, le Sénat de Nice, après quelques corrections et observations portées par l’avocat fiscal et patrimonial général Pietro Trinchero, approuva et enregistra les Statuts de la Compagnia des Quatre Saints Couronnés[3], patrons des maîtres maçons, érigée en la cathédrale Sainte Réparate. Le texte était signé par le chevalier du Sénat Giacomo Masino. Le fait n’avait rien d’exceptionnel. En pays niçois, comme ailleurs, artisans[4] et « laboureurs » se regroupaient en confréries, associations pieuses et charitables, non dépourvues de buts strictement professionnels, dont les principales manifestations étaient la pratique cultuelle, la participation aux cérémonies civiques, l’assistance mutuelle et l’organisation des obsèques des membres. Comme partout, à Nice, les gens du bâtiment ne formaient pas un groupe homogène. On distinguait, d’une part, l’arenaire[5] (celui qui extrait le sable), le gipié[6] (le plâtrier), le cavapeira (le carrier), le tailleur de pierre et le fabricant de chaux, et d’autre part, les maçons stricto sensu (murador ou murrayer). Durant tout le XVIe siècle et les deux siècles suivants, les activités liées au bâtiment et à la construction occupèrent la moitié des artisans et des ouvriers de Nice, soit environ un gros demi-millier de personnes, l’autre grand secteur d’activité regroupant les divers métiers du textile et du cuir. On rattachait à la profession, le briquetier (malounié), le tuilier (teulié), le verrier (vitrié) et les charpentiers et autres ouvriers du bois.
Quand le bâtiment va, tout va. En effet, le pays niçois et plus particulièrement Nice, se couvrit de grands chantiers[7] : agrandissement de l’enceinte (1543), puis réfection et élargissement desdits murs à la fin du XVIe siècle, mise en chantier des forts, début des travaux d’édification du Palais communal (1574), édification de nombreux hôtels dont le palais Lascaris et édification de couvents et édifices religieux, notamment l’église du Gesu (1606-1640), la cathédrale Sainte Réparate[8] (1650-1685) et l’église Saint-Martin-Saint Augustin (dernier quart du XVIIe siècle), sans compter les premières villas suburbaines.
Rédigés en italien, les Statuts des Maîtres Maçons de la Cité de Nice, sous l’invocation des Quatre Saints Couronnés, comprennent vingt-quatre articles que l’on peut regrouper en sept thèmes :
- Rôle et pouvoirs de la Compagnie (A.2, 3 & 4) ;
- Mode d’élection, droits et devoirs des prieurs (A. 1, 19, 20& 21) ;
- Organisation de l’apprentissage et du compagnonnage (A. 4,5, 6, 7 & 8) ;
- Taxes à payer (A. 10 & 14) ;
- Respect des règles et souci de maintenir la concorde dans la Compagnie (A. 11, 22 & 23) ;
- Organisation du culte, des messes, processions et fêtes, et entretien de la chapelle (A. 15,16, 17, 18 & 24).
Même si le but de la Compagnie était essentiellement cultuel et caritatif, les préoccupations professionnelles n’étaient pas oubliées. L’article 2 affirmait le monopole sur le métier :
De même, l’article 3 précisait :
« Personne ne sera autorisé dans cette ville à exercer le métier de maçon avant d’avoir été immatriculé et enregistré dans ladite Compagnie… »
« Il ne sera permis à personne d’exercer ledit « arte » dans ce comté et territoire avant d’avoir appris le métier de maçon au moins deux ans auprès d’un des membres de ladite Compagnie… »
Les forestieri (les « étrangers », c’est-à-dire les non-Niçois) seront donc tenus de s’affilier à la Compagnie, moyennant un droit d’entrée de deux écus (un écu seulement si le forestier est sujet de la Maison de Savoie-Piémont) (article 9).
La formation professionnelle n’était pas oubliée. L’article 4 est assez normatif :
« Chaque « chef maître maçon » prenant quelqu’un pour lui apprendre le métier sera tenu, avant de présenter l’apprenti devant les prieurs, de les faire enregistrer et de prêter le serment d’observer inviolablement les chapitres de ladite Compagnie… »
Il sera également interdit aux « novices » (apprentis) de quitter leurs « patrons » avant d’avoir accompli le temps prévu. De plus, un maître ne peut recevoir un apprenti qui a abandonné la formation chez un autre maître (article 7). Un système identique fonctionnait pour les compagnons, mais une procédure de séparation, à l’amiable » était néanmoins prévue (article 8).
Les obsèques demeuraient un des moments centraux de la solidarité associative :
« Si quelqu’un de la Compagnie meurt, les autres doivent accompagner le cadavre jusqu’à la sépulture en priant pour l’âme du défunt » (article 12).
On peut imaginer que le corps, pris dans la maison du disparu, était acheminé jusqu’à la chapelle de la corporation (voir plus loin), escorté d’un cortège plus ou moins considérable en fonction de la notoriété du défunt. Il était prévu que les confrères devaient payer, selon une « quotité » fixée par les prieurs, les obsèques des frères décédés dans le besoin (article 13).
Les statuts définissaient de manière précise les obligations cultuelles de la Compagnie et des confrères (article 10) :
- Entretien, et plus particulièrement éclairage de la chapelle des Quatre Saints Couronnés en la cathédrale (article 16) ;
- Célébration chaque dimanche d’une messe (article 15) ;
- -Prières pour le souverain et la famille de Savoie (article 15);
- -Célébration de la fête des Quatre Saints Couronnés, le 8 novembre (article 16) ;
- -Organisation des processions, en particulier celle du Saint Sacrement, le jour de la Fête-Dieu (article 18).
L’organisation de la Compagnie portait principalement sur l’office des prieurs qui dirigeaient la Compagnie. Ils étaient neuf, élus annuellement à la fête des Quatre Saints Couronnés (article 20). Nul ne pouvait être réélu prieur avant un délai de trois ans. En cas d’élection, il était défendu au prieur de refuser sa charge (article 21). Le jour de leur descente de charge, les prieurs devaient remettre à leurs successeurs, les documents et le solde de la Compagnie (article 19).
Enfin, une règlementation très méticuleuse précisait les taxes et amendes :
TAXES | AMENDES |
« Immatriculation » à la Compagnie : 8 écus[9] | Oubli de l’immatriculation à la Compagnie : 8 écus |
Entrée d’un maître dans la Compagnie : 4 livres de cire (admission gratuite pour les fils de maître) | Non-respect des statuts : 5 écus |
Abandon de l’apprentissage : 10 écus et 10 sous par jour | |
Entrée d’un apprenti dans la Compagnie : une livre de cire | Absence d’un prieur aux cérémonies cultuelles et civiques : 4 sous |
Entrée d’un « forestier » dans la Compagnie : 2 écus (1 écu « s’il est sujet de S.A.R. » [le duc de Savoie]) | Refus d’accepter la charge de prieur : 5 écus |
Frais d’obsèques fixés par les prieurs | Travail les dimanches et fêtes : 2 écus |
Chaque samedi pour « suppléer aux dépenses et à l’éclairage de ladite Compagnie » : un demi-sou par maître, un quart de sou par compagnon | Embauche par un maître d’un apprenti « licencié » : 8 écus |
Embauche par un maître d’un compagnon « licencié » : 10 écus |
Dans les premiers mois de son existence, la Compagnie avait obtenu une chapelle dans la première cathédrale Sainte-Réparate. En effet, dans la première moitié du XVIe siècle, une série d’actes entérina le transfert du siège de la vieille cathédrale Sainte-Marie, sise sur la colline du château jusqu’à l’église Sainte-Réparate, construite au XIIIe siècle, vers l’embouchure du Paillon, fleuve côtier alors capricieux. En 1590, sous la présidence de l’évêque de Nice, Giovanni Luigi Pallavicini, en présence du duc de Savoie, Charles Emmanuel 1er, l’église du bas fut reconnue chiesa-cattedrale. Ledit édifice comportait une seule nef, bordée de chapelles avec autel. Au sud, l’archiconfrérie de la Miséricorde ou des Pénitents Noirs, fondée en 1329, en possédait deux. Elle en concéda une aux maçons. Mieux que les mousquetaires, ces derniers étaient treize[10]. En effet, l’histoire et le culte des cinq tailleurs de pierre pannoniens, martyrisés en 306, à Sirmium[11], des quatre cornicularii (sous-officiers chargés de diverses tâches administratives) tourmentés à Albano (Latium, Italie), le long de la Via Appia, sous le règne de l’empereur Dioclétien, et des quatre sculpteurs anonymes adorés dès le IVe siècle, sur le Mont Callius, à Rome, se mélangèrent dans la deuxième moitié du premier millénaire pour donner naissance à la legenda[12] des Quatre Saints Couronnés dont le standard sera fixé dans La Légende dorée (Legenda aurea), ouvrage rédigé en latin entre 1261 et 1266 par le dominicain Giacomo da Varazze (Iacobus de Voragine) (c. 1228-1298), archevêque de Gênes en 1292, qui relate la vie d’environ 180 saint(e)s ou groupes de saint(e) et/ou martyrs, ainsi que quelques éléments de la vie de Jésus et de Marie. La Legenda eut un succès rapide et durable dans toute la Chrétienté latine. Elle fut le best-seller médiéval[13] diffusé et traduit dans toute l’Europe occidentale. En « Italie », une première traduction de grande qualité, fut exécutée en Toscane, probablement dans le second quart du Trecento (XIVe siècle)[14]. En 1475, sur les presses milanaises de l’imprimeur Johanne Angelo Scinzenzeler, il se fit la première traduction imprimée en italien, traduite par Niccolo Malermi (de’ Malherbi) (c. 1422-1481).
Aux XIV et XVe siècles, dans toute la péninsule italienne comme dans une large partie de l’Europe, les Quatre Couronnés étaient honorés comme patrons des ouvriers du bâtiment, et plus particulièrement des tailleurs de pierre. Ainsi en 1368, les maîtres maçons de Sienne firent élever une chapelle en l’honneur des Couronnés, de la cathédrale Santa Maria Assunta. À Venise, la Scuola dell’Arte dei tagiapiera (1307)[15], les tailleurs de pierre qui se réunissaient d’abord à l’hôpital Saint-Jean l’Evangéliste, puis à l’église Sant’Aponal (1515) se constitua sous leur sainte protection. Au début du Quattrocento, la Scuola dei Santi Quattro Coronati regroupe les tailleurs de pierre et les sculpteurs impliqués notamment dans la construction de la cathédrale de Milan (il Duomo). Il en est de même à Arezzo, Assise, Cremone, Ferrare, Lucques, Modène, Palerme, Pavie, Ravenne, Trente et Vérone et bien d’autres villes italiennes.
Les corporations se mirent à acheter statues et tableaux pour honorer les Quatre Saints. Ainsi l’Arte dei Mastri di Pietra e Legname (charpentiers et tailleurs de pierre) de Florence commanda un groupe des Quatre Couronnés pour orner une niche extérieure d’Orsanmichele, à Nanni di Bianca (c. 1380-1421) qui l’exécuta vers 1408-1416. Pour l’Università dei Muratori Lombardi de Pérouge,Giannicola di Paolo di Giovanni (c. 1460-1544) exécuta au début du Cinquecento (XVIe siècle), deux œuvres pour l’église Santa-Maria dei Servi, aujourd’hui détruite : un tableau La Vierge et l’Enfant entourés des Quatre Saints Couronnés (aujourd’hui au Louvre) et une prédelle (partie inférieure d’un retable polyptyque) des Quatre Saints Couronnés.
Le cas de Nice s’inscrit donc parfaitement dans ce développement général de la dévotion des martyrs. Cette dernière fut en partie liée à l’histoire de la cathédrale. La jugeant trop petite, le nouvel évêque de Nice (1644) Didier de Palletis confia à l’architecte niçois Jean André Guibert (Giovanni Andrea Guiberto) (1609-1685) la reconstruction de l’édifice. Les travaux commencèrent début 1650. Fin 1651, le transept et la coupole étaient terminés. Hélas, le 18 septembre 1658, la voûte de la nef s’écroula blessant l’évêque Palletis qui mourut quelques heures plus tard. Le chantier fut suspendu sous les mandats des évêques Hyacinthe Solaro de Moretta et Diego della Chiesa. Il reprit seulement en 1673 avec l’évêque Henri Provana de Leyni. Le gros œuvre fut terminé en 1680-1682. La cathédrale fut consacrée le 30 mai 1699 par ledit Provana de Leyni.
Durant ces travaux, la Compagnie s’installa dans l’église Saint-Jacques[16] (Saint-Giaume) dans laquelle les Carmes s’étaient définitivement installés en février 1590. En décembre 1676, les Carmes décidèrent de reconstruire l’église[17]. La Compagnie décida alors de solliciter son retour à la cathédrale. En 1681, elle traita à nouveau avec les Pénitents Noirs de la Miséricorde. Ces derniers vendirent à la Compagnie la chapelle en entrant à gauche où se trouvait l’autel de la Décollation de Saint Jean-Baptiste, « à charge pour les acquéreurs de l’aménager selon le plan général de la cathédrale ». La chapelle sera l’objet de tous les soins de la part des maçons confédérés. Au demeurant les statuts prévoyaient que « tous les professionnels du bâtiment, tant maîtres que compagnons paieront et concourront à toutes les dépenses nécessaires et qui se feront en l’honneur des Saints et de l’entretien de ladite chapelle selon le montant qui sera arrêté par les prieurs … » (article 10). Il était également prévu qu’une lampe devra être allumée « en permanence » lors des principales fêtes religieuses des États de Savoie-Piémont et de Nice et le 8 novembre[18], célébration des Quatre Saints Couronnés. La Compagnie s’obligeait « à faire célébrer à l’autel des Quatre Saints Couronnés de ladite chapelle, une messe chaque dimanche moyennant l’habituel prix, messe à laquelle se trouvera au moins un des prieurs pour fournir les accessoires nécessaires sous peine [d’une amende] de quatre sous… et durant laquelle on fera particulièrement des prières pour le salut de Son Altesse Royale [le duc de Savoie, prince de Piémont, comte de Nice], de la Maison Royale, de l’Etat ainsi que des frères de la Compagnia » (article 15). Pour réaliser toutes ces obligations, la moitié des cotisations, taxes et amendes perçues était attribuée à l’entretien de ladite chapelle.
La Compagnie conserva l’entretien de la chapelle des Quatre Saints Couronnés jusqu’à l’annexion française et la formation du premier département des Alpes-Maritimes. Au printemps 1794, le « bâtiment de la Réparate » devint « Temple de l’Etre Suprême ». Sous le Consulat, la signature du Concordat, le 15 juillet 1801, entre la République française et le Saint-Siège et la nomination, le 19 germinal an IX (9 avril 1802), par le Premier Consul Bonaparte, d’un sien plus ou moins lointain cousin, Jean-Baptiste Colonna d’Istria (1758-1835), comme premier évêque français de Nice, traduisaient le retour à la « paix religieuse ». En juin 1804, le nouveau prélat décida que les processions de la cathédrale se dérouleraient selon le règlement de 1764 : la Compagnie des Quatre Saints Couronnés retrouva la sixième place entre la Confrérie de Saint-Antoine (les portefaix) et celle de Saint Eloi (les ferronniers et maréchaux ferrants).
L’actuelle chapelle des Quatre Saints Couronnés, sise dans le bas-côté sud, à gauche, en entrant, après les fonds baptismaux, comporte trois tableaux. Sur le mur est de la chapelle se trouve toujours le tableau « historique ». Il représente le martyre de deux des Quatre Couronnés. Dénudés, l’un barbu, l’autre pas, attachés à une colonne, ils sont fouettés à coups d’escourgées[19] de plomb devant l’empereur Dioclétien en retrait, presque caché, un courtisan obséquieux à ses côtés. Venant du Ciel, un putto[20] et un ange apportent aux suppliciés, la couronne ouverte, d’or, orné de pointe comme des rayons de lumière et la palme, symboles chrétiens du martyre, d’ascension et de résurrection. Au premier plan, à droite, sont posés les outils des tailleurs : deux massettes carrées, une équerre, un compas droit, deux ciseaux et deux poinçons. Sans doute exécutée dans la décennie 1680, l’œuvre est attribuée à l’artiste Bernardino Baldoïno (1625-1711), fils de feu Gia Gaspardo Baldoïno (c. 1590-1669), peintre officiel du gouverneur Maurice de Savoie[21].
Le tableau de l’autel représente également le martyre des Couronnés[22]. Peint dans la décennie 1850, il est dû à l’artiste niçois Hercule Trachel (1820-1870), aquarelliste, fresquiste, paysagiste, portraitiste, décorateur et peintre de genre et de thèmes religieux. L’œuvre est plus ou moins fidèle au standard[23]. Les martyrs sont représentés sauvagement dévêtus, les quatre représentant les divers moments du supplice : attachés à un poteau, ils sont successivement hissés dans une couronne en fer dentelé qui s’enfonce alors dans leur crane. Au Ciel, Jésus et sa mère les regardent, les soutiennent et les attendent. Porté par trois putti, un livre contient le nom des Quatre Couronnés : Second, Severin, Victorien et Carpophore, c’est-à-dire la liste des martyrs d’Albano. En revanche, on ne trouve aucune référence maçonnique opérative, en particulier aucun outil. Sans doute influencé par le Caravage (1571-1610), Trachel s’approprie, dynamise et focalise le thème du martyre par une utilisation habile et efficace du réalisme, du mouvement, des couleurs chaudes et du clair-obscur, la lumière surgissant des ténèbres comme instrument de spiritualité.
Le tableau de droite représente un personnage au visage extatique, les bras ouverts, un genou sur un rocher. En fond, une colonne, un mur en construction et un rocher. Un ange le guide vers le Ciel où trônent la Vierge et l’Enfant. À ses pieds, divers outils confirment la référence au métier de la pierre : auge, règle, truelle à bout rond, équerre, compas de proportion (ou d’épaisseur) en bois, burin (ou ciseau) et un marteau taillant. Le personnage est censé représenté Séraphin de Montegranaro. La cité se trouve dans les Marches, alors dans les États pontificaux. Né vers 1540, pauvre, illettré, de santé fragile, Félix Rapagnano fut un temps berger, un moment apprenti maçon. À la mort de son père, Gerolamo, ouvrier maçon, son frère aîné Silenzio, également maçon, sur les conseils de dame Luisa Vannucci, de Loro Piceno (Marches) le dirigea vers le provincial des capucins de Tolentino (Marches) qui refusa sa candidature. En 1556, il fut enfin admis au noviciat capucin de Jesi (Marches). Après une année de probation, il fut définitivement reçu dans une des trois branches franciscaines, les Frères Mineurs Capucins qui, en ce temps, résidaient majoritairement dans les Marches. Le nouveau Frère reçut le nom angélique de Séraphin. Il est difficile de reconstituer sa vie en partie travestie par l’hagiographie. Séraphin vécut dans diverses maisons franciscaines des Marches, et plus particulièrement à Montolmo Corridania et à Ascoli Piceno où il mourut le 12 octobre 1604. Dès sa mort et même avant, il fut l’objet d’un culte populaire spontané. En 1610, le pape Paul V autorisa une lampe allumée en signe de vénération devant sa tombe à Ascoli. Séraphin fut béatifié le 18 juillet 1729 par le pape Benoît XIII, et canonisé le 16 juillet 1767 par le pape Clément XIII. La décision provoqua l’ironie de Voltaire qui se moqua des motifs pontificaux pour honorer et célébrer Saint Cucufin[24]. Séraphin devint extrêmement populaire dans divers territoires italiens. À Nice[25], certains (maçons ou non) s’étaient mis à célébrer de manière ostentatoire la fête du nouveau saint, le 12 octobre, à élire des prieurs sous son invocation et à mettre son nom sur les caissons des torches lors des processions. Un recours de la Compagnie des Quatre Saints Couronnés contre ces pratiques fut présenté devant le Sénat en 1780. Se hâtant avec une lenteur toute sénatoriale, la cour souveraine niçoise prohiba en 1783 les nouvelles pratiques. Entre-temps (ou peut-être après), la Compagnie avait sans doute cru habile de placer dans sa chapelle un tableau consacré à Séraphin pour récupérer le culte du nouveau saint. Mais la représentation dudit personnage n’est pas sans poser quelques interrogations. En effet, le « Séraphin niçois » est en totale rupture avec les figurations traditionnelles du saint : chauve, barbu, nimbé, le regard à la fois doux et fixe, vêtu d’une simple tunique brun-marron, la bure, ceinte à la taille d’une corde avec trois nœuds, symbole des trois vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, et du capuchon triangulaire qui donna le nom aux moines, un crucifix dans la main droite car chaque fois que quelqu’un voulait baiser sa main, par humilité, Séraphin lui tendait le Christ en croix. Sur le tableau de Nice, Séraphin se présente imberbe, les joues rosées, guilleret, ambiguë, habillé de rouge comme un valet avec bas de chausse et chaussure à boucle, et portant un étrange et long tablier à raies bleues et blanches. Erreur ? Substitution ? Ironie ? A moins que ?[t1] [h2] [26]
Au plafond, une fresque, de style baroque, représente le triomphe des Quatre Saints Couronnés, ennuagés, un regard reconnaissant tourné vers le Très Haut, en prière ou les bras ouverts en signe de gratitude, portés par deux anges[27] et entourés d’une dizaine de putti.
Alors que la restauration sarde (1814-1815) marquait un retour au monde ancien, tout coma dinans[28], les confréries de métier disparurent peu à peu sauf certaines comme celle des muletiers sous la protection de saint Éloi à Tende. Concomitamment, la sociabilité niçoise populaire, du comté comme de la cité, malgré un certain déclin et la ruralisation progressive, demeurait largement occupée par les confréries de pénitents[29] : quatre à mi-siècle à Nice, mais six auparavant, à la fin du XVIIIe siècle. Néanmoins, la restitutio in integrum s’avèrera impossible. Le cours nouveau s’insinuait également à Nice, un temps, capitale d’un « monde clos »[30] (décennies 1820-1830). La preuve du récent mais relatif dynamisme de Nice s’exprimera dans la création du Consiglio d’Ornato, conseil municipal d’urbanisme, approuvé par lettres du roi Charles Albert, le 26 mai 1832. Le projet ne fut que partiellement réalisé, mais cet organisme évita un développement anarchique de la ville. Le bâtiment en fut revigoré. Les Statuts de 1643 traduisaient la fixation d’un monde postmédiéval. Le Consiglio d’Ornato annonçait l’entrée dans la modernité. Ma acò, es una autre istòria[31].
[1] Le présent article est la reprise relue, corrigée et grandement augmentée d’un article « La « Compagnia » niçoise des Quatre Saints Couronnés », paru dans le bulletin de l’Association française du temple de Salomon, n° 5, 1er trimestre 1992, p. 10/19. Sur le même sujet, voir également Dario Banaudi, « Les Statuts des maçons de Nice de 1643 et les Scholae de Mila, et de Venise », in Liber n° 3, Marseille, Alcor éditions, automne 2019, p. 3-26.
[2] Françoise Hildesheimer, Nice au XVIIe siècle : économie, famille et société, thèse de l’École des Chartes, 1974, publiée sous le titre Nice au XVIIe siècle, Nice, Publisud, 1988.
[3] Archives Départementales des Alpes-Maritimes, B.8, statuts publiés sous le titre Capitoli Sociali de Mastri Muratori della citta di Nizza, sotto l’invocazione dei Quatrro Incoronati, Nizza, Societa tipografica, 1836
[4] La population niçoise était divisée en quatre classes. Les peintres, sculpteurs, maçons et menuisiers appartenaient à la 3e classe, dite des artisans, avec les apothicaires, les savetiers, les tanneurs, les fourreurs et les chaudronniers entre autres.
[5] D’après André Compan, Glossaire raisonné de la langue niçoise, Nice, E. Tirandy, 1967.
[6] À Nice, le nissart est la langue vernaculaire. Par lettres patentes du 22 février 1561, le duc de Savoie Emmanuel-Philibert officialise le français comme langue écrite de l’administration en Savoie, Val d’Aoste, Bresse, Bugey, et l’italien en Piémont et comté de Nice.
[7] Luc Thevenon, Du château vers le Paillon. Le développement urbain de Nice de la fin de l’Antiquité à l’Empire, Nice, Serre éditeur, 1999.
[8] Georges Doublet, La cathédrale Sainte-Réparate de Nice, des origines à nos jours, Nice, impr. Gastaud, 1934 ; Hervé Barelli, La cathédrale Sainte-Réparate de Nice, Nice, Serre éditeur, 1999.
[9] Le secrétaire de la ville de Nice touche 40 écus par an.
[10] Yves Hivert-Messeca, A propos des Quatre Saints Couronnés qui se retrouvèrent treize, in Renaissance Traditionnelle, Paris, 101-102, janvier-avril 1995, pp. 2-28.
[11] Aujourd’hui Sremska Mitrovica (Voïvodine), en Serbie.
[12] Du latin legendus, « ce qui doit être lu ». Au Moyen-Âge, la legenda est un récit écrit (le plus souvent une hagiographie) destiné à être lu publiquement pour l’édification des fidèles. Au xvie siècle, par glissement de sens, le mot légende prend son sens actuel.
[13] L’ouvrage fut tellement diffusé qu’il existe encore aujourd’hui 4050 manuscrits de la Legenda.
[14] Cette traduction fut publiée entre 1924 et 1926 par Arrigo Levasti (1886-1973), en trois volumes par la Libreria Editrice Fiorentina (Florence), à partir du manuscrit 1254 de la Biblioteca Riccardiana, à Florence, copié en 1394/6 par le copiste Antonio di Guido Berti.
[15] En revanche, la Scuola dell’Arte dei Murei (Muratori), des maçons, est placé sous le patronage de saint Thomas, apôtre
[16] À ne pas confondre avec l’église Saint-Jacques-le-Majeur dite du Gesù (construite entre 1607 et 1650), construite par les Jésuites.
[17] Les travaux dureront de 1677 à 1685.
[18] Dans la Depositio Martyrum (354) le nom des Quatre Couronnés est placé au 9 novembre, tandis que le Martyrologue Hiéronymien (IVe siècle) précise le 8 pour leur fête au mont Cœlius, à Rome, là où se trouve leur basilique.
[19] Fouet de plusieurs lanières de cuir.
[20] Les putti (pluriel de putto) sont des angelots joufflus, nus et ailés, inspirés de l’antiquité gréco-latine et standardisés à la Renaissance italienne.
[21] Charles Astro et Luc Thevenon, La peinture au XVIIe siècle dans les Alpes-Maritimes, Nice, Serre, 2002.
[22] On conserve une esquisse au Musée Masséna.
[23] Mais à la différence du standard, trois et non deux, sont barbus. Surtout d’après la Legenda Aurea, les quatre martyrs d’Albano furent fouettés à mort tandis que les cinq Pannoniens, enfermés dans des cages de plomb, furent jetés à la mer.
[24] La canonisation de saint Cucufin, frère d’Ascoli, par le pape Clément XIII, et son apparition au sieur Aveline, bourgeois de Troyes, mise en lumière par le sieur Aveline lui-même., s. d. [1769].
[25] Si l’on en croit le Nouvel Almanach du comté de Nice, de Marguerite et Roger Isnard (Nice, Serre, 2006, p. 248), en pays niçois, Saint Séraphin était également le patron des tanneurs, des artisans du cuir et des fabricants d’évangéliaires.
[26] J’ai interrogé plusieurs spécialistes qui sont restés comme moi perplexe. Si un lecteur a une explication, elle sera la bienvenue. Merci
[27] L’un des deux anges semble porter un personnage ennuagé dont on ne voit que les pieds et le bas des jambes. Est-ce le cinquième Couronné ?
[28] Tout comme avant. Maxime piémontaise qui traduisait le programme de restauration dans les États du roi Victor-Emmanuel 1er, rétabli dans ses pays (Savoie, Piémont, Ligurie, Nice, Sardaigne) par les deux traités de Paris (1814 et 1815).
[29] Marie-Hélène Froeschlé-Chopard, « L’évolution des pénitents en Provence orientale XVIIIe-XXe siècles », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1983, 30-4, p. 616-636.
[30] Selon le titre du chapitre VIII, de L’histoire de Nice et du pays niçois, Toulouse, Privat, 1976, sous la direction de Bordes Maurice.
[31] Comme aurait pu dire Kipling s’il avait écrit en nissart.