Tous les articles par hivertmessecayves

William PRESTON (1742-1818)




 



Comme plusieurs personnages importants de la franc-maçonnerie
anglaise, William Preston est écossais. Il est né à Edimbourg, le 28 juillet
1742, dans une famille de la petite bourgeoise juridique (son père est writer
to the signet
). Après des études secondaires (six ans dans un Hight
School
) compliquées à Edimbourg (il ne semble pas avoir obtenu de diplôme
universitaire, mais il apprît le latin et le grec), il est placé à l’âge de 15
ans, comme commis aux écritures auprès du conservateur de la bibliothèque des
avocats écossais, Thomas Ruddiman (1674-1757), lequel décédera quelques mois
plus tard. Il devient alors apprenti imprimeur chez le neveu du précédent Water


Ruddiman (1719-1781), propriétaire du Weekly Magazine. A 18 ans, avec
des lettres de recommandation de son patron, il part pour Londres pour
travailler chez un autre Ecossais installé dans la capitale anglaise, William
Strahan (1715-1785), imprimeur agrée du roi Georges II (puis du roi George III).
Il devient correcteur principal dans cette entreprise importance d’imprimerie,
d’édition et de librairie. Son métier lui permet d’avoir des rapports avec une
partie de l’intelligentsia anglaise et d’approcher les élites politiques et
sociales du royaume. En 1773 (à 31 ans), il se marie avec Elisabeth Glover (1746-1828),
veuve avec un fils. En 1594, à 52 ans, il devient Maître de la Stationers’ Compagny
(
The Worshipful Company of Stationers and Newspaper Makers, corporation des papetiers, imprimeurs et éditeurs), 47e
des 110 corporations de Londres.



Il décèdera à Londres, le 1er avril 1818, à l’âge
de 70 ans et sera enterré le 10 avril, au cimetière de la cathédrale anglicane
Saint Paul, preuve qu’il avait acquis une certaine notoriété.



 



A 21 ans, il est fait maçon, dans une loge londonienne, sise
sur le Strand, artère principale, reliant la City à Westminster,
composée d’Ecossais. N’ayant pu obtenir d’être, pour des raisons d’exclusivité
territoriale, constituée par la Grande Loge d’Ecosse, elle sera patentée
par la Grande loge des Anciens sous le titre At the White Hart et
le n° 111. Quelques mois plus tôt, ladite loge passe aux Modernes, sous
le titre distinctif Caledonian Lodge (preuve qu’il s’agit bien d’une
loge d’Ecossais établis à Londres) et le n° 325 (elle maçonne toujours avec le
n° 134). Preston semble néanmoins avoir continué à fréquenter les Anciens
pour se familiariser avec le Royal Arch ( ?).



En 1765, il devient Steward de la Grande Loge des
Modernes
, assistant grand secrétaire (?) en 1767, puis de 1770 à 1776,
vénérable de la Philanthropic Lodge (
Queen’s Head [pub], Gray’s-inn-gate, Holborn,
centre du Londres actuel
)
et pendant deux ans ( ?) de la Ionic Lodge.



Dès 1772, Preston avait inauguré au sein de la Caledonian
Lodge
des séances de travail destinés à l’instruction des frères (La First
Lecture
, à ses frais, date du 21 mai 1772). Cette même année, il publie la
première édition des Illustrations of Masonry (
1st edition,
London, J. Wilkie, 1772
), qui en connaître sept autres de son
vivant.



En mars 1774, il est affilié à l’Antiquity Lodge, une des
quatre fondatrices de 1717 (Elle existe toujours avec le numéro 2). Il
semblerait qu’il en sera élu vénérable deux semaines après (?)



L’année suivante, en 1775 (il a 33 ans), il devient député
grand secrétaire et imprimeur (ou l’un des imprimeurs) de l’obédience.



Puis survint une fâcherie. Le grand secrétaire James
Heseltine (1745-1805) retire à Preston le soin de prépare la nouvelle édition
du Book of Constitutions au profit, amertume suprême, d’un autre frère
de la même loge (Antiquity) et de la même entreprise (Strahan) que lui.



Est-ce lié à une autre affaire ? Le 27 décembre 1777,
les frères de l’Antiquity revinrent du temple St Dunstan, Fleet Street à
la taverne, en procession, revêtues de leurs décors (ce que l’obédience avait
formellement interdit). Les frères désobéissants furent sanctionnés. Furieux la
moitié quitta la loge. Pour s’être solidariser avec eux, Preston et d’autres
frères furent exclus de l’obédience



Preston et ses amis créèrent alors une nouvelle obédience, la
Grand Lodge South of the River Trent, laquelle fut patentée par une
autre obédience dissidente anglaise, la Grande Loge d’York. La nouvelle
obédience n’eut que trois loges dont la Lodge of Perfect Observance que
Preston présida.



En 1781, en délicatesse avec elle, Preston démissionne et
pendant six ans, restera hors de toute appartenance maçonnique. Il retourne au
bercail en 1786 et n’ayant pas oublié sa volonté d’instruire, il fonde une
institution « indépendante » d’instruction
dite Grand Chapter of the
Ancient and Venerable Order of Harodim.



En 1789, Preston fera résipiscence
et réintégra la
Grande Loge des Modernes,
les deux moitié d’
Antiquity
(Preston et Norfolk) se réunifiant en 1790. On passa désormais sous silence
cette aventure.



A sa mort, Preston laissa 300 livres (salaire
annuel d’un ouvrier londonien de l’époque : 10/20 livres) afin
d’organiser des conférences pour l’instruction des frères. La première série dura
de 1820 à 1862, le premier conférencier fut Stephen Jones, le deuxième Laurence
Thompson. Elles furent interrompues de 1862 à 1925 et de 1940 à 1946. Depuis chaque
année, un conférencier (Prestonian Lecturer) donne dans plusieurs loges une
seule et même conférence.



Les quatorze martyrs qui se retrouvèrent Quatre Saints Couronnés [1]

Mieux que les trois mousquetaires qui se retrouvèrent quatre, les Quatre Saints Couronnés (QSC)[2] semblent être souvent cinq, huit, neuf, voire treize ou quatorze. Il est vrai que la construction de leur légende rassemble des sources multiples, variées et contradictoires.

Leur hagiographie se mit en place du IVe au Xe siècle, à partir de documents martyrologiques comme les Calendriers, les Martyrologues ou les Livres liturgiques et de textes narratifs comme les Actes (documents rapportant les décisions judiciaires condamnant à mort les martyrs), les Passions (documents qui concernent le plus souvent les derniers jours du martyr), les Légendes, les Inventions (récits de découverte de corps saints), les Translations (transfert des dépouilles), les Miracles et les Panégyriques (discours prononcés en l’honneur d’un(e) saint(e), le jour de la fête).

Le plus ancien document connu à ce jour de la geste des QSC est un ample calendrier latin paléochrétien dit Chronographe de 354, sans doute compilé et illustré par Furias Dionisius Filocatus, futur calligraphe des Épigrammes du pape Damase Ier (366/384). Il contient notamment la Depositio Martyrum dans laquelle on peut lire : V id. novembris [9 novembre] Clementis, Semproniani, Claui, Nicostrati in comitatum [dans le cimetière romain, Via Labicana]. A la date du 8 août, on trouve citer les quatre martyrs d’Albano (Lazialo), à une vingtaine de kilomètres, au sud-est de Rome, où l’empereur Septime Sévère avait installé la Légion II dite Parthica.

On trouve ensuite la Passio Sancti Sebastiani, attribuée à tort à Ambroise, évêque de Milan, mais écrite par un clerc bon connaisseur de Rome, Arnobius le Jeune selon la chercheuse Cécile Lanéry. Castorius et son frère Nicostratus, Claudius et son fils Simpronianus, et Victorinus, convertis par Sébastien et baptisé par l’évêque Polycarpe, venu à Rome à un âge très avancé, arrêtés, traduits devant le juge Fabianus, torturés pendant trois jours furent jetés à la mer (ou dans le Tibre) dans des cercueils plombés pour avoir refusé de renier leur foi.

Dans le Sacramentarium Leonianum dit de Vérone (recueil de prières liturgiques à l’usage privé), écrit vers 560 d’après le bénédictin Anselme Davril, on peut lire la formule In natali sanctorum quatuor coronatorum (sans doute une dédicace d’une église à ses nouveaux saints patrons).

Lors du Synode romain de 595, tenu à l’initiative du pape Grégoire Ier le Grand, on trouve parmi les participants un certain Fortunatus Presbyter Tituli S.Q.C., première attestation que la basilique paléochrétienne dite Titulus Aemimianae, de la colline romaine du Calius, qui se nomme désormais sous le titre des QSC.

Le Martyrologue Hyéronymien (faussement attribué au Docteur et l’un des quatre Pères de l’Eglise romaine Jérôme de Stridon, d’où son nom), composé au milieu du Ve siècle, peut-être dans la province italienne d’Aquilée, objet d’une recension à Auxerre en 592, donnait diverses précisions selon les manuscrits :

  • Celui d’Echternach (VIIe siècle) mentionne aux dates suivantes :

** VII ID NOV. [ante diem VII Idus Novembres, soit le 7 novembre] Simphorianus Nicostratus Gaudius Victoris Castorius Balsamius

** VI ID NOV. [8 novembre] Simphorianus Claudius Nicostratus Castoris

** V ID NOV. [9 décembre] Romae Clementis Simproni

  • Le manuscrit de Berne (VIIIe siècle) ajoute Romae ad celio monte Simproniani Claudii Castorii Nicostrati, à la date du 8 novembre ;
  • Le manuscrit de Dublin (VIIIe siècle) précise que les quatre martyrs du 8 novembre sont les Couronnés.

La Passio Sanctorum Quatuor Coronatorum est le premier document descriptif de cette longue genèse. Signée par un certain Porphyrius, censualis a gleba actuaris [comptable chargé de lever le cens sur certaines terres], divisée en 22 paragraphes, le texte raconte le martyr de cinq ouvriers d’une carrière des montagnes de Fruschka-Gora, au nord de Sremska Mitrovica, près de Sirmium, l’ancienne capitale de la province romaine de Pannonia Secunda, dans l’actuel Voïvodine serbe, quelques temps après l’abdication de l’empereur Dioclétien (305). Ce dernier se retira à Salone (l’actuelle Split), capitale de la Dalmatie romaine, dans un immense palais qu’il avait fait construire à partir de 295/8. On ne sait si l’édifice était complètement terminé lors de l’installation de l’ancien monarque. Là s’arrête le récit purement historique. La suite est plus légendaire. Pendant un séjour en Pannonie, Dioclétien est à la recherche d’ouvriers habiles et de matériaux. Il découvre alors la carrière citée ci-dessus où travaillent 622 ouvriers sous la conduite de cinq phylosofi (ingénieurs). Il commande à ce chantier un quadrige du Soleil. Une divergence de conception opposera alors les phylosofi et certains ouvriers. Quatre d’entre eux, Castorius, Claudius, Nicostratus et Simpronianus se proposèrent de réaliser le travail. Aidé par leur foi chrétienne, ils réussirent à réaliser l’ouvrage haut de 25 pieds (environ 7,50 mètres), conformément aux indications impériales. L’empereur leur commande alors colonnes, chapiteaux, vasques, coupes pour orner la statue placée dans un temple apollonien. Les œuvres étaient bellement exécutées provoquant l’admiration d’un autre ouvrier Simplicius. Les quatre habiles artisans lui révélèrent alors que leur habileté technique était le fruit de leur commune foi. Ebloui Simplicius sollicita le baptême. Il le reçut de Cyrille (I), ancien évêque d’Antioche, arrêté et condamné aux travaux forcés en vertu du second édit anti-chrétien de Dioclétien (303) et déporté, selon la Passio, dans la mine de Pannonie où il serait mort en 306. Les cinq nouveaux compagnons réalisèrent d’autres travaux pour le palais de l’empereur qui les gratifia avec largesse. Las les cinq phylosofi jaloux suspectèrent les ouvriers de magie. Ils suggérèrent à Dioclétien de leur commander des œuvres de plus en plus virtuoses dont une statue du dieu Esculape. Les cinq compagnons exécutèrent toutes les commandes, sauf la statue. Dénoncés alors comme chrétien par les ingénieurs, ils furent arrêtés et traduits devant le tribun Lampadius. Après un procès contradictoire de neuf jours, les cinq ouvriers refusèrent d’abjurer leur foi, comme le proclame  Claudius :

« Nous rendons honneur au Dieu Tout Puissant et à son Fils Jésus Christ dans le nom de qui nous espérons toujours et nous avons confiance de venir après les ténèbres à la lumière

– Et quelle est cette lumière plus claire que celle du dieu Soleil ?

 -Le Christ qui est né du Saint Esprit et de la Vierge Marie, qui illumine le soleil et la lune et tout homme venant en ce monde, qui est la vraie lumière où il n’y a pas de ténèbres… »

Cinq jours plus tard, ils furent présentés à nouveau au tribun qui les invita à abjurer. Devant leur refus, il les fit « rosser avec des verges de fer ». Alors possédé par le démon, Lampedius se suicida. Apprenant la nouvelle, furieux, Dioclétien ordonna qu’ils fussent enfermés dans des cercueils de plomb et jetés sans doute dans la Save. C’était le VI des Ides de Novembre (8 novembre). Ainsi se termine le vingtième paragraphe.

Le vingt-et-unième raconte que, 42 jours après, un chrétien pannonien, Nicomède, repêcha les cercueils avec les corps et les déposa dans sa maison. Le reste du texte est perdu. On peut postuler qu’il racontait l’édification d’une église destinée à recevoir les dépouilles des cinq martyrs. Le paragraphe 22 nous fait passer de la Pannonie à Rome. Onze mois après la mort des Pannoniens, Dioclétien quitta Sirmium pour Rome avec la statue d’Esculape exécutée par d’autres sculpteurs. Il la fit placer dans un temple, sis près des thermes de Trajan et obligea tous ses soldats à sacrifier et à bruler de l’encens devant le dieu médecin. Quatre cornicularii (sous-officiers), nommés Carpophorus, Severus, Severianus et Victorinus refusèrent. Battus à mort, ils restèrent exposés cinq jours sur la voie publique. Le futur pape Miltiade et Sébastien, par encore martyrisé, ramassèrent leurs corps et les ensevelirent près de la Via Labicana, un certain 8 novembre. Miltiade devenu pape, décida de célébrer leur fête ce jour mais ignorant leurs noms, il les associa aux cinq Pannoniens sous le nom de Castorius, Claudius, Nicostratus et Simpronianus. Neuf martyrs ! Quatre noms communs ! La Passio se réfère donc à deux groupes de martyrs, mais paradoxe, l’expression Couronnés n’apparait jamais dans le texte. L’exégèse s’en est donnée à cœur joie. Le texte, récit crypto-historique pour les uns, totalement fantaisistes pour les autres, écrit entre la première moitié du IVe siècle et la fin du VIIe siècle selon divers auteurs, serait pour certains, formé de deux parties distinctes et/ou d’auteurs différents : la Passio Panonica (20 premiers paragraphes) et la Passio Romana (22e paragraphe seulement).

Dans le Liber Pontificalis (catalogue chronologique des papes de Rome, compilé à partir du VIe siècle jusqu’au IXe siècle), on apprend qu’il existe une église des QSC que le pape Honorius Ier (625/638) fit restaurer et agrandir.

Dans l’Epitome de locis sanctis martyrum, guide rédigé au milieu du VIIe siècle, à l’intention des pèlerins des catacombes romaines, les QSC sont nommés selon les martyrs pannoniens : Claudius, Nicostratus, Semproniamus, Castorius et Simplicius. La Notitia Ecclesiarum Urbis Romae, guide de peu postérieur au précédent, indique la tombe des QSC (sans précision de nom) près de l’église d’Hélène, sur la Via Campania (Labicana). Un troisième guide, le De Numero Portarum et Sanctis Romae (compilé dans le deuxième tiers du 7e siècle) précise que la sépulture des QSC (également sans nom) se trouve sur la Via Labicana, près de la Porte Majeure.

Le Martyrologue du moine lettré anglo-saxon Bède le Vénérable (c. 672/725) donne cinq noms aux QSC : Claudius, Nicostratus, Simphrosianus, Castorius et Simplicius. Il en est de même dans divers Sacramentaires qui nomment les QSC avec les noms des cinq Pannoniens (avec une variante pour le Sacramentaire gélasien ancien où Costianus remplace Nicostratus).

Le Liber Pontificalis (milieu IXe siècle) introduit un nouvel assemblage. Le futur pape Léon IV (847-855), nommé cardinal au titre de l’église des QSC par le pape Serge II, fit restaurer ledit édifice. Devenu pape, il mena une politique de construction d’églises et de protection des corps des martyrs. Il fit ainsi rechercher ceux des QSC et les fit déposer ensemble avec ceux des cinq Pannoniens et des quatre martyrs d’Albano dans l’église de Caelius qui porte leur nom. Pour la première fois, les Couronnés étaient treize.

En résumé dans les treize documents analysés ci-dessus, le vocable des QSC apparait pour la première fois dans le Sacramentaire léonien dit de Vérone (milieu du 6e siècle). Les Couronnés ne sont pas nommés dans six textes. Dans les autres, on trouve quatre (trois documents) ou cinq noms (quatre textes). Selon les versions, neuf noms apparaissent : Castorius, Claudius, Nicostratus et Simpronianus apparaissent le plus souvent (six fois chacun), Simplicius (quatre fois), Carpophorus, Severianus, Severus et Victorinus (deux fois chacun), sans compter quelques cas particuliers comme Balsamius ou Gaudius. En revanche, il y a un assez large consensus pour le dies natalis des martyrs, à savoir le 8 novembre. Presque toutes les analyses s’accordent pour affirmer que le culte (d’origine romaine et/ou importé de Pannonie) des Couronnés apparut à Rome, près de la Via Labicana, voie romaine qui reliait la capitale (départ à l’Arc de Gallien), à Labicum d’où son nom. Ensuite, il passa sur le Mont Caelius, une des sept collines de Rome. C’est sur son côté nord que se trouve l’actuelle Basilique des QSC. Le présent bâtiment date du XIIe siècle, l’édifice paléochrétien ayant été saccagé et incendié en 1084 par les Normands. L’ensemble porte une iconographie remarquable, notamment la salle du Calendrier et la chapelle de Saint Sylvestre. Le presbytère est décoré de fresques attribuées à Raffaellino da Reggio (1550-1578), représentant le martyre des QSC. Ils sont également présents « devant Dioclétien » dans les fresques (début XVIIe siècle) de la grande galerie, sous le pinceau de Giovanni Mannozzi dit da S. Giovanni (1600-1658). La date du transfert du culte d’un lieu à l’autre oscille, selon les sources entre la fin du IVe siècle et la première moitié du VIe siècle. Le titre cardinalice de la basilique remonte au VIe siècle, voire avant. Parmi ses titulaires, on peut citer les futurs papes Léon IV, Etienne V, Calixte III, Innocent IX et Benoit XV ou Henri 1er, roi du Portugal, d’abord cardinal en 1546. L’actuel titulaire est l’Américain Roger Michael Mahony, archevêque émérite de Los Angeles depuis 2011.

Demeure que la construction du corpus des QSC reste obscure.

Hypothèse 1 : Au début du IVe siècle, cinq ouvriers sur pierre sont martyrisés dans la région de Sirmium. Cet épisode est rassemblé dans une Passio [Pannonica] par un petit fonctionnaire romain Porphyre. Quelques décennies plus tard, quatre de ces martyrs sont honorés à Rome. Leurs corps furent sans doute transférés lors de la translation à Rome des reliques dalmates et pannoniennes (VIIe siècle) et insérés dans le cimetière romain dit aux deux lauriers, Via Labicana. Avec les corps fut également transportée la Passio SQC. On s’aperçut alors que les martyrs pannoniens portaient les mêmes noms que ceux honorés sur le Mont Caelius. Un (ou plusieurs) clerc(s) de la Curie romaine ajouta (èrent) un 22e paragraphe à la Passio Pannonica dans le but de démontrer que les QSC (en réalité cinq) étaient différents des martyrs pannoniens, car on n’aimait guère voir des saints « étrangers » honorés à Rome. Il(s) en fit (firent) donc des corniculaires à qui furent donnés des noms plus ou moins inspirés des martyrs d’Albano.

Hypothèse 2 : Au début du IVe siècle, dans un cimetière, Via Labicana, quatre saints pannoniens (mais pas leur corps) sont vénérés le même jour (8 novembre) qu’un saint romain inconnu, Clemens. Un siècle plus tard, l’origine pannonienne des martyrs est oublié. Les quatre Pannoniens sont ainsi considérés comme d’authentiques Romains par l’auteur de la Passio QSC. L’habitude est prise de les nommer les QSC. Vers la fin du VIe siècle, des réfugiés pannoniens de Sirmium introduisent la Passio Pannonica et rapportent les reliques des martyrs de Pannonie. Il s’agissait en fait des mêmes personnes que les quatre déjà vénérés à Rome depuis deux siècles et romanisés. A cause des effectifs divergents (quatre ou cinq), comme à cause de l’origine géographique différente, on ne vit point qu’il s’agissait du même groupe et de la même histoire. Aussi un clerc romain inventa aux sQC une histoire romaine calquée sur celle des Pannoniens.

Hypothèse 3 : Au début du IVe siècle, sont vénérés à Rome, deux groupes de martyrs romains, l’un enterré Via Appia et célébré le 8 août, l’autre enseveli Via Labicana, et honoré le 8 novembre. L’auteur de la Passio S. Sebastiani « fabriqua » un quintette de martyrs à partir de ces deux groupes. Un siècle plus tard, dans une basilique du Mont Caelius, on commença à fêter des martyrs désignés sous le nom collectif de Couronnés. Ne pouvant pas rester dans l’anonymat, Porphyre, un clerc d’origine pannonienne, les associa à un récit né dans sa province.

Dès le milieu du VIIIe siècle, la distinction entre les QC romanisés (ou romains) et les cinq Pannoniens devint dominant, même si on retrouve l’identification des deux groupes. Sans doute existe-t-il également des passerelles entre ces diverses hypothèses. Quoiqu’il en soit la légende se précisa avec Adon (c.800/875), archevêque de Vienne en 859. Dans son Martyrologue, en présence de treize martyrs, le prélat conclut que les QSC étaient différents des Pannoniens. Il en fit donc des corniculaires romains. Leur nom étant inconnu, il leur donna ceux des martyrs d’Albano (à un près Secondus/Severus).

Son Martyrologue en inspirera bien d’autres, notamment celui de Notker le bègue (c.840/912), moine de Saint Gall ou celui d’Usuard, moine bénédictin de Saint-Germain-des-Prés (deuxième moitié du IXe siècle) qui osa un compromis quatre en quatorze : fêtés le 7 juillet, on retrouve les Albanensi, désormais cinq, Castorius, Claudius, Nicostratus, Simphronianus et Victorinus, et célébrés le 8 novembre et enterrés près de la Via Labicana, Castorius Claudius, Nicostratus, Simplicius et Simpronianus d’une part, et les QSC (stricto sensu si l’on peut dire) Carpophorus, Severianus, Severus et Victorinus, d’autre part.

Enfin, l’histoire des Couronnés se fixera définitivement dans la Legenda Aurea (c. 1260/66) de Jacques de Voragine (Giacomo da Varazze) (c.1228-1298), archevêque de Gênes en 1292 :

« Les Quatre Couronnés furent Severus, Severianus, Carpophorus et Victorinus qui, par l’ordre de Dioclétien, furent fouettés à coups d’escourgées de plomb jusqu’à ce qu’ils en mourussent. D’abord leurs noms furent inconnus mais longtemps après Dieu les révéla. On décida donc que leur mémoire serait honorée sous les noms de cinq autres martyrs Claudius, Castorius, Simphonianus, Nicostratus et Simplicius, qui souffrirent deux ans après eux. Or, ces derniers martyrs étaient d’habiles sculpteurs qui, ayant refusé à Dioclétien de sculpter une idole et de sacrifier aux dieux furent mis vivants, par ordre de cet empereur, dans des caisses de plomb et précipités vers la mer vers l’an du Seigneur 287. Le pape Melchiade ordonna d’honorer sous les noms de ces cinq martyrs les quatre précédents qu’il fit appeler les Quatre Couronnés, avant que l’on découvrît leurs noms… ; »[3]

Et le prélat conclut prudemment : « Et licet postmodum nomina reperta fuerunt, usus tamen obtinuit ut IV Coronati deinceps vocarentur.»[4]

C’est donc dans la version Adon/Usuard/Voragine que la légende des QSC s’imposa dans toute la chrétienté[5], mais avec des difficultés. Difficile de se vouer à des saints aussi compliqués ! Même en « Italie » où leur succès deviendra général, les QSC eurent quelques problèmes pour s’implanter. Ainsi ils ne sont pas mentionnés dans les Statuta et Ordinamenta societatis magistrorum muri et lignaminis, rédigés en1246, à Bologne. Ils sont cependant déjà présents dans divers terroirs de la péninsule. A Cingoli, près d’Ancône (Marches), un acte de 1153 mentionne que le monastère du lieu est désormais dédié aux QSC. Deux autres documents (1230 et 1375) confirment ce choix. Dans la même commune, dans la collégiale de Sant’Esuperanzio, derrière l’autel de gauche par rapport à l’autel principal, les QSC apparaissent dans la partie supérieure d’une fresque (XIVe siècle). Cependant aux XIII-XVe siècles, au moment où de nombreuses corporations et/ou confréries se donnaient à l’envie des statuts en précisant le plus souvent qu’il s’agissait d’une régularisation de documents antérieurs, de nombreux groupements de tailleurs et poseurs de pierre, de maçons, d’imagiers (sculpteurs), de carriers, de couvreurs, de marbriers, de charpentiers et autres métiers du bâtiment italiens se choisirent les QSC comme patron. Il en fut ainsi dans divers états péninsulaires comme, outre Rome ou Cingoli déjà cités, à Venise où une Scuola dei Scalpellini se constitua sous leur patronage, dans le dernier tiers du XIIIe siècle. En 1307 furent publiés ses statuts dits Mariegola [règle majeure] dei Tagiapiera [tailleurs de pierre] di Venezia. Au XVIe siècle, la corporation se dota de son propre hôtel (albergo). Sur la façade, placé entre les deux fenêtres du deuxième étage, un bas- relief représente les QSC avec dessous l’épigraphe : M D C L I I SCOLA DI TAGIAPIERA. Sur un des 36 chapiteaux de la colonnade du Palais des Doges, côté Piazzetta, on trouve 8 statues de sculpteurs/tailleurs de pierre dont Castorius (maillet et ciseau) taillant un pilastre, Nicostratus (compas), Symphorianus et Claudius sculptant une statuette.

A Campione, la confrérie des QSC se réunissait dans l’église Santa Maria dei Ghirli où l’on trouve une fresque représentant les Couronnés (première moitié du XIVe siècle), ou du moins quatre tailleurs qui travaillent une colonne, un chapiteau et pour l’un d’eux, un bénitier. Un cinquième personnage semble être un maître d’œuvre, ou le cinquième ( ?) Couronné.

A Pavie, dans la basilique San Pietro in Ciel d’Oro, dans l’arche dite de Saint Augustin, sur le registre du centre-ouest, on trouve les statues des QSC, exécutées par le pisan Giovanni da Balduccio (c.1290/1349)

En 1368, les maîtres maçons de Sienne firent élever une chapelle en l’honneur des QSC, dans la cathédrale Santa Maria Assunta.

A Florence, l’Arte dei Maestri di Pietra e Legname (Corporation des tailleurs de pierre et charpentiers), instituée au XIIIe siècle, commanda à Nanni di Banco (c. 1380-1420), un groupe de statues, en marbre, des QSC, exécuté entre 1408-1413, pour orner une des niches extérieures de l’église d’Orsanmichele, les principales corporations florentines ayant placé leurs protecteurs sur les piliers de l’édifice. La même corporation avait commandé à Niccolò[6] di Pietro Gerini (c.1368-1415) un retable pour son autel à Orsanmichele. L’œuvre représente les quatre martyrs ligotés et fouettés. En bas à gauche, Jésus vient les réconforter et les soutenir pendant leur flagellation tandis qu’au-dessus, deux démons viennent s’emparer de l’âme du juge Lampadius.

A Milan, la Scuola dei Santi Quattro Coronati a accueilli les tailleurs de pierre et les sculpteurs impliqués dans la construction du Duomo. Cette société a regroupé des ouvriers impliqués dans le chantier de la cathédrale pendant plus de trois siècles. Son premier document connu date de 1451, mais rien n’exclut que sa fondation eut été antérieure. Dans le Duomo, on rencontre les statues (début XVe siècle) de Simplicius (pilier 25) et Castorius (pilier 32) et celle de Symphorianus attaché à un arbre (début XVIIe siècle), sur le côté extérieur de l’abside. Il existait également dans la capitale lombarde, une église dédiée aux QSC détruite au début du XVIIe siècle.

A Pérouse (Perugia), en Ombrie, dans la chapelle des Lombards de l’église Santa Maria Nuova dei Servi, se trouvait un retable (La Vierge et l’Enfant entouré des QSC)réalisé par Giannicola di Paolo (c. 1460-1544), pour l’Université des Lombards (corporation des métiers du bâtiment). Suite aux pillages napoléoniens, il est présentement (depuis 1813) au musée du Louvre tandis que la prédelle (partie inférieure du retable qui sert de support aux panneaux principaux) est conservée à la Galleria Nazionale dell’Umbria, sise à Pérouse.

Au musée d’art de la ville de Ravenne, on trouve un tableau peint en 1596 par Jacopo Ligozzi (1547-1627) représentant le martyr des QSC. L’œuvre se divise en deux sections : dans la zone inférieure, on voit les quatre martyrs à demi-nus, ligotés, à terre, se tordre de douleur sous les coups de bâton de trois tortionnaires tandis que derrière une barrière, deux enfants et des vieillards semblent regarder ailleurs, indifférents. Dans la partie supérieure la Vierge tenant l’Enfant assiste à la scène, avec compassion, tandis qu’autour d’eux quatre putti (angelots ailés) virevoltent en tenant en main les couronnes des martyrs.

A Nice (Etats de Piémont-Savoie), la Compagnie des maçons publia ses statuts assez tardivement en 1643, sous les auspices des QSC[7]. A Samoens (Piémont-Savoie), il existait une confrérie des maçons placés sous la protection des QSC dès 1659. Des vitraux récents (1982) du chœur de l’église ND de l’Assomption représentent leur légende.

A Arzo (canton suisse italophone du Tessin), dans l’oratoire de la Madonne del Ponte, on trouve quatre statues des Couronnés (XVIIe siècle), même si leurs noms sont approximatifs (Carposorio, Severiano, Severio et Vitorino), sans doute offertes par un patron maçon originaire de la ville ( ?).

Dans le Palazzo Branda, à Castiglione Olona (Lombardie), on peut voir une Madonna dei QSC (c.1690), tableau récemment attribué au peintre milanais Filippo Abbiati (1642/1715).

Néanmoins leur popularité ira diminuant avec le XVIIIe siècle.

On retrouve cependant la présence des QSC en Sardaigne et à Alcamo, Arezzo, Assise, Bissone (Tessin suisse italophe), Campione d’Italia, Cremone, Fabriano (Marches), Ferrare, Imola, Lucques, Modène, Palerme, Syracuse, Trente et Vérone et bien d’autres villes italiennes.

L’autre zone de forte présence des QSC est le Saint Empire Romain Germanique, notamment dans les différents terroirs de feu l’état bourguignon de Charles le Téméraire. Dans les Dix-Sept Provinces (plus ou moins l’actuel Benelux), les QSC furent très tôt, populaires. Sans être exhaustif, on trouve leurs présences à Anvers, Bois-le-Duc, Bruges, Bruxelles, Charleroi, Dordrecht, Ferques (Boulonnais), Gand, Gouda, Haarlem, Leeuwarden, Leyde, Louvain, Malines, Middlebourg, Soignies, Soneghem ou Termonde.

Au musée de la ville de Bruxelles-maison du roi, on peut voir le Triptyque des QSC, d’un artiste anonyme (c. 1560). Le retable ornait l’ancienne église Sainte-Catherine, dans laquelle on trouvait un autel destiné au « métier des QSC » regroupant maçons, tailleurs de pierre, sculpteurs et ardoisiers. Les volets latéraux illustrent les activités des ouvriers tandis que le panneau central figure les saints patrons au travail, sous la protection de la Vierge.

Au musée des Beaux-Arts d’Anvers, il est loisible d’observer un autre triptyque consacré aux QSC. L’œuvre est due à Franz Franken II le jeune (1581-1642). Sous le regard de Dioclétien assis sur son trône, les quatre futurs martyrs peints juste avant leur enfermement dans les cercueils de plomb regardent vers le Ciel où les attendent des angelots. Devant eux se trouvent divers outils du métier : équerre, chasse, ciseau, gradine, fil à plomb, boucharde, marteau, massette, truelle. Les Statuts de la corporation des QC d’Anvers datent de 1458, mais l’association est plus ancienne d’un siècle, au moins.

A Lille (seulement française en 1667/8), au musée des Beaux-Arts, on trouve le martyr des QSC, peint par Gaspard de Crayer (1584-1669), maître de la guilde des peintres de Bruxelles.

Les QSC sont également très présents en Rhénanie, à Francfort, dans le Brandebourg, en Alsace, en Suisse, notamment à Bâle et dans les pays germanophones des Etats des Habsbourg. Les maçons et tailleurs de pierre venus des quatre coins des terroirs « allemands » redigèrent à Ratisbonne, ville libre d’Empire (Freie Stadt), sous la présidence de Jost Dotzinger, maître d’œuvre de la cathédrale de Strasbourg (1452/c.1470), leurs statuts placés sous les auspices, « Au nom de Dieu le Père, du Fils, du Saint-Esprit et de Sainte Marie, mère de Dieu, de ses bienheureux saints serviteurs, les Quatre Saints Couronnés d’éternelle mémoire… ». Konrad Kuene van der Hallen (c. 1400-1469), Werkmeister de la « Haute Eglise Cathédrale Saint Pierre » de Cologne sculpta quatre statues des QC (1445), en grès, avec leurs attributs. A Wertheim-sur-Main, centre d’un comté, au temps du comte Ludwig von Löwenstein, dans la maison d’un tailleur de pierre, bâtie vers 1575, on trouve les QSC sculptés sur des consoles. Chacun porte des attributs particuliers, comme le niveau pour Simphorianus (Simpronianus) ou la règle et le livre ouvert pour Castorius. Chaque outil est accompagné de deux vers explicatifs. Ainsi pour l’équerre de Claudius, on peut lire : « L’équerre possède assez de qualités quand on l’utilise judicieusement ». Avec le compas de Nicostratus, on voit : « Personne si ce n’est Dieu ne possède l’art du cercle et de la justice ».

En Autriche, les quatre martyrs couronnés sont représentés sur le sceau de la loge, sise à la cathédrale Saint Etienne de Vienne. Dans l’église de Steyr (Haute-Autriche), sur la pierre tombale du Steinmetzmeister Wolfgang Denk (1515), on trouve le Christ en croix au centre, à gauche, l’architecte à genoux, en prière, à droite, le « parlier » ( dans les loges opératives allemandes, maître de chantier ou contremaître transmettant oralement les ordres de l’architecte ou l’ouvrier responsable de la loge) tenant les armoiries de la loge (ou de l’architecte), savoir une main tenant un maillet, au-dessus des deux hommes, les bustes des QSC, deux à deux, avec leurs outils, sortant d’une végétation luxuriante.

Parmi les statues reliquaires de la basilique ND de Gray (Haute-Saône), on trouve celle des QSC mais l’œuvre comporte cinq martyrs, en bois sculpté, polychromé, en doré (XVIIe siècle), offerte par la confrérie des maçons. Idem, une bulle papale de Léon IX (1049) relatait que les reliques d’un des QSC, Claudius (Saint Claude), reposaient dans l’église de Maynal (Jura). Le saint est représenté sur la bannière de la paroisse, invoquant le Ciel, dans un halo de lumière, tenant un ciseau d’une main, un marteau (maillet) de l’autre. Le saint sera honoré sous le nom de Clod ou Cloud, nom sous lequel il est désormais désigné. On notera que la Franche-Comté ne sera définitivement française qu’en 1678.

Paradoxalement, la présence des QSC en Europe de l’ouest est moins dense. En France, les métiers du bâtiment choisirent comme patron, Alpinien, Ambroise, évêque de Milan, Barbe, Blaise, évêque de Sébaste (Sivar), en Arménie, Claude de Besançon, Chéron de Chartres, Etienne, diacre et premier martyr, le roi Louis IX le Saint, Roch de Montpellier, Silvestre, pape ou Thomas, apôtre notamment. Ils célébraient leur fête, outre le jour des saints ci-dessus cités, souvent à l’Ascension ou à La Trinité. Comme dans la péninsule ibérique, en Ecosse, en Pologne, la présence des QSC dans le royaume de France est faible même si d’après le Martyrologium Gallicanum (1637), dédié à Richelieu, d’André du Saussay (1589-1675), futur évêque de Toul, les corps des QSC furent transportés de Rome à Toulouse, dans la basilique de Saint Saturnin.

A Chartres, on les voit sur le vitrail de Saint Chéron, apôtre de la Beauce, offert par les maçons locaux, dans l’église Saint-Sulpice de Chars (Val-d’Oise) où les QSC sont sculptés sur une clef de voûte entourant l’Agnus Dei, ou dans la Collégiale Notre-Dame-du-Fort d’Etampes, entre autres.

En Angleterre, la situation est assez voisine. Certes, il existe une église à Canterbury, très anciennement dédiée aux QC (début VIIe siècle), mais leur présence n’apparait que dans la rédaction (c. 1390) du Manuscrit Regius qui leur consacre 37 de ses 960 vers. Ledit texte se situe dans la postérité d’Adon-Voragine. Néanmoins les QSC ne s’imposèrent pas massivement en Angleterre. Le Manuscrit Cooke (1400-1410) ne les mentionne pas. Pourtant au milieu du XVe siècle, diverses sociétés de gens du bâtiment chômaient le 8 novembre. Surtout en 1481, la London Masons’ Compagny les adopta comme patron. En novembre 1884, la Grande Loge Unie d’Angleterre consacra un atelier, créé à l’initiative de neuf maçons (l’écrivain Walter Besant (1836-1901), le capitaine, avocat et historien Robert Freke Gould (1836-1915 ), l’érudit William James Hughan (1841-1911), le major Sisson Cooper Pratt (1845-1919), William Harry Rylands (1847-1922), George William Speth, le général Sir Charles Warren (1840-1927), le révérend Adolphus Frederik Alexander Woodford (1821-1887) et Robert Freke Gould). Ce premier atelier entièrement consacré à la recherche maçonnique prit le titre Quatuor Coronati Lodge et le numéro 2076. Il tint sa première réunion de travail le 12 janvier 1886. Depuis 1886, la loge publie un recueil annuel intitulé Ars Quatuor Coronatorum (AQC) dans lesquels on trouve plusieurs articles se rapportant aux QSC, notamment en 1906, 1958, 1962 et 1966. Elle compte 40 membres et depuis 1887 un Quatuor Coronati Correspondence Circle (QCCC) d’environ 5 200 membres correspondants. Dans le monde, le nom de QSC a été donné à plusieurs autres loges de recherche, notamment la Quatuor Coronati e. V, n° 808, sise à Bayreuth (Vereinigten Großlogen von Deutschland).

De saints protecteurs de gens de divers métiers du bâtiment, les QSC sont naturellement entrés dans le corpus maçonnique, tout en perdant une partie de leurs fonctions religieuses, notamment en pays protestant, passant de la sainteté et du martyr hagiographique à une symbolique culturelle, comme au demeurant au sein de diverses associations actuelles de formation professionnelle (Bras (Var), Brignoles, La Chaise-Dieu, Parent (Puy-de-Dôme), par exemple). On est ainsi passé des figures du martyre-témoignage et de la sainteté (qui n’ont pas disparu cependant) à la fabrique symbolique et rituelle, par un réinvestissement anthropologique de la pratique sociale de quatre/quatorze saints, tout en restant dans le sacré. Les Couronnés sont ainsi à la fois des saints, des héros et des artistes, d’une part, des intercesseurs, des figures symboliques et des sujets d’art, d’autre part, en continuelle métamorphose, différents mais pourtant les mêmes. Au demeurant, on réalise toujours des œuvres en l’honneur des QSC comme l’atteste la sculpture (1997) placée dans le hall d’entrée de la Maison Delafontaine (bâtiment municipal depuis 1949), à Carouges (canton de Genève), due au tailleur de pierre Olivier Sherly et au charpentier Marc Andres. Ainsi sont les QSC. Leur nombre ne fait pas leur efficience. Du fouillis de leur corpus nait toujours un rai de lumière initiatique.

Bibliographie sommaire récente :

** Banaudi Dario, Les Statuts des maçons de Nice de 1643 et les Scholae de Milan et de Venise, in Liber n° 3, Marseille, Alcor éditions, automne 2019, p. 3-26.

** Barelli Lia, Il complesso monumentale des Ss Quatro Coronati a Roma, Rome, Viella Ed., 2009.

** Bombardi Paola, I Quattro Coronati. Tra enigma storico e documentazione iconografica, Acireale (Sicile), Tipheret, 2017.

** Dionigi Renzo, SS. Quattuor Coronati. Bibliography and Iconograpy. An Essay, Milan, Aisthesis, 1998.

** Guyon Jean, Les Quatre Couronnés et l’histoire de leur culte des origines au milieu du IXe siècle, in Mélanges de l’Ecole française de Rome. Antiquité, t. 87, 1975 (I), p. 505-c561.

** http://www.santiquattrocoronati.org/index_itn.htm

** Repishti Francesco, La Scuola Dei Santi Quattro Coronati. Architetti, Scultori e Lapicidi del Duomo Di Milano (1451-1786), Milan, Rotolito Lombarda, 2017.

         ******************************

Article Les quatorze martyrs qui se retrouvèrent Quatre Couronnés, in Cahiers Villard de Honnecourt n° 125, Paris, GLNF, 2022, p . 113/130, repris, revu entièrement et fortement augmenté de A propos des QSC qui qui se retrouvèrent treize, in Renaissance Traditionnelle, Paris, janvier-avril 1995, n° 101/102, p. 2/28.

BOUTIQUE SCRIBE > VILLARD

LES CAHIERS

Cahiers Villard de Honnecourt n° 125 – Les saints patrons des Francs-Maçons

En stock

Prix : 15,00 € TTC

         ******************************


[1] Article repris, revu entièrement et fortement augmenté de A propos des QSC qui qui se retrouvèrent treize, in Renaissance Traditionnelle, Paris, janvier-avril 1995, n° 101/102, p. 2/28.

[2] Abréviations : QSC : Quatre Saints Couronnés = Quatuor Sancti Coronati = Quattro Santi Coronati.

[3] La Légende Dorée, traduction de l’abbé J.B.M. Roze (1900), Paris, Garnier-Flammarion, 1967.

[4] « Et bien que par la suite, une révélation divine eut permis de connaître les noms des Saints, l’usage se conserva de les désigner sous le nom collectif des QC. »

[5] A noter que dans l’actuel martyrologue en usage au Vatican, Simpronius, Claudius, Nicostratus, Castorius et Simplicius, « tailleurs de pierre à Sirmium » sont célébrés le 8 novembre, mais ne sont pas dits QSC. En revanche, le texte précise qu’il y « avait vénération à Rome depuis les temps les plus reculés dans la basilique Celimontana aux QSC .»

[6] Actuellement au Philadelphia Museum of Art.

[7] https://yveshivertmesseca.wordpress.com/2022/02/01/les-statuts-de-la-compagnie-des-quatre-saints-couronnes-de-nice-16431/

LORSQUE LA FRANCE AIMAIT LES PROTESTANTS : DU PHILOPROTESTANTISME DANS LES ANNÉES 1840-1880…

« Il est aussi un grand diocèse, messieurs, celui-là sans circonscription fixe, qui s’étend par toute la France, par tout le monde, qui a ses ramifications et ses enclaves jusque dans les diocèses de messeigneurs les prélats ; qui gagne et s’augmente sans cesse, insensiblement et peu à peu, plutôt encore que par violence et avec éclat ; qui comprend dans sa largeur et sa latitude des esprits émancipés à divers degrés, mais tous d’accord sur ce point qu’il est besoin avant tout d’être affranchi d’une autorité absolue et d’une soumission aveugle ; un diocèse immense (ou, si vous aimez mieux, une province indéterminée, illimitée) ; qui compte par milliers des déistes, des spiritualistes et disciples de la religion dite naturelle, des panthéistes, des positivistes, des réalistes,… des sceptiques et chercheurs de toute sorte, des adeptes du sens commun et des sectateurs de la science pure : ce diocèse (ce lieu que vous nommerez comme vous le voulez), il est partout, il vient de se déclarer assez manifestement au cœur de l’Autriche elle-même par des actes d’émancipation et de justice, et je conseillerais à tous ceux qui aiment les comparaisons et qui ne fuient pas la lumière, de lire le discours prononcé par le savant médecin et professeur Rokitansky dans la Chambre des seigneurs de Vienne, le 30 mars dernier, sur le sujet même qui nous occupe, la séparation de la science et de l’Église. Messieurs, ce grand diocèse, cette grande province intellectuelle et rationnelle n’a pas de pasteur ni d’évêque, il est vrai, de président de consistoire (peu importe le titre), de chef qualifié qui soit autorisé à parler en son nom ; mais chaque membre à son tour a ce devoir lorsque l’occasion s’en présente, et il est tenu par conscience à remettre la vérité, la science, la libre recherche et ses droits sous les yeux de quiconque serait tenté de les oublier et de les méconnaître.

Me plaçant, messieurs, à un point de vue qui n’est peut-être celui d’aucun d’entre vous pour parler de ces choses qui intéressent à quelque degré les croyances, je voudrais que vous me permissiez d’exposer brièvement mon principe en telle matière : non que j’espère vous le faire accepter, mais au moins pour vous montrer que je ne parle point à la légère devant une aussi grave assemblée, ni sans y avoir mûrement réfléchi.»

Sainte-Beuve, discours au Sénat du 19 mai 1868.

Dans les décennies 1840-1860, toute une frange de la France que je qualifierai de « libre » (ou libre penseuse, mais au sens premier cf Jacqueline Lalouette), voltairienne, spiritualiste, bref celle du « grand diocèse » de Sainte-Beuve, manifestera un philo-protestantisme polymorphe, contre-point de l’anti-protestantisme analysée par Michèle Sacquin[1], Jean Baubérot et Valentine Zuber[2]., largement d’inspiration catholique.

**** Il existe cependant un antiprotestantisme dans la France « libre »

Mais l’antiprotestantisme « libre » (libre penseur), lui-même, n’est pas exempt de quelques ambiguïtés. Le monde nord-atlantique du moment montre qu’un protestantisme évangélique ne serait pas incompatible avec le temps présent[3]. De là à déduire que cette forme du surnaturalisme n’est pas soluble dans la modernité ? Ce questionnement va engendrer, au sein de la France « libre », deux postures complémentaires. La première est la condamnation. C’est le fondement de l’«anti-orthodoxo-protestantisme» et le sens des attaques contre Guizot. Le protestantisme évangélique est une version tout aussi archaïque, dogmatique et intolérante du christianisme que le catholicisme romain[4] :

«J’ai beaucoup de choses à vous dire sur le protestantisme. Il s’y passe une mauvaise réaction. On vient de destituer Coquerel qui pense comme M. Leblois. Il y a deux partis en guerre. Les protestants de M. Guizot qui sont aux trois-quarts catholiques et ceux qui veulent la tolérance. Il paraît que le pasteur de Bourges[5] est dans le parti arriéré, et je ne vous approuverais pas de quitter le catholicisme pour une religion qui se déclare tout aussi intolérante et qui impose la divinité de Jésus sous peine de l’enfer. Ce ne serait pas le moment de faire une protestation en faveur de Calvin et du bûcher de Servet…»[6].

Ces réactions montrent combien le philoprotestantisme est fragile. Il s’adresse globalement à une certaine vision (réelle ou imaginée) du protestantisme. On n’oublie jamais que comme religion surnaturaliste, révélée, dogmatique, il sent toujours le fagot et le rapprochement (certes excessif) Servet/Coquerel se généralise :

 « Oh ! C’est à nous qui ne sommes pas de sa communion de déclarer le martyr imposé à ce pasteur [7][…] par l’inquisition de l’orthodoxie protestante ; car les effets comme les buts de l’intolérance exercée par cette dernière concordent parfaitement avec les actes du Saint-Office de Rome.

 Vous avez donc des raisons, philosophes, de dire à vos familles : Ne quittez pas l’Eglise romaine pour passer au protestantisme. En effet entre les deux orthodoxies, il n’y a que le nom de changé ! » [8].

Inversement, d’autres libres penseurs voient dans ces événements, de simples péripéties. La récupération est donc possible. Le protestantisme, même évangélique, parce qu’il est la religion du libre examen, ne peut être totalement mauvais. C’est la base de la sympathie de l’intelligentsia libre penseuse envers Pressensé[9]. Cette conviction contribue à entretenir dans la France «libre» (matérialiste ou spiritualiste), un philoprotestantisme dominant, mais également ambigu.

Grosso modo, la France « libre » admet qu’au sein de toutes les religions «positives» coexistent un esprit «religieux» éminemment respectable et une mentalité «cléricale», «sacerdotale» ou «théocratique» foncièrement intolérante, dogmatique et néfaste.

Le premier est la preuve que toutes les religions et croyances ne sont que des variantes particulières, contingentes et temporaires de la religion universelle.

La seconde est la justification du combat anticlérical et de la nécessité d’une religion sans clergé et sans dogme.

Le protestantisme n’échappe pas à cette dualité. Bien mieux, il est la religion où cette ambivalence s’exprime le mieux. En effet, la Réforme est source d’obscurantisme intolérant, mais en même temps, grosse de modernité. Ce «manichéisme théologique» perdure dans le protestantisme d’aujourd’hui. Aussi faut-il séparer le bon grain de l’ivraie. La France « libre » salut Servet mais brocarde Calvin (ou Luther). On préfère Arminius à Gomar, Toland à Edward, Bayle à Jurieu, Lessing à Oetinger, les quakers à la High Church, les Coquerel aux Monod, bref le libéralisme à l’orthodoxie.

Ce philoprotestantisme s’adresse le plus souvent au protestantisme libéral du temps où, à ses ancêtres ou supposés tels comme les hussites, les Frères moraves, les anabaptistes, les unitariens de Transylvanie et surtout les Vaudois[10] (et même les vaudoises évoquées par J.Durandeau dans la revue d’Henri Carle). De même, au panthéon libre penseur religieux, aux côtés des fondateurs de religion comme Jésus ou Cakya-Mouni et des philosophes gréco-latins comme Socrate, on rencontre Menno Simons, Sébastien Castellion, Bernard Palissy, Thomas Muntzer, Sully, Lelio et Fausto Sozzini, Pierre Bayle[11], Calas père et fils, J.Necker, A.Court de Gibelin, A.Jeanbon Saint-André, Benjamin Franklin, Thomas Jefferson[12], Théodore Parker, William Channing, Harriet Beecher Stowe ou Abraham Lincoln, et bien sûr au zénith Michel Servet.

Pour justifier ce philoprotestantisme sélectif, on n’hésite pas à nier aux «orthodoxes», leur appartenance protestante. Ces derniers seraient en réalité des catholiques inavoués, des suppôts (au mieux inconscients) de Rome, des «inquisiteurs biblistes » comme l’écrit Riche-Gardon. On comprend ainsi l’intérêt et la virulence de la polémique antiguizotiste évoquée plus haut. Les libéraux sont les seuls véritables protestants authentiques, voire même les seuls chrétiens incontestables. L’idée est de démontrer que christianisme (christianisme = protestantisme = protestantisme libéral) et société moderne ne sont pas antagonistes d’autant que l’époque contemporaine est en partie fille de la Réforme.

Le protestantisme de Luther, de Calvin et des réformateurs radicaux a été la religion de la sortie du Moyen Âge, le protestantisme libéral d’aujourd’hui sera la religion de la transition vers la religion, ou la confession qui rendra possible le fonctionnement d’une religion civile.

Pourtant, quand on regarde la presse libre penseuse des années 1860 et 1870, on vient presque à douter de cette perspective à long terme, tant l’immédiat est privilégié. Il faut (souvent par tous les moyens) faire en sorte que les libéraux gagnent, au sein du protestantisme français, le grand combat doctrinal et ecclésiastique, et de manière encore plus triviale, les confrontations électorales au sein de l’Église réformée. La très grande majorité de la presse libre penseuse, franc-maçonne, «libre croyante», libérale et républicaine prend ouvertement partie dans les querelles inter-protestantes. Les quotidiens, L’Opinion nationale de l’ancien saint-simonien Adolphe Guéroult, Le journal des Débats, d’obédience orléaniste, le «progressiste» Le Siècle ou Le Temps d’Auguste Nefftzer[13]La Revue des Deux-Mondes et ses modestes consœurs, L’Alliance de Henri Carle, Le Monde maçonnique de Louis Ulbach et François Favre, La Renaissance de Pierre-Luc Riche-Gardon ou La Solidaritéde Charles Fauvety ont des rubriques plus ou moins épisodiques sur les «progrès» (réels ou espérés) du libéralisme au sein du protestantisme français, mais également étranger. Régulièrement les collaborateurs de ces journaux et revues fustigent les livres et les brochures des évangéliques, tandis qu’ils présentent de manière plus ou moins favorable, ceux des libéraux. On fait également de la publicité pour la presse libérale. L’Alliance et La Renaissance appellent ouvertement de leurs vœux la victoire des libéraux «aux diverses élections de l’Église réformée». Plusieurs périodiques libres penseurs reproduisent les manifestes et les listes des candidats de l’Union Protestante libérale aux dites consultations presbytérales ou consistoriales. Ils ouvrent largement leurs colonnes aux libéraux pour y développer leurs arguments. Le premier numéro du Déiste rationnel de Pierre-Luc Riche-Gardon publie un article du pasteur Joseph Martin-Paschoud sur le «déisme chrétien». Plus tard, la revue [14] soutiendra le docteur Paul Broca lorsqu’il cherchera à se faire inscrire sur les listes électorales du consistoire de Paris. Le périodique d’Henri Carle est particulièrement hospitalier aux libéraux. Jean-Louis Vaïsse appuie Albert Reville dans sa querelle contre un ancien libéral, le pasteur Nicolas Poulain[15]. Le pasteur radical Basile Rives développe dans ses colonnes l’idée d’un protestantisme libéral «pluriel »[16]. Un autre pasteur radical François Vidal y écrit un article-programme : Qu’est-ce que le protestantisme libéral [17] et Emilien Paris[18], un très long article consacré à «la crise du protestantisme dans l’Eglise Réformée de France»[19].

C’est dans les années 1864-1866 évoquées plus haut que la presse libre penseuse spiritualiste soutiendra le plus ardemment les protestants libéraux. Chaque revue à son champion. Charles Fauvety apprécie l’évolution «théologique» d’Albert Reville. Le directeur de La Solidarité se félicite que le pasteur de l’Eglise wallonne de Rotterdam, notamment dans un ouvrage publié en 1869[20], adopte la démarche historico-critique dans son analyse des dogmes du christianisme. La Renaissance de Pierre-Luc Riche-Gardonmanifeste sa sympathie au pasteur luthérien radical strasbourgeois Georges Leblois[21] (1825-1898), lors de la sortie de sa brochure Mort et immortalité. Trois lettres à un rationaliste[22] qui «prouve […] que la religion exposée par la science est la seule qui triomphe péremptoirement du matérialisme, du scepticisme et de l’athéisme». Henri Carle entretient des relations amicales avec Félix Pécaut et le pasteur Athanase Charles Pelissier, aumônier du lycée de Bordeaux, qui le rejoindront dans l’Alliance religieuse universelle. Toute la presse libre penseuse se mobilise pour défendre Martin-Paschoud, «le Bossuet du protestantisme libéral», lorsque le conseil presbytéral (puis le consistoire) de Paris, à majorité évangélique, retire, en 1864, la délégation pastorale à son suffragant, Athanase Coquerel fils. Ce dernier et son père font l’objet de constantes manifestations de sympathie. On rend compte de leurs livres, de leurs conférences, de leurs prises de position, de leurs brimades. Charles Fauvety dans La Revue philosophique et religieuse, et Riche-Gardon dans Le Déiste rationnel, ont les mêmes accents pour louer les sermons du père et du fils[23]. Lors des affaires de 1864-1865, la presse libre penseuse dénonce les «horreurs de la persécution» et «l’arbitraire de l’orthodoxie» dont ils sont victimes. L’affection envers les Coquerel est le pendant de l’antiguizotisme.

Cependant, on ne peut oublier que les protestants français ne forment qu’une petite minorité. S’adresser uniquement à sa «fraction» libérale, c’est encore réduire le nombre potentiel de ses alliés. Certains libres penseurs espèrent sincèrement que la totalité du protestantisme notamment dans le monde anglo-saxon, basculera dans le libéralisme. D’autres préfèrent ne pas trier entre les protestants français et voir dans le protestantisme en général, la religion de la modernité :

«Le protestantisme est la porte ouverte à la liberté en matière de foi. » [24]

Le protestantisme est «consubstantiellement» (si l’on peut dire) la religion du temps présent. Sa dialectique interne (Ecclesia reformata quia semper reformanda)le conduit à se réformer perpétuellement et même à transmuter en progrès ses dogmes les plus éculés :

«On voit donc comment, par une conséquence imprévue, mais naturelle, du dogme de la justification par la foi, les protestants ont pu être amenés à transformer dans l’ordre religieux presque tous les dogmes sur lesquels sont fondés les sacrements, à détruire dans l’ordre ecclésiastique toute l’autorité traditionnelle en changeant la constitution visible, à encourager dans l’ordre philosophique l’esprit de la littérature moderne et l’émancipation des sciences et des opinions, enfin, dans l’ordre politique, à favoriser l’indépendance des gouvernements, la nationalité des institutions religieuses, le développement du droit commun, l’avènement futur de la liberté civile» [25].

De là, à déclarer, qu’un protestant, même «orthodoxe», ne peut être totalement mauvais, il n’y a qu’un pas. Ainsi, lors de la parution en 1858, des deux premiers tomes de son Histoire des trois premiers siècles de l’Eglise chrétienne [26], Edmond de Pressensé bénéficie des bonnes grâces de la Revue des Deux-Mondes :

«Quoique M. de Pressensé soit orthodoxe dans le sens protestant, il n’en a pas moins une pente individuelle assez marqué, et il est même pasteur d’une congrégation qui, sans rompre avec l’église évangélique de Paris, s’est constitué sur des bases différentes.» [27]

Anecdote sans doute liée à la place à part occupé par Edmond de Pressensé dans l’intelligentsia parisienne[28], mais également révélatrice du capital de sympathie dont bénéficie les protestants chez les libres penseurs.

Ce détail montre, de même, que le philoprotestantisme paraît être d’abord et surtout le contrepoint de l’antipathie de plus en plus virulente de la France «libre» à l’égard du catholicisme romain. Etre solidaire avec le protestantisme, c’est dans le cadre du système concordataire des «cultes reconnus», affirmer le droit de ne pas être de la religion ultra-dominante, d’une part, et renforcer le moyen de faire fonctionner le premier seuil de laïcité, d’autre part. Il existe pourtant deux autres motivations au philoprotestantisme. Aimer le protestantisme, c’est d’abord manifester sa bienveillance à la liberté de pensée, au libre examen, à l’aspect rebelle de la pensée protestante face à la doctrine de l’Église romaine, figée et imposée par le haut. C’est ensuite croire que le protestantisme est un des éléments essentiels de la réussite des nations émergentes du temps (Royaume-Uni, Etats-Unis, Prusse)[29].

De manière schématique, on peut «périodiciser» ce philoprotestantisme en introduisant une rupture avec les événements de 1870-1871.

Ante bellum, la Libre Pensée apporte son soutien aux libéraux protestants dans l’espoir qu’ils l’emportent au sein de leurs Églises.

Post bellum, les spiritualistes invitent les libéraux désormais minoritaires au sein du protestantisme français à venir les rejoindre dans la Libre Pensée où eux-mêmes sont en train de perdre la majorité au profit des matérialistes, des positivistes et des athées. Quoiqu’il en soit, dans les deux périodes, le protestantisme apparaît « progressiste » par rapport au conservatisme catholique. Il faut donc soutenir, adhérer, sinon se convertir, au protestantisme (dans sa forme libérale et rationnelle) pour équilibrer la France catholique. La «victoire» des évangéliques, dans les décennies 1870 et 1880, rendra ce transfert plus difficile et aléatoire. De plus, le protestantisme libéral désormais en déclin, n’apparaît plus, aux yeux de beaucoup, comme la réponse univoque à la question religieuse  comme on dit alors. Aussi, plutôt que de renforcer le «pôle» protestant pour équilibrer le système concordataire, pourquoi ne pas supprimer ce dernier ? De publique, la question religieuse deviendra privée. Ce sera le choix de la libre pensée ferryste.

**** Du mormonisme, comme exemple de l’ambiguïté du philoprotestantisme de la France « libre »

Dans les années 1840-1870, le philoprotestantisme est omniprésent au sein de la nébuleuse que constitue l’ultra-gauche de Dieu. Ainsi, il apparaît en creux dans le regard et l’analyse portés par les théistes et les spiritualistes français sur le mormonisme. La question n’est point de savoir si ce dernier appartient au protestantisme (aujourd’hui les mormons n’acceptent toujours pas d’être classés parmi les dénominations protestantes) mais de remarquer que cette interrogation ne se pose pas vraiment chez les libres penseurs spiritualistes du XIXème siècle. Le mormonisme est, pour eux, une secte protestante, et qui plus est, une secte qui a réussi. Elle vient des Etats-Unis qui demeure pour beaucoup de libres penseurs religieux, un «modèle» d’organisation politique et religieuse, mais également le pays où les utopies se réalisent, où des formes religieuses nouvelles naissent et où les esprits frappent[30].

Dans les années 1860-1880, le mormonisme offre ainsi l’exemple d’une expérience religieuse d’une certaine ampleur par le nombre (51 839 fidèles en 1850 ; 107 167 en 1875)[31], dans le temps (les mormons ont commencé à s’organiser en 1830) et l’espace (organisation du «Royaume séparé» entre 1846 et 1890, dans l’Utah). Surtout la doctrine mormone est connue en France par un nombre certain de publications[32]. Les premiers ouvrages mormons en français sont publiés sous la direction de John Taylor (1808-1887). Ce «missionnaire» d’origine anglaise, émigré au Canada, converti au mormonisme en 1836, lance la Mission française en 1850. Il produit coup sur coup plusieurs ouvrages doctrinaux[33]. La Missiondispose également d’un périodique édité à Paris, L’Etoile de Deseret[34]suivi par Le Réflecteur[35]imprimé à Lausanne. Le public français a également à sa disposition divers livres édités par la Mission suisse, notamment ceux de son président Thomas B.H. Stenhouse[36] et par la Mission italienne dont les premiers textes dus à Lorenzo Snow[37] (1814-1901) sont écrits en français. Le mormonisme est également connu, en France, à travers plusieurs dizaines de récits de voyages[38] et par de nombreux articles[39] de journaux ou de revues. Le mormonisme ne laisse pas indifférent la Libre Pensée, qu’il l’agace, l’amuse, l’interpelle ou la fascine.

Charles Fauvety offre l’exemple d’un spiritualiste français qui s’intéresse au mormonisme, notamment dans les années 1850 et 1860. Le directeur de La Revue philosophique et religieuse, pas toujours charitable envers les religions «positives» en général, et envers celle de ses aïeux en particulier, exprime une faiblesse envers le mormonisme. Il aura même parmi les habitués du Salon, «son» mormon L.-A. Bernard.

Né à Marseille, le futur «missionnaire » vit la jeunesse de la génération romantique. Après le petit séminaire, il quitte la maison familiale, voyage, comme marin, sur la Méditerranée et l’Atlantique, s’établit un temps aux Etats-Unis, puis au Brésil, avant de se fixer à Paris en 1842. Là, il fréquente le cercle neo-catholique de Philippe Buchez, autour de la Revue nationale, et la mouvance «icarienne» de Etienne Cabet, étudie le messianisme[40] du philosophe et mathématicien polonais Josef Wronski (1776-1853), avant de recevoir le baptême mormon, dans l’île Saint-Ouen, le 1 décembre 1850. Il publie alors divers ouvrages, notamment une traduction d’un livre[41] de l’apôtre Parley Peter Pratt (1807-1857) et un petit opuscule doctrinal de 32 pages[42]. Après cette conversion, Bertrand s’installe comme commerçant en graines et arbres fruitiers dans l’Utah (1855-1859) avant de revenir en France comme missionnaire[43]. Il fréquente le Salon Fauvety. Plusieurs de ses hôtes ont souligné la singularité du personnage. Madame et Monsieur Fauvety le tiennent en haute estime. D’après quelques témoignages, il semble qu’au-delà de la sympathie curieuse portée par Charles Fauvety à tout nouveau mouvement religieux, qui lui semble, à tort ou à raison, s’ériger en dehors (voire mieux, contre) des religions «positives», (ses divers périodiques rendent compte ainsi de la vie de «sectes» anciennes ou nouvelles[44]), le directeur de la Revue a été tout particulièrement intéressé par les conceptions mormones de Dieu[45].

Les textes doctrinaux mormons, on l’a signalé, étaient accessibles. Charles Fauvety doit en avoir discuter avec Bertrand. A-t-il bien compris les grands traits de la théologie mormone ? Ou n’a-t-il voulu y voir que les points qui confortaient les siens ? En tout cas, il a lu les analyses de Jules Rémy[46]. Considéré par ses contemporains comme l’auteur[47] le plus «complet [et] le plus impartial» sur le mormonisme, Rémy insiste sur l’originalité de la doctrine des «Saints», présenté comme une religion «universelle», «progressive» «éclectique» inspirée (peut-être à l’insu de son fondateur, homme à la «culture intellectuelle aussi peu avancée») du matérialisme grec et du panthéisme mais «mariés» aux «idées juives et chrétiennes»[48]. Une telle religion (ou plutôt l’idée certes largement fausse que l’on se faisait de la dite religion) avait ainsi un fumet spiritualiste (dans le sens cousinien du terme) qui ne pouvait que plaire à l’intelligentsia de la France «libre».

L’autre manière de présenter le mormonisme était d’en faire un fils adultérin, un peu excentrique, du protestantisme. Cette filiation contribuait à sa valorisation, même si les ouvrages théoriques mormons étaient qualifiés de «contrefaçon» ou de «pastiche» de la Bible. C’est ce choix adopté par le pasteur A.Maury qui situe le mormonisme (ainsi que l’irvinisme au demeurant) dans la droite ligne du protestantisme «mystique», de la doctrine du millenarium et du «socialisme communautaire». Cette étrange religion d’Outre-Atlantique avait ainsi quelque chose d’attractif et de pertinent. Charles Fauvety partage cette sympathie, mais c’est la «nature» religieuse du mormonisme et sa conception de Dieu qui l’interpelle. Il admet les prémices de la théodicée mormone. L’existence de Dieu se fonde sur la perception de la «perfection» de la «création». Mais l’originalité du mormonisme est de présenter Dieu comme un ancien «homme de chair mortelle» devenu depuis un «être exalté», selon un processus de «déicisation», une sorte d’incarnation inversée. De toute éternité, Dieu a coexisté avec «l’Esprit» et avec les «éléments» éternels bien que matériels. Cette théorie qui évoque vaguement celle de Jean Reynaud, et qui s’écarte du créationnisme théisto-déiste stricto sensu, ne pouvait que conforter Fauvety dans son idée de la «progressivité»de Dieu et du monde (cf. Chap. III). Charles Fauvety a du être sensible également à l’aspect «mixte» (Père et Mère) de Dieu qui n’était pas, sans lui rappeler, certaines conceptions de son vieil ami Eliphas Levi[49] :

«J’ai dit «Père» sous l’influence

De ton inspiration.

Mais sans clarté de connaissance,

J’ignorais la vraie raison.

Es-tu seul en ta demeure ?

Non, la vérité me dit,

La raison en moi confirme

Que j’ai une Mère aussi…  ! »[50]

Charles Fauvety partage, également, avec les mormons la récusation du dogme du péché originel[51]. La doctrine mormone de «l’exaltation» (sous réserve que cette dernière soit ouverte à tous, ce qui n’est pas le cas dans la théologie mormone) c’est-à-dire la possibilité pour les humains de devenir des «dieux», l’existence d’innombrables dieux hiérarchiquement liés au Père, au Fils et au Saint-Esprit, le chemin parcouru par cet ancien «homme» qui est Dieu le Père présentement, l’idée de la possibilité d’un progrès infini spirituel, la conception foncièrement optimiste de la nature humaine que cela induit, l’idéal de salut par les œuvres (par l’exaltation) ne peuvent pas ne pas avoir quelques résonances sympathiques chez Fauvety en particulier, mais plus généralement dans l’ultra-gauche de Dieu.

Il va sans dire que Charles Fauvety n’a été ni de près, ni de loin, mormon, ni même «mormonophile». De cette curiosité, on peut déduire malgré tout, qu’en dépit de sa cosmologie un peu compliquée, de son eschatologie parfois «terrible » notamment la «seconde mort» des méchants avérés dans un «lac de feu et de soufre», des révélations successives qui s’y déroulent, de son organisation «sacerdotale» et «théocratique», de la polygamie et de son «américanisme», Fauvety considère le mormonisme, nolens volens, comme une sorte de religion «laïque». Ce jugement est partagé par de nombreux libres penseurs religieux. De là une lecture contradictoire sur le mormonisme qui n’est pas sans rappeler celle portée sur le protestantisme. Libres penseurs et «libres croyants» s’accordent pour saluer l’esprit pionnier des mormons :

«Ce qui fait avant tout la force des Mormons, c’est leur énergie colonisatrice.» [52]

Les spiritualistes sont également plus ou moins solidaires des persécutions[53] dont les mormons sont victimes, comme le fait Alfred Maury dans l’article cité ci-dessus. Cette violence contre les « Saints » est la preuve à la fois de l’origine protestante[54] du mormonisme, et de son caractère de religion «libre». Au-delà de ces élans du cœur, l’ultra-gauche de Dieu française est forcée d’admettre que le mormonisme est la seule véritable «Église» qui a obtenu au XIXème siècle, un relatif succès populaire :

«il ne faut point parler avec trop de dédain d’une doctrine qui a trouvé moyen de recruter des milliers d’adhérents…»[55].

Mieux, le mormonisme semble, aux yeux de certains spiritualistes, assez original, pour constituer une véritable «religion» nouvelle. Il est donc la preuve que des formes religieuses nouvelles peuvent naître et surtout grandir dans la modernité. Sa naissance et son développement sont la confirmation de l’existence d’un esprit religieux «consubstantiel» à la nature humaine. Il est également la justification du «bon» choix « théologique » théisto-déiste puisque le mormonisme a réussi à s’imposer en affirmant un «monothéisme primitif»[56].

Mais en même temps, il confirme l’omniprésence de la crédulité humaine. Emile Montegut n’hésite pas à le décrire comme un «des phénomènes les plus attristants de l’époque où nous vivons». Il dénonce avec force les «supercheries» de John Smith. Même s’il affirme que la doctrine mormone ne relève pas du «domaine de la religion pure», il déplore que le «mormonisme puisse apparaître comme la justification des railleries et des jugements des encyclopédistes sur les religions»[57].

La principale crainte de l’ultra-gauche de Dieu est clairement exprimée. Le mormonisme fournit des arguments aux antireligieux. Les «élucubrations » des mormons justifient les moqueries et les objections des athées, des matérialistes, des positivistes et des sceptiques contre Dieu et la religion. Surtout le mormonisme est la preuve que le protestantisme n’enfantera pas automatiquement la religion de la modernité puisqu’il est capable d’accoucher d’une secte «rétrograde» et théocratique. On comprend ainsi pourquoi la presque totalité des libres penseurs religieux a souhaité son évolution vers une forme religieuse plus conforme à la raison ou prédit son déclin :

«…Englobés dans l’Union, les mormons disparaîtront par une sorte de résorption morale. C’est ainsi que fort heureusement toutes les folies humaines finissent par s’évanouir. »

De manière schématique, on peut dire que l’intelligentsia libre penseuse religieuse a vu dans le mormonisme, la démonstration «vivante» que la religion peut s’incarner ici et maintenant, mais qu’il en constitue en quelque sorte un brouillon qui doit s’effacer le plus vite possible pour laisser place à l’épure. C’était mutatis mutandis l’analyse que de nombreux libres penseurs déistes et spiritualistes faisaient du protestantisme.

*** Etre ou ne pas être … protestant ? Un choix embarrassant et embarrassé pour les libres penseurs !

A être si généreusement philoprotestant, le libre penseur va-t-il finir par franchir et adhérer, de cœur ou d’esprit, au protestantisme ?

En réalité, la question se pose à l’envers. Une fraction[58] de laFrance « libre » croit voir dans le protestantisme, la réponse à la question religieuse du temps. Pour les uns, le protestantisme est à la fois la religion de la sortie des religions (positives) et/ou la religion de la transition vers la religion, pour les autres, il constituera sous une forme régénérée, épurée, la religion elle-même.

Au sein de l’ultra-gauche, beaucoup serait d’accord pour voir dans la religion, une débonnaire religion civile (à l’américaine) du genre humain «régénéré», le protestantisme demeurant, la confession privée la plus pertinente. De nombreux spiritualistes se méfient cependant d’une religion «globale» même rationnelle. Citoyens français, ils croient que le système concordataire français, amendé et rénové pouvait servir de cadre à cette «construction-transition. »[59] Aussi pour de nombreux libres penseurs déistes, il s’agissait, séance tenante, de faire fonctionner au mieux les structures mises en place en 1801, et notamment de renforcer le «pôle protestant» pour équilibrer le paysage religieux français. Ce rééquilibrage déboucherait inévitablement sur une offre religieuse « supérieure ». Le protestantisme et les Églises protestantes offriraient une image de la religion moins répulsives que le catholicisme et que l’Église romaine. L’idée de religion serait, ipso facto, moins attaquable par les positivistes, les sceptiques, les matérialistes et les athées. Aussi plusieurs libres penseurs français n’hésitent-ils pas à préconiser la conversion (dans bien des cas il serait plus judicieux de dire la simple adhésion «administrative») au protestantisme. Les uns prônent «l’entrée» dans le protestantisme en général, les autres affichent leur préférence pour le protestantisme libéral ou l’unitarisme. On notera qu’au même moment, une campagne semblable de conversion se développe en Belgique, avec notamment Emile de Lavaleye[60], Hubert Frère-Orban[61] et le comte Eugène Goblet D’Alviella[62]. Ce mouvement rencontrera de forts échos en France, comme il sera dit plus loin.

Cet «entrisme » sera défini et pratiqué par une minorité de libres penseurs spiritualistes dont nous reparlerons. En effet, si toute la France « libre » ne va pas au protestantisme, elle est, en revanche, prête, à reconnaître comme sienne la totalité des protestants. Tout bon libre penseur (ou presque), spiritualiste ou matérialiste, inclut dans le « Grand Diocèse » cher à Sainte-Beuve, la quasi totalité des protestants français. Nous sommes dans le combat manichéen qui se met en place durant tout le siècle : France «catholique» contre France libre[63]. Un zeste d’efforts dialectiques et une pincée de contorsions «doctrinales» seront cependant nécessaires[64] pour ouvrir la porte aux protestants les plus fondamentalistes, mais l’efficacité du front antiromain est à ce prix. Des protestants ont collaborés à cette politique. Ainsi dans les Archives du christianisme[65], le pasteur Ami Bost (1790-1874) publie un appel aux rationalistes pour opposer un front commun aux catholiques. Les ennemis, ou les alliés, du protestantisme, ne doutent point, pour des raisons diamétralement contraires, de son appartenance «naturelle» à ce qui ne s’appelle pas encore la France «laïque». Pour cette moitié de «l’hexagone», , le catholicisme apparaît, dès les décennies 1840-1870, de plus en plus sectaire, antimoderniste et intolérant. Après la défaite de 1871, il est même jugé responsable d’un certain nombre de malheurs de la France[66]. En contre point, le protestantisme serait une «religion véritablement pédagogique et démocratique»[67]. C’est à travers ce duel séculaire qu’il faut lire le philoprotestantisme qui, durant presque un demi-siècle, des dernières années de la Monarchie de Juillet à la République opportuniste, portera sur la minorité huguenote française autrefois persécutée, mais aujourd’hui entreprenante, vertueuse, laïque et progressiste, un regard bienveillant. Ce philoprotestantisme est plus ou moins diffus au sein de toute la France « libre », mais c’est au sein de l’ultra-gauche de Dieu qu’il se manifestera avec le plus de force.

**** le protestantisme par procuration : baptiser et éduquer les enfants ou épouser des protestant(e)s .

Le philoprotestantisme s’exprime grandement par l’écrit. A l’instar de Charles de Rémusat, dans La Revue des Deux-Mondes[68] ou d’Edmond About, dans Le XIXème siècle, la presse libre penseuse, franc-maçonne, libre croyante, libérale ou républicaine multiplie les articlesphiloprotestants. Mais ces écrits s’intéressent plus à l’«homme-protestant» qu’aux Églises issues de la Réforme[69]. La relation directe avec Dieu et le culte familial et privé, aux antipodes de l’ostentation publique de la liturgie romaine et de la supposée hypocrisie catholique privée sont tout particulièrement appréciés dans le landerneau spiritualiste. Ainsi ne faut-il point s’étonner du très bon accueil, dans les revues de l’ultra-gauche de Dieu, de textes religieux protestants, notamment le recueil de Méditations sur des textes choisis de l’Ancien et du Nouveau Testament à l’usage du culte des familles[70] d’Athanase Coquerel fils. La Libre Pensée volontiers «banqueteuse » et un tantinet bachique est très admirative de la rigueur, de la tempérance et de la frugalité huguenotes. Le modèle républicain, qui se met en place, durant tout le siècle, emprunte autant au pater familias desCévennes qu’à celui de la Rome républicaine ou de la Révolution de 1793. On aime dans l’«homme-protestant», celui qui fuit passions, vices et excès. La maxime maçonnique «Elever les temples à la vertu et creuser des tombeaux pour le vice» pourrait être une sentence huguenote. Enfin le protestant est, par nature, démocrate. Les structures fédérativo-démocratives (presbytero-synodale) des Églises protestantes françaises n’excluent-elles pas tout magistère moral et ne pratiquent-elles pas une vie démocratique à la base ?

Mais «l’homme-protestant», c’est aussi la protestante supposée bonne ménagère et bonne éducatrice, instruite, dynamique et non soumise à l’influence cléricale que l’on rêve d’épouser. Le pourcentage de protestantes mariées à des libres penseurs est nettement supérieur à la place quantitative qu’elles occupent dans la société française[71]. Cette succession de «hasards de vies privées» ne peut pas ne pas faire sens[72]  ? Il semble utile de rappeler ici les principales conclusions de l’article de Jacqueline Lalouette[73] sur ce sujet. Epouser une protestante, c’est s’unir à une femme, «instruite et républicaine» et qui «ne va pas à confesse». Ces mariages[74] protestants, nombreux surtout dans les années 1840-1880 illustrent, entre la libre pensée et le protestantisme, «un temps d’alliance et de combat commun»[75] avant le temps de la méfiance du début du siècle suivant.

Ce «protestantisme sur l’oreiller» est encore renforcé par le fait qu’une large majorité[76] des libres penseurs, des libres croyants, des francs-maçons, des libéraux et/ou des républicains qui s’unirent à des protestantes, acceptèrent le mariage religieux protestant. Bien sûr, ce geste peut traduire des sentiments personnels complexes mais dans le même temps, il s’agit d’un signal public. Il signifie, pour la société, que désormais le marié doit être rayé de la comptabilité catholique au profit d’un autre «culte reconnu». Cette option du mariage protestant est donc à la fois un engagement privé et un message social, destiné à officialiser la sortie de l’Église romaine. Durant tout le XIXème siècle, le mariage reste un enjeu. La différence de perspective entre le mariage protestant, institution civile et le mariage catholique, élevé au rang de sacrement depuis le XIIème siècle, et donc indissoluble, a sans doute souvent favorisé cet affrontement. Pourtant, depuis la Révolution, une autre alternative existe avec le mariage civil. Institué en 1792, il constitue le premier élément durable de la laïcisation. L’Église romaine ne parvient pas à le faire abolir même si elle réussit à faire interdire le divorce de 1816 à 1884. Mais ce mariage civil ne fait référence qu’à des valeurs socialement reconnues et non à des principes religieux. C’est pourquoi des libres penseurs spiritualistes ont décidé d’aller au-delà de ce simple contrat social en choisissant le mariage protestant. La double cérémonie à la mairie et au temple constitue une sorte de mariage «civil religieux», un substitut aux divers projets de mariage libres penseurs religieux. Le choix du mariage protestant sera fait par quelques dizaines de libres penseurs comme Alfred Dumesnil[77], Jules Favre[78], Ange-Victor Guépin[79], Edgar Quinet[80], Anatole Prévost-Paradol [81]ou Ernest Renan[82]. Ce dernier, pour faire plaisir à sa mère, lors de son union avec Cornélie Scheffer (1833-1894), fille du peintre Henry Scheffer et nièce du pasteur Ary Scheffer, fit même une double mariage religieux, ce qui n’allât pas sans quelques difficultés domestiques[83] :

«Je me borne à te demander une bien grande grâce, c’est qu’après avoir rempli les formalités religieuses du culte protestant, puisque c’est la religion de ta bien-aimée et ma future enfant chérie comme toi, que les cérémonies catholiques aient lieu immédiatement, je t’ai élevé dans des sentiments religieux ; de grâce, cher fils, que tout se fasse régulièrement, point de faux fuyant…»[84].

L’été 1856 est grandement occupé par les démarches d’Ernest pour obtenir une dispense pour ce mariage mixte auprès de l’archevêque de Paris, Auguste Sibour, par les affres du fiancé avant le mariage, les discussions avec sa belle-famille et par les problèmes matériels d’organisation des deux cérémonies[85]. Finalement, le mariage catholique entre Cornélie et Ernest eut lieu, en l’église Saint-Germain-des-Prés, le 11 septembre 1856 et le mariage protestant, au temple de l’Oratoire, le même jour. Le choix d’Ernest et des autres libres penseurs est pareillement significatif de la mobilité «religieuse» et philosophique des individus, dans ce milieu du XIXème siècle. Il montre, de même, le poids de la question religieuse, dans les histoires et les mésententes familiales, au côté de la politique et des conflits d’intérêts matériels. La guerre des deux France passe également à l’intérieur des familles et même des individus.

A côté du mariage, le baptême et l’éducation des enfants traduisent également un paraprotestantisme, un protestantisme par procuration. Les couples Prevost-Paradol[86], sans doute Renan, Taine[87] et quelques autres firent baptiser leurs enfants au temple. Il est vrai que dans les cas cités, la mère est d’origine protestante. D’autres familles, comme celle de George Sand[88], sans se convertir pleinement, firent le même choix. C’est notamment l’option prise par sa belle-fille Lina Calamatta (1842-1901) et par son fils Maurice Sand-Dudevant (1832-1889) :

«…Mon fils s’est marié civilement l’année dernière. D’accord avec sa femme, son beau-père et moi, il n’a pas fait consacrer religieusement son mariage. L’Eglise catholique dans laquelle nous sommes nés professe des dogmes et les corrobore de doctrines antisociales et antihumaines qu’il nous est impossible d’admettre. Un cher petit garçon est né de cette union, il y a quinze jours. Depuis que sa mère l’a conçu et porté dans son sein, nous nous sommes demandés tous les trois s’il serait élevé dans les vagues aspirations religieuses qui peuvent suffire à l’âge de raison ( à condition de chercher la vérité dans des conceptions mieux définies), ou si nous essayerons, dans le but de le préparer à devenir un homme complet, de le rattacher à une foi idéaliste, sentimentale et rationnelle. Mais où trouver cette foi assez formulée de nos jours pour être mise à la portée d’un enfant ?

Nous songions au protestantisme, uniquement parce qu’il est une protestation contre le joug romain ; mais cela était loin de nous satisfaire. Deux dogmes, l’un odieux, l’autre inadmissible, la divinité de J.-C. et la croyance au diable et à l’enfer, nous faisaient reculer devant un progrès religieux qui n’avait pas encore eu la franchise ou le courage de rejeter ces croyances.

Vos sermons nous délivrent de ce scrupule, et mon fils voulant absolument que son mariage et la naissance de son fils soient religieusement consacrés, je n’ai plus d’objections à lui faire contre deux sacrements qui attacheraient son union et sa paternité à votre communion.

 Mais avant de me rendre entièrement, j’ai recours à votre loyauté avec une absolue confiance, et je vous adresse une question. Faites-vous encore partie de la communion intellectuelle de la Réforme ? Persécuté et renié probablement par l’anglicanisme, le méthodisme, par une très grande partie de diverses Eglises, pouvez-vous dire que vous apparteniez à une notable partie des esprits éclairés du protestantisme ? Si , à peu près seul, vous avez levé un étendard de révolte, l’enfant que nous mettrions sous l’égide de vos idées ne serait-il pas renié et réprouvé chez les protestants, en dépit de son baptême comme il le serait des catholiques en se présentant sans baptême parmi eux ? On peut s’aventurer pou soi-même dans les luttes du monde philosophique et religieux ; mais quand on s’occupe de l’avenir d’un enfant, d’un être né avec le droit sacré de la liberté, mais à qui l’on doit, dès que sa raison s’entrouvre, des conseils et une direction, non seulement on doit chercher la meilleure méthode à lui offrir, mais encore on doit chercher à sa vie un milieu moral, une solidarité, un foyer de fraternité, et quelque chose encore, une nationalité religieuse si je puis dire ainsi […]

 Je ne connais pas le monde protestant. On me parle d’une Eglise tout à fait nouvelle, ayant de l’avenir et faisant de nombreux prosélytes en Italie particulièrement . Je vois d’après ce que l’on me dit, que cette Eglise part de vos principes et qu’il y a par le monde un souffle de liberté religieuse qui unit un certain nombre d’esprits sérieux. Je voudrais savoir si notre enfant aura dans la vie une véritable famille naturelle à laquelle il n’aura peut-être jamais ni le désir ni l’occasion de s’identifier.[…] Nos petites églises détachées du catholicisme, comme celle de l’abbé Châtel par exemple, ont toujours eu un caractère mesquin ou impuissant. Celle que vous proclamez se rattache à une conception large du christianisme et ne présente pas ces pauvretés. Mais où est-elle cette Eglise ? Est-elle maudite par l’intolérance protestante ? Lui refuse-t-on son titre religieux ? Se rattache-t-elle à des nuances qui l’aident à se constituer comme une communauté importante offrant un ensemble de vues, d’aspirations et d’efforts ?…»[89].

La méfiance de George Sand perdure plusieurs semaines et faute de trouver le pasteur adéquat, le baptême ne se fait pas[90].

Ce n’est que le 18 mai 1864, que sont célébrés à Nohant, le mariage protestant de Lina et de Maurice, et le baptême de leur fils Marc[91]. La double cérémonie est célébrée par le pasteur Alexis Muston[92]. Quatre ans plus tard, le 15 décembre 1868, un double baptême, celui d’Aurore et Gabrielle, également filles de Lina et de Maurice, aura également lieu à Nohant, administré par le pasteur de Bourges, Félix Guy, récusé lors de la précédente cérémonie. La famille a donc intégré ce protestantisme cérémoniel et festif, de convenance et d’apparence, largement structuré par l’anticatholicisme :

«Oui certainement, faites baptiser les fillettes. Aidez le protestantisme à chasser le catholicisme en province…» [93].

 La correspondance de George Sand tendrait à établir que cette adhésion au protestantisme ne va guère au-delà d’un choix stratégique. Dans une lettre, elle signale qu’elle était «dans le tralala de nos baptêmes protestants»[94] :

«Nous avons été tous en l’air pour nos baptêmes protestants, occasion ou prétexte de rassemblement de famille…»[95].

Dans une autre, elle est plus précise encore sur les motivations des uns et des autres pour cette cérémonie :

«Nos fillettes ont reçu gravement et sagement le baptême protestant. Un aimable pasteur, nous a parlé élégamment du péché originel, auquel nous ne croyons pas davantage. L’affaire était de ne pas subir l’étiquette, c’est-à-dire le ticket catholique[96]. Pour mon compte, je me passe de culte, mais je ne blâme pas Maurice de vouloir que ses enfants soient d’une communion quelconque autre que celle des Jésuites de Bordeaux…»[97].

Pourtant, la Dame de Nohant se croit obligée de préciser à tous ses correspondants le caractère protestant de la cérémonie. Quelques jours plus tôt, elle avait contacté Auguste Nefftzer (1820-1876), protestant radical, directeur fondateur de La Revue germanique et du quotidien Le Temps pour démentir un «canard» repris par une partie de la presse parisienne annonçant le baptême catholique (sic) de son petit-fils en présence du prince Napoléon-Jérôme Bonaparte dit Plon-Plon[98] (re-sic). En bonne mère-grand, George SAND cherche une confession «sérieuse» susceptible d’offrir un cadre éducatif et moral à ses petits-enfants. Dans le même temps, elle désire que cette option soit publique. Tous ces détails montrent-ils que nous sommes dans une religion de l’extériorité, de l’apparence, et de la substitution, d’autant que ce passage au protestantisme est largement motivé par un anticatholicisme virulent ? . Cette adhésion fournit-elle un décor, voire un décorum, protestant, à une religion de l’intériorité ?

George Sand de confier à sa «chère enfant», Juliette Adam :

«Je n’ai pas eu un instant pour vous répondre. Nohant a été sens dessus dessous pour les fêtes de nos baptêmes spiritualistes ; je ne veux pas dire protestants, bien que le premier sens du mot soit le vrai… »[99].

En réalité, il existe entre le couple Dudevant-Sand et George Sand une différence de degré d’attraction pour le protestantisme. Si les enfants continueront leur cheminement vers lui[100], la mère demeurera une «péri-protestante»[101]  :

«Logiquement, George Sand eut dû reconnaître alors que son évolution religieuse l’avait conduite sur la voie du protestantisme libéral et que la « religion à sa taille » n’était que la découverte par une autodidacte d’une formulation de foi partagée par l’aile progressiste de la Réforme. Mais elle ne pouvait admettre (apparemment) que le cheminement de toute une vie de recherche spirituelle aboutisse au point de rendez-vous atteint avant elle par l’avant-garde d’une religion reconnue.

 Elle eut préféré sans doute que l’originalité de sa démarche fut acceptée comme telle et admises par les pasteurs contactés comme une formule autonome dans la mouvance de la Réforme ; en somme il eut fallu que la religion « à la mesure de son entendement » devienne « un protestantisme à sa mesure»[102].

En réalité, George Sand, malgré ses obsèques catholiques, était restée fidèle à sa religion «personnelle» élaborée à partir des années 1830. Son «péri-protestantisme» demeure cependant typique des hésitations religieuses de l’ultra-gauche de Dieu, de son attrait vers le protestantisme, de son refus de trop s’y engager et ainsi de l’ambiguïté de son philoprotestantisme. A partir de la décennie 1860, par anticatholicisme de plus ne plus virulent, George Sand est sentimentalement proche du protestantisme. Elle s’accole à lui dans les années 1862-1864, période de haute tension intraprotestante. Or la tendance libérale avec laquelle elle se sent le plus d’affinités, est battue. Dans la décennie suivante qui sera pour elle la dernière, elle entrevoit une autre issue à son questionnement religieux. La laïcité devient progressivement une alternative à la solution protestante de moins en moins pertinente, aux yeux des libres penseurs. Le combat pour une France laïque se substitue à l’espérance d’une France protestantisée.

Demeure le cas des obsèques. La encore, il faut distinguer le rituel de fin de vie terrestre catholique, élaboré autour du sacrement de l’extrême-onction, et les services funèbres protestants avec la présence d’un pasteur. Le salut par la grâce seule, et non par les œuvres ou les actes de piété, rend inutile la célébration d’un rituel protestant pour les morts. Mais les funérailles en général, ont une telle charge symbolique d’une part, et un tel «investissement idéologique» personnel, d’autre part, qu’elles ne peuvent être tout à fait interprétées comme les baptêmes et les mariages. Bien sur, elles sont également un signal social, mais elles demeurent tout autant, sinon plus, la manifestation de «l’ultime volonté» :

«L’adhésion, différée jusqu’à la vieillesse, revêt une forme que l’on ne peut qualifier autrement que d’adhésion posthume : le sympathisant ne se donne pas vivant à l’Église protestante, il lui confie ses restes mortels, ses os ! »[103]

La encore, quelques libres penseurs religieux eurent lors de leur enterrement, un service protestant. Ce fut le cas de l’ancien ministre Jules Favre[104], d’Emile Boutmy, de Francisque Sarcey ou d’Hippolyte Taine. Comme celui de tous les libres penseurs oscillant entre spiritualisme et matérialisme, l’itinéraire «religieux» de Taine n’est pas toujours clairement lisible[105].

Issu d’une famille voltairienne, le jeune Hippolyte est très tôt zélé anticlérical. Il récuse ensuite le spiritualisme de Victor Cousin et le panthéisme de Spinoza, avant de sembler se rallier au positivisme de Littré. Le 10 avril 1868, il participe, avec Renan, au dîner gras du vendredi saint, organisé par Sainte-Beuve, mais 60 jours plus tard, le 8 juin, il épouse en l’église parisienne des Missions Etrangères, en présence de Berthelot, Renan et Vacherot, Thérèse Denuelle, pourtant fille d’un déiste affirmé, le décorateur et peintre Alexandre Denuelle. Avant son mariage, lors de son voyage en Angleterre, en 1860, Taine avait «découvert» le protestantisme. Quelques mois après leurs noces catholiques, le couple Taine fera baptiser ses enfants au temple de l’Oratoire, Geneviève, le 11 mai 1869 et Emile (1873-1911), le 26 mars 1874, tous deux par le pasteur Athanase Coquerel fils. S’agissait-il d’envoyer un signal envers les libres penseurs (Sainte-Beuve, George Sand) qui n’avaient guère goûté la cérémonie nuptiale romaine ? En tous cas, en1879, Hippolyte Taine rédige une sorte de «testament-manifeste» pour justifier et expliquer le type d’éducation religieuse que les deux enfants ont reçu et recevront :

«Après avoir voyagé et étudié, après avoir beaucoup lu et réfléchi, je me suis convaincu que le protestantisme est à la fois la meilleure discipline morale et la doctrine la plus conciliable avec l’esprit scientifique ; de toutes les communions chrétiennes aucune ne fournit une éducation si saine de la volonté et de l’intelligence ; aucune ne laisse tant de place à la liberté personnelle et aux libres interprétations de l’individu, aucune ne fait un appel si discret et incessant à la conscience éclairée et réfléchie. De concert avec ma femme, j’ai engagé mes enfants dans cette forme de culte et de croyance ; nous y ajoutons, nous y ajouterons toute l’éducation scientifique et je compte qu’ils trouveront un jour dans cette double précaution un double bienfait.»[106].

Et son biographe de noter fort justement :

«Le second trait et le plus curieux de cette espèce de profession de foi était d’ailleurs, de la part de son rédacteur, l’absence de la moindre référence à une foi quelle qu’elle fût. »[107]

Dans le même temps, Hippolyte Taine témoigne, par l’écrit et la parole, sa sympathie au protestantisme…libéral, puis les Taine se déclareront publiquement protestants, «protestants amateurs, pourrait-on dire, mais le terme de protestants parentaux serait plus juste»[108].

L’éducation des enfants est confiée à Roger Hollard (1838-1902), pasteur de l’Église libre du Luxembourg (rue Madame). Le choix de ce ministre libriste, évangélique, ami de Pressensé, alors que les Taine sont de cœur avec le protestantisme libéral, n’est pas sans signification et annonce, d’une certaine manière, les options de Charles Renouvier et de Eugène Réveillaud, évoquées plus loin. Comme «philosophe spiritualiste», Taine fait le choix du protestantisme libéral qu’il considère comme la version la plus pertinente de la libre pensée religieuse. Comme parents, pour donner une éducation véritablement protestante et une «bonne» morale (chrétienne ?) aux enfants, le couple Taine s’adresse à des protestants «purs et durs»[109] si l’on peut dire.

Cependant on peut s’interroger sur la nature de cet «engagement» protestant. Celui de Thérèse Taine, devait être superficiel, car devenue veuve, elle rentrera dans l’Église romaine, comme l’avait déjà fait, quelques années plus tôt, sa fille Geneviève, au grand dam de son père[110]. Hippolyte, quand à lui, semblait se satisfaire de ce protestantisme de principe, plus éthique que foi véritable, plus proche des stoïciens que de Calvin. D’ailleurs, dans les derniers mois de sa vie, Taine lit et relit les Pensées de Marc Aurèle et le poème Sois fort, tu seras libre de son ami «païen mystique» Louis Menard. A l’automne 1892, frappé de thrombose et d’hémiplégie, il rédige, avec le pasteur Hollard, ses dispositions mortuaires. Pourtant certains de ses derniers textes laissaient entrevoir un possible retour au sein de l’Église romaine. Aussi, Maurice d’Hulst (1841-1896), recteur de l’Institut catholique de Paris et tout récent député du Finistère, qui avait échoué à recueillir le repentir espéré de Renan, mort le 2 octobre de la même année, escomptait mieux réussir auprès de Taine. Il lui rendit visite, mais en vain. Le pasteur Hollard, par contre, continua à être régulièrement invité au domicile des Taine quand l’état d’Hippolyte le permettait. Il lui lisait des Psaumes que le malade écoutait les yeux fermés. Hippolyte Taine meurt le 3 février 1893. Selon sa volonté, deux services funèbres protestants seront célébrés, l’un à Paris, à l’Oratoire, par le pasteur Hollard, l’autre à Annecy, avant l’ensevelissement en haut du roc de Chère, colline qui domine le lac d’Annecy. Pourquoi Taine, dont la foi chrétienne, et même religieuse, n’était pas évidente, a-t-il voulu mourir en «visibilité» protestante ?[111]. Ce questionnement pourrait au demeurant s’élargir à plusieurs libres penseurs. Le pasteur Hollard lui-même, dans son sermon, à l’Oratoire, demeure dubitatif :

«…De cette chaire de vérité et au sujet d’un homme qui a été si vrai, ne doit pas descendre une parole qui dépasse la stricte vérité […] C’est pourquoi je dis : je ne sais […] Y a-t-il eu, chez M. Taine, quelque chose de plus, une main tremblante tendue vers celle qui s’abaissait au milieu de tant de souffrances, une prière ? Je ne sais, Dieu le sait»[112].

Paradoxalement, c’est son «adversaire» malheureux, Maurice d’Hulst qui semble offrir une conclusion plus pertinente :

«Le pauvre Taine est mort, en effet, sans voir la lumière avec son esprit ; mais son cœur allait au-devant et j’ai confiance pour lui. Cet enterrement protestant qu’il a demandé est une étrange mais respectable inspiration. Trop incroyant pour vouloir de varies obsèques religieuses, trop ennemi du fanatisme sectaire pour en accepter de civiles qu’on aurait pu comparer à celles de Renan, il a choisi une forme atténuée du christianisme. Ce n’est pas flatteur pour le protestantisme, mais l’intention est bonne»[113].

**** les «protestants de raison» et les «protestants de cœur» : l’immatriculation ou la grâce :

Le terme «conversion» (du latin convertere, «se tourner vers») désigne le passage de l’incroyance à une religion ou, le changement d’une confession désormais réputée fausse à une autre déclarée vraie. C’est à la fois une métamorphose intime et un fait social qui fait sens. Dans les décennies 1840-1880, un certain nombre de libres penseurs se «tourneront» vers le protestantisme. Ce mouvement diffère dans la forme comme dans le fond des conversions des années précédentes. Durant la monarchie constitutionnelle, grâce au prosélytisme des missions et des colporteurs, des individus ou des familles, le plus souvent d’origine et de communion catholiques, «sont passés» au protestantisme. Ce prosélytisme est largement lié à l’action de diverses sociétés évangéliques étrangères (britanniques et suisses notamment) et françaises[114]. Il aboutit à des conversions individuelles, dont celles d’une trentaine de prêtres romains, et à des ralliements collectifs au protestantisme. Si les premières sont des actes de foi personnels, dans lesquels, pour les convertis, la pertinence du protestantisme par rapport au catholicisme semble déterminante, les seconds apparaissent comme des réactions communautaires contre le catholicisme vécu comme la religion d’Ancien Régime. Ces mouvements se poursuivront encore dans les décennies 1850 et 1860[115]. Ainsi sous le second Empire, après migration d’une partie de la population du catholicisme au protestantisme[116], des communautés neo-protestantes se forment, dans le hameau de Sainte-Opportune-la-Campagne (Plessis-Sainte-Opportune, Eure), dans les communes d’Estissac (Aube), de Saint-Michel (Basses-Alpes), dans la Bresse louhannaise (Saône-et-Loire), dans l’arrondissement de Bellac (Haute-Vienne), ou dans la région d’Auxerre (Yonne). Ces transferts indiquent que le protestantisme n’est pas partout perçu comme une religion de «bourgeois», d’intellectuels et/ou de citadins. Ils montrent également que les motivations des migrants ne sont pas stricto sensu religieuses. En effet, le passage au protestantisme n’est pas toujours, loin s’en faut, le résultat d’un travail d’évangélisation revivaliste ou non. Il est souvent un mouvement «d’insubordination» envers l’Église romaine, et en creux contre le pouvoir politique (par association du catholicisme et du régime bonapartiste). Ainsi, «le protestantisme apparaissant moins comme la confession qui proclame le salut par la foi, que comme une Eglise chrétienne peu liée aux forces sociales conservatrices»[117]. Parfois, comme à La Tour-d’Aigues (Vaucluse) ou à Neuville-de-Poitou, on y trouve la présence discrète de socialistes[118] quarante-huitards (spiritualistes ou déistes le plus souvent). On peut ainsi voir des analogies entre ces mouvements vers le protestantisme et la démarche libre penseuse religieuse. Partout, les autorités notent, comme dans l’Yonne, que les nouveaux convertis sont «antipathiques aux prêtres» mais «souverainement religieux»[119]. Il s’agit de sortir du catholicisme sans sortir du religieux. Au demeurant à Senneville (Seine-et-Oise) et dans la Haute-Vienne, les ruraux, en rupture avec Rome, s’étaient tournés, dans les décennies 1830 et 1840, vers l’éphémère Église Catholique Française de l’abbé Chatel.

Pourquoi aujourd’hui vers le protestantisme? Pour ces ruraux, il s’agit, à leur manière, de faire fonctionner le religieux dans le système des cultes «reconnus». Leurs motivations peuvent s’apparenter à celles des intellectuels libres penseurs philoprotestants. Le principal point commun des deux attitudes est toujours l’anticléricalisme romain. Dans les campagnes, la ire anticatholique se cristallise sur «l’inconduite» des clercs. On a le sentiment que les pasteurs mariés s’intégreront mieux à la vie villageoise ou, que les évangélistes laïcs, de condition souvent modeste, seront plus proches des gens simples. De plus, le protestantisme est vécu comme une religion «laïque». En milieu rural, on apprécie fort l’organisation de cérémonies religieuses dans des lieux familiers (granges, écuries, en plein air, etc.). La remise en cause des fastes romains trouve une réponse dans le culte plus dépouillé du protestantisme (gloire à Dieu seul[120], lecture et commentaire de la Bible, religion du for intérieur). Le protestantisme apparaît ainsi comme la religion de la modernité, de la démocratie et du peuple. Pourtant le neo-protestantisme cherche à s’intégrer dans les institutions protestantes officielles. Or, pasteurs et évangéliques insistent fortement sur la moralité comme lien au protestantisme et combattent avec obstination la fréquentation des cabarets et des bals, la survivance de pratiques, de coutumes et de fêtes «païennes», ce qui n’est pas toujours du goût des nouveaux convertis. Fait nouveau, à compter des années 1860, l’athéisme, le matérialisme et le positivisme commencent à pénétrer dans les campagnes. Une offre irréligieuse s’offre ainsi à ceux qui veulent quitter le catholicisme. Ainsi s’explique en grande partie le déclin, puis la disparition de ces conversions populaires au protestantisme dans les années 1880 et 1890. Ce «soucis de rationalisation religieuse n’aurait-il été qu’une transition vers l’irréligion»[121] dans le monde rural ? Quoi qu’il en soit, il n’est point étonnant de retrouver, dans l’Yonne notamment, une partie de ces neo-protestants ruraux dans les quelques associations locales villageoises de l’Alliance Religieuse Universelle de Henri Carle ? Le passage du catholicisme à l’irréligion (ou à l’indifférence religieuse) s’est donc fait par diverses « passerelles », notamment celui de la Libre Pensée spiritualiste et celui du protestantisme.

Dans les campagnes comme dans les salons libres penseurs, la détestation de Rome demeure le principal motif pour emprunter les sentiers du protestantisme. Ces chemins sont multiples, et parfois buissonniers.

La première route consiste à «se dire» et/ou à «se faire» protestant, sans pour autant rejoindre une Église protestante. «… C’est le premier stade, le sympathisant se borne à affirmer dans un écrit sa sympathie. Ou bien, c’est déjà aller un peu plus loin, le sympathisant rencontre un (ou des) pasteurs leur demande des livres et des explications»[122]. Cette conversion demeure une position de principe, une adhésion de conviction, un philoprotestantisme exacerbé, une posture «idéologique». On peut la qualifier de «paraprotestantisme» ou de «crypto-protestantisme». Cette attitude court durant tout le troisième quart du XIXème siècle. Elle est implicite chez Jules Michelet, notamment en 1855 lors de la publication des volumes de son Histoire de France,consacré au XVIème siècle. Elle est explicite chez Eugène Sue et Edgar Quinet[123], même si les deux hommes prônent, de manière plus étroite, l’adhésion à l’unitarisme[124]. Ainsi l’initiateur du roman-feuilleton en France avait très tôt manifesté son philoprotestantisme, notamment dans Le juif errant. Le bon protestant y apparaît comme la victime du machiavélisme jésuite[125]. «Les protestants sont bien présents dans le best-seller du siècle […] Mais il s’agit d’une présence en creux : la famille Rennepont que persécute l’odieux jésuite est d’origine protestante»[126]. L’évolution philoprotestante de l’auteur des Mystères de Paris est typique de la sympathie d’une majorité de libres penseurs, de francs-maçons, de libéraux ou de républicains pour le protestantisme. En 1856, Eugène Sue publie dans Le National Belge des «Lettres sur la question religieuse». Elles sont reproduites par une partie de la presse française, et éditées en 1857, avec le texte de Quinet, dont nous reparlerons plus loin. Bien sur E.Sue prône un avenir rationaliste auquel on peut accéder par le «pont» de l’unitarisme[127] mais en attendant cette transition ou, peut-être, pour la favoriser, le passage par le protestantisme s’impose. Tous les éléments de la Vulgate philoprotestante libre penseuse religieusesont présents dans son texte.Mais avant de se livrer à une défense et illustration du protestantisme, Sue s’adonne à une critique sévère envers les «libres penseurs et les radicaux» qui lui ont déclaré la guerre :

«Donc, à mon sens, et je reviens à l’une des causes du succès de la réaction catholique, les hommes de liberté, les radicaux, les rationalistes ont peut-être inopportunément attaqué le protestantisme, sorte de religion transitoire…de pont, si je puis m’exprimer ainsi, et à l’aide duquel on doit arriver assurément au rationalisme pur, tout en subissant cette fatale nécessité d’un culte auquel la masse de la population ne saurait encore à cette heure renoncer»[128].

D’autant que «le protestantisme a puissamment servi la cause de la liberté»[129]. Et Eugène Sue d’égrener les vertus «démocratiques» du protestantisme :

– Correspondance entre la Réforme et la «réforme politique», entre le protestantisme, les libertés, la démocratie et l’esprit républicain ;

  • Suppression des «trois lèpres» romaines : l’absolutisme de la papauté, la confession et le célibat des prêtres ;
  • Supériorité des états protestants ;
  • Supériorité de l’«homme-protestant»[130] :
  • Morale authentiquement vécue dans les familles protestantes.
  • Confession religieuse compatible avec la modernité :

«Au résumé, le protestantisme, champ illimité, librement ouvert à toutes les hypothèses, à toutes les affirmations, à toutes les négations individuelles de la raison humaine à l’endroit de l’idée religieuse moderne, et offrant à ceux-là qui, de longtemps encore, ne pourront renoncer à ces superfluités impossibles à improviser de nos jours, à savoir : un culte séculaire, un rit, un symbole, des temples, des pasteurs, le tout connu et expérimenté déjà. Le protestantisme, même calviniste ou luthérien, est selon, moi, au catholicisme ce que sont les gouvernements constitutionnels aux gouvernements absolus…»[131].

Eugène Sue n’ira guère au-delà de cette déclaration de sympathie. Ses Considérations dévoilent également toute l’ambiguïté d’un certain philoprotestantisme libre penseur. Le protestantisme est la moins mauvaise des religions «positives».. Il est un allié, une «passerelle», une religion de transition avec laquelle il est possible de faire un bout de chemin ensemble. Plus Rome apparaît intolérante, plus Genève ressort libérale, ouverte et moderne. L’inclination de Sue n’est pas un acte isolé. Dans les années 1850 et 1860, l’ultra-gauche de Dieu multiplie les marques de bienveillance envers le protestantisme tandis que monte l’hostilité contre «l’ultramontanisme». Toute la presse libre penseuse[132] manifeste peu ou prou une sympathie envers le protestantisme, qui n’exclut cependant pas circonspections, réserves, polémiques ou critiques. Mais divers libres penseurs vont bien au-delà de cette complaisance. La Réforme est redécouverte, expliquée, approuvée, ou louée, voire magnifiée, glorifiée, encensée ou exaltée. En effet, c’est souvent l’intérêt pour la Réforme qui conduit (ou qui justifie) à l’adhésion au protestantisme. L’avocat Jean-Jules Clamageran, protestant radical note, dans deux articles[133], que ce phénomène a pour origine, selon lui, la publication en français de plusieurs œuvres de Channing[134] et la parution des quatre volumes de l’Histoire de France de Michelet, consacrés au XVIème siècle[135]. Et le futur sénateur inamovible d’affirmer :

«On ne soupçonnait pas qu’il y eût au monde une doctrine religieuse si simple, si conforme au bon sens, en harmonie si parfaite avec les institutions démocratiques».

C’est également une démarche voisine qu’adopteront Quinet et Michelet[136].

Le philoprotestantisme de Jules Michelet[137] naît et se nourrit par l’identification de l’historien à Luther d’abord ; et aux «martyrs» de la France réformée ensuite. En effet, Michelet «découvre» le protestantisme via une fascination certaine pour le réformateur allemand. L’intérêt pour ce personnage sera constant [138]. Par trois fois, Michelet écrira sur cette «rencontre» selon l’heureuse expression d’Irène Tieder. D’abord lors de son cours public à la Sorbonne (premier semestre 1834-1835), ensuite lors de la publication des Mémoires de Luther (1835)[139] , enfin dans le chapitre Réforme de son Histoire de France[140]. Pour Michelet, Luther sera «source d’enthousiasme dans sa jeunesse, objet de vénération dans l’épanouissement de l’âge mûr, et, toujours fidèle des mauvais jours»[141].

La sympathie de l’historien s’explique avant tout par une intime parenté psychologique, intellectuelle et émotionnelle. Jules Michelet voit en Luther un «guide spirituel» plutôt qu’un théologien. Son analyse du réformateur est avant tout «une autobiographie en clair-obscur»[142] de l’historien. Cependant cette proximité, avec Luther, le place de plein pied en contact avec le protestantisme et il n’est pas neutre que le grand homme de Michelet fût un protestant. Pourtant la presse protestante réservera un accueil très mitigé aux Mémoires de Luther[143]. Bien sûr les critiques portent sur le fait que Jules Michelet n’aurait pas ou peu compris la doctrine luthérienne, mais il est même accusé d’antiprotestantisme :

«M. Michelet admire avec enthousiasme le grand génie de Luther, il se déclare hautement l’ami de cette émancipation de l’esprit humain qui trouva dans le moine allemand un si vaillant défenseur, jouteur rude et téméraire qui ne craignait pas de se lever lui seul , armé de sa raison, contre toute la chrétienté catholique ; et en même temps, il traite le protestantisme, résultat de cette réforme qu’il admire, d’antagonisme impuissant à fonder rien de solide, de doctrine purement controversiste qui ne peut que saper et détruire, puis tomber elle-même tuée de son propre triomphe».[144]

Dans la décennie 1840, Jules Michelet, à la fois par admiration pour Luther et par antijésuitisme[145], se rapproche de la communauté protestante française. Sensible aux «martyrs» du calvinisme, Michelet découvre une partie de son pays, ignorée également de la quasi totalité des Français non protestants, la «pauvre petite France réformée». Il admire Coligny et les siens et brocarde le catholicisme, le parti de l’étranger, de l’Espagne inquisitoriale. Sa protestantomania se continue dans l’analyse du siècle suivant.  La justice et le droit sont du côté de Guillaume III d’Orange, de l’Angleterre et des Provinces-Unies contre Louis XIV. L’absolutisme de ce dernier devait conduire à l’infamie de la Révocation de l’édit de Nantes :

«La place que la Révolution occupe dans le XVIIIème siècle est remplie dans le XVIIème siècle par la Révocation de l’édit de Nantes, l’émigration des protestants et la révolution d’Angleterre qui en fut le contrecoup»[146].

La «légende protestante», selon l’expression de P.Viallaneix, culmine dans l’histoire «impossible et sublime»[147] des Camisards et dans la résistance du Désert que Michelet découvre grâce aux travaux de Napoléon Peyrat (1809-1881)[148]. Mais Jules Michelet va plus loin, et à travers toute son œuvre, il se flatte d’avoir «révélé» le protestantisme comme le «parti de l’examen et de la liberté intérieurement identique à la Renaissance et à la Révolution»[149] :

«La Révolution renouant avec la Réforme, après l’entracte interminable de la Contre-Réforme et du Grand Siècle : Michelet inclut lui-même la légende protestante dans cette vision aventureuse.»[150]

C’est dans la décennie 1850, que Jules Michelet se sent très proche des huguenots d’autrefois comme des exilés républicains de Bruxelles et de Londres, d’aujourd’hui. C’est également le temps de « l’alliance » selon l’expression de Paul Viallaneix[151], entre Jules Michelet et la Société de l’Histoire du Protestantisme Français. Pourtant, d’une certaine manière, Michelet considère que le protestantisme fut un temps fort de l’histoire de la liberté, mais qu’il est obsolète depuis la Révolution française[152]. A partir de la décennie 1860, le philoprotestantisme de Jules Michelet devient moins lisible. Lors de l’agonie de son fils à Strasbourg, au printemps 1862, il espère pour lui des obsèques protestantes, mais Charles Michelet meurt «sans aucun doute possible en catholique»[153]. Le père quitte Strasbourg le 11 avril pour ne pas assister aux futures obsèques catholiques du fils qui décéda le 16. Ensuite sa proximité avec le protestantisme sera à géométrie variable même Michelet conservera de nombreux liens avec des protestants. Depuis le 12 mars 1849, Jules Michelet est remarié avec une montalbanaise Athénaïs Mialaret. Lors du séjour de l’historien à Montauban, à l’occasion d’une maladie de sa belle-mère (qui s’éteindra le 15 novembre suivant), d’avril à octobre 1863, Michelet va lier des rapports d’amitié avec certains milieux protestants de la ville, notamment avec Gustave Garrisson (1820-1897), membre de plusieurs sociétés savantes du Tarn-et-Garonne, vénérable de la loge locale La Parfaite Union, futur conseiller de l’Ordre du Grand Orient de France, futur conseiller général (1877), futur maire de Montauban (1878-1879) et futur sénateur du Tarn-et-Garonne (1882). C’est pourtant lors de ces mois passés dans le sud-ouest que Michelet va rédiger La Bible de l’Humanité[154]. Il s’agit d’une réplique à la Vie de Jésus de Renan que Michelet juge bien trop chrétienne. L’ouvrage résume les religions et les doctrines morales les plus élevées de tous les peuples, à travers le temps et l’espace. Chacune a apporté sa pierre à la Bible Universelle. On voit combien Michelet est théologiquement loin du protestantisme, et même du christianisme qui n’apparaît que dans les dernières pages du livre[155]. Aussi, on ne peut par parler, pour Michelet, d’adhésion véritable au protestantisme. Il serait plus judicieux de parler d’un «péri-protestantisme» par transfert, par assimilation à la fois à Luther et aux «martyrs» de la France réformée. Jules Michelet est donc un philoprotestant assez éloigné du protestantisme et des Églises protestantes[156], mais paradoxalement «proche» jusqu’à l’identification (à la « fusion » même) de certains individus ou groupes protestants.

L’importance de Michelet, mais également de Quinet, est d’avoir réintroduit les protestants dans l’histoire de France, d’avoir exalté leur martyrologe, d’avoir mis en évidence les apports du protestantisme à la modernité, d’avoir fait découvrir aux français une autre confession que le catholicisme, que beaucoup jugeait obsolète, et d’avoir contribuer à la «légende protestante» en liant Réforme, protestantisme, libertés, démocratie, Révolution et République. Si Michelet et Quinet demeurèrent à la marge du protestantisme, ils contribuèrent à l’essor de l’esprit philoprotestant si typique de la France «libre » dans les années 1840 à 188O.

Au delà de ce protestantisme de principe, de sympathie ou d’identification, des libres penseurs ont fait un pas supplémentaire en adhérant au moins «administrativement» à l’une des Églises protestantes, ou en se convertissant de manière plus ou moins profonde, totale au(x) protestantisme(s). C’est le cas de Charles Renouvier qui parlera d’abord de «transfert d’immatriculation religieuse». Pour lui, il s’agissait de quitter seul, ou mieux, avec sa famille, l’Église romaine pour s’inscrire à l’une des Églises protestantes, et y faire accomplir les cérémonies de baptême, mariage et enterrement :

«Certains convertis sont allés au-delà des seules convenances personnelles : ils ont tenté d’entraîner avec eux les libres penseurs et les républicains soucieux d’échapper à l’emprise cléricale sans pour autant renoncer à la religion, dont l’utilité familiale et sociale continue de s’imposer très largement aux yeux de ces bourgeois libéraux»[157].

Ce premier comportement est dominant dans les décennies 1840-1860. Il traduit la grande complicité «idéologique» entre la Libre Pensée religieuse et le protestantisme (libéral). Il est favorisé par la présence de toute une série «d’hermaphrodites», un pied dans chaque camp : protestants radicaux, unitariens implicites, théistes (déistes)°chrétiens, chrétiens rationalistes[158]. Cependant il débouche rarement sur une conversion profonde, les nouveaux protestants de cœur se contentant le plus souvent de faire baptiser leurs enfants au Temple, de les faire éduquer par un ministre ou un pédagogue protestant, et parfois de se faire marier par un pasteur. Le deuxième comportement s’impose dans les années 1870-1880. La campagne d’immatriculation religieuse débouche sur des conversions intimes et sincères, le plus souvent sur des positions théologiques évangéliques. Protestant pour protestant autant l’être sur des positions théologiques vécues comme plus « solides » d’autant que, dans le même temps, les protestants radicaux vont le chemin inverse. En perte de vitesse, ils quittent le protestantisme institutionnel, évoluant ensuite vers un déisme intériorisé (F.Desmons), l’agnosticisme (E.Scherer) ou l’athéisme (A.Dide). Faute d’interlocuteurs «à gauche», c’est une partie de la «droite» protestante (théologique parlant) qui se montrera favorable à cette évolution. Ainsi, les conversions rencontreront un écho certain dans une partie du protestantisme «évangélique», notamment chez des convertis du Réveil comme Léon Pilatte ou Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire[159]. L’évolution du protestantisme et de la Libre Pensée expliquent grandement la formation de cette «nouvelle alliance». La défaite de 1871 et l’avènement de la République marquent un tournant. Le libéralisme a échoué à s’imposer dans le protestantisme français. Le spiritualisme décline au sein de la Libre Pensée. C’est la fin de l’espoir dans «la» religion laïque universelle. Des libres penseurs religieux ont alors cru trouver dans le protestantisme une réponse à la question religieuse. Le protestantisme sera la solution de rechange à l’échec de la Libre Pensée spiritualiste. A situation nouvelle, stratégie nouvelle. La montée de l’athéisme, du matérialisme et du positivisme au sein de la Libre Pensée rend bien fragile la position du Dieu des philosophes. Le « théismo-déisme » (et à plus forte raison le panthéisme) apparaît comme un barrage bien trop frêle face à cette vague. Il est trop intellectuel, trop coupé des masses, sans véritablement tradition pour s’opposer aux négateurs de Dieu. Le protestantisme apparaît en contrepoint comme une «vraie» religion alliant la force d’une confession authentique, riche de quatre siècles d’histoire, et l’extrême adaptabilité d’une religion laïque. Suite à Vatican I, l’Église romaine apparaît comme plus intransigeante. Seule une religion «historique» (et non une religion «inventée») peut s’opposer et offrir une alternative à l’ultramontanisme inflexible. Enfin la primauté du Royaume-Uni dans le monde, l’essor nouveau des Etats-Unis et plus encore la défaite de la France face à l’Allemagne apparaissent comme des victoires du protestantisme. Pour rejoindre le peloton de tête des grandes puissances et préparer le redressement militaire et moral de la France, il faut emprunter à nos voisins le ferment essentiel de leur supériorité, le protestantisme. 1870 est l’année de l’échec de l’Alliance religieuse universelle de Carle, de la proclamation de l’infaillibilité pontificale et de la défaite française face à la Prusse «protestante» et aux autres états «allemands» coalisés. Les décennies 1870 et 1880 seront celles de la tentative (certes modeste) ou, de la tentation, de la protestantisation de la France. Ainsi Francisque Sarcey, dans Le XIXème Siècle du 24 décembre 1876 conseille-t-il aux «rationalistes, aux indifférents, aux sceptiques, aux chrétiens qui ne sont que chrétiens, de se ranger tous sous la bannière officielle du protestantisme.»

Ces appels à la conversion/adhésion et/ou à l’immatriculation familiale, ne rencontreront qu’un discret écho. On peut chiffrer à quelques centaines les passages à l’acte comme celui d’un agent d’assurances d’Aillant-sur-Tholon (Yonne) «connu pour son antipathie pour le Gouvernement»[160] en 1865, ou celui, dix ans après, du député de l’Aisne, Edmond Turquet (1836-1914)[161] et de sa famille. Ces transfert n’ont pas modifié le rapport de force entre le catholicisme et le protestantisme, mais ils ont encore accentué l’ancrage du protestantisme dans la France «libre». En toile de fond de ces transferts demeure toujours, de manière implicite eu explicite, l’anticatholicisme. Ainsi Paul Bouchard, négociant en vins, maire de Beaune et conseiller général de la Côte-d’Or va donner à sa conversion un caractère public et bruyant en faisant publier dans divers journaux une lettre d’adjuration adressée à François-Victor Rivet, évêque de Dijon. Ensuite, Bouchard va expliciter sa pensée et faire preuve d’un prosélytisme zélé dans ces Lettre(s) d’un Bourguignon[162]. Sa démarche gagne à être exposée car elle présente l’itinéraire et les arguments (souvent simples, voire simplificateurs, pratiques et quotidiens) d’un simple libre penseur religieux, d’un notable républicain local, d’un «bourgeois» de province qui se réfère au «bon sens» loin des interrogations philosophiques complexes de l’intelligentsia de la capitale, un Homais Bourguignon en quelque sorte. Elle permet également de mesurer l’impact de ces «campagnes» de conversion dans la France «profonde»[163].

Dans les deux premières Lettres, Bouchard fustige «l’erreur» des libres penseurs qui sortis de l’Église romaine, «croient par-là avoir rejeté toute idée de Dieu». Dans la troisième, il dénonce l’impossible situation des couples «mixtes» formés par un libre penseur et une catholique. Ensuite, l’auteur condamne les méfaits de la confession[164] et les perversions de la «direction de conscience» :

«Que devenaient les sentiments religieux, au milieu de ce trouble, de ce désordre, de cette confusion ? que devenait l’amour que vous doivent vos enfants ? où reconnaître les liens sacrés du mariage ? obscurcissement du sentiment religieux, refroidissement de l’amour filial, le mari et la femme étrangers l’un à l’autre, à peine un toit commun, la dispersion, et que de fois la ruine !

 Et cela, ô Femmes, pour avoir été soustraites à la loi divine dans deux de ses commandements les plus essentiels :

 Point d’intermédiaire entre Dieu et l’homme ; point non plus entre l’homme et vous…»[165].

La solution réside dans le «retour» au protestantisme… par les femmes[166]  :

«Dieu et l’Evangile : là est la loi, toute la loi.

Le protestantisme fait la famille et la famille fait les peuples.

Le catholicisme divise le mari et la femme. Le protestantisme les unit. Faites-vous protestantes pour devenir vraiment chrétiennes.

 Revenez, ô Femmes, à cette religion de liberté, de vraie grandeur, dégagée de toutes les superstitions, les étroitesses qui obscurcissent Dieu et lui sont une injure… »[167].

Et Paul Bouchard de conclure :

«Vous aurez sauvé la patrie[168] en l’arrachant aux convoitises de ses plus mortels ennemis, les Jésuites et Rome. Vous aurez réconcilié, relevé, ramené à Dieu. Et des bas-fonds ténébreux où elle se traîne et languit, l’âme humaine reprendra son vol vers les sommets lumineux de l’Eternité. »[169].

Après s’être adressé aux Beaunois, puis aux hommes et aux femmes en général, Bouchard va envoyer sa dernière Lettre «aux paysans», groupe social encore majoritaire dans la France du temps, mais également «corps» sensé symboliser la France «profonde», le «bon sens» et les «vraies valeurs». Il les remercie d’avoir rallié la République, mais le «cléricalisme» demeure «l’ennemi ». Et Bouchard de rappeler tous ses méfaits : célibat des prêtres, «tortures» de l’inquisition, massacre des Vaudois de Provence, Saint-Barthélémy, Dragonnades, révocation de l’édit de Nantes, affaires Calas et Sirven, exécution du chevalier de La Barre, commissions mixtes de 1852 et politique «cléricale» du gouvernent de l’Ordre moral.

Mais tout cela n’est rien à côté des «ravages cléricaux» dans les campagnes d’aujourd’hui : contrôle des «âmes», et espionnage de tous, grâce à la confession des femmes et à la surveillance des écoles rurales par le clergé, sans compter la pression financière et les «risques que courent vos femmes, vos filles et même vos jeunes enfants» à cause des turpitudes engendrées par le célibat des clercs romains. Seuls la République et le protestantisme peuvent sauver les campagnes :

«Quoi de mieux alors que de laisser là cette religion catholique, source de tous les maux pour passer à sa rivale[170] où vous trouvez liberté, indépendance et toutes les satisfactions que peuvent réclamer vos besoins religieux.

 Là, point de célibat imposé aux ministres du culte, par conséquent point de confession […]

 Saints et reliques leur sont inconnus ; croire en Dieu, s’incliner devant lui, s’adresser à lui sans intermédiaire […]

Voilà la doctrine du protestantisme[171] qui n’est autre que celle du Maître telle que nous l’a transmise la primitive Eglise. Puisse-t-elle, mes amis, devenir la vôtre ! Vous aurez rendu le plus signalé des services à nos gouvernants qui ne savent comment s’y prendre pour nous garantir contre l’Eglise romaine et ne le sauront jamais tant que vous continuerez à vous en servir ; vous serez délivrés de la plus odieuses des tyrannies, et l’histoire dira qu’affranchis par eux-mêmes, les paysans de France ont sauvé la République. »[172].

Il est difficile de mesurer l’impact des appels de Paul Bouchard, et plus largement les résultats des campagnes d’immatriculation en province. A Paris et ses environs, la chose est plus aisée notamment si le converti est notoirement connu. C’est le cas de la famille Passy par exemple. Encore que le passage au protestantisme réunit conversion de convenance et d’apparence, toujours très liée à l’anticatholicisme, et conversion de conviction, débouchant sur une foi profonde. Ainsi le père, l’économiste Frédéric Passy, député et membre de l’Institut et sa femme, commencent à fréquenter, à l’automne 1872, le culte de l’Église réformée de Neuilly par hostilité envers le «cléricalisme ultramontain» alors que le fils Paul (1859-1940), se convertira le 29 décembre 1878, en lisant, affirma-t-il plus tard, la première Epître de Jean. Tout aussi symboliquement Frédéric Passy père rejoint la Ligue contre l’athéisme, une des dernières tentatives d’organisation de l’ultra-gauche de Dieu alors que Paul Passy fils, quelques années plus tard cofondera et animera l’Union des Socialistes Chrétiens[173].

Mais les deux plus «célèbres» conversions sont celles de l’avocat Eugène Réveillaud[174], alors rédacteur en chef de l’Avenir républicain, de Troyes et du philosophe Charles Renouvier [175].

**** les réactions des protestants face aux divers aspects du philoprotestantisme.

Avant d’analyser la démarche des deux hommes, il faut s’interroger sur la manière dont cette campagne d’adhésion fut reçue au sein de la communauté protestante ? Elle semble avoir suscité plus de réticence[176] que d’enthousiasme. Quand les protestants réagissent, positivement ou non, ils le font dans deux directions.

Les uns placent le problème sur le plan strictement doctrinal. Que veut dire se faire protestant ? Quand et comment devient-on protestant ? Bref, qu’est-ce qu’un protestant ? Est-ce un simple «paroissien» qui s’immatricule et cotise auprès d’une Église protestante ? Est-ce un croyant qui adhère à quelques principes généraux du protestantisme ? Est-ce un chrétien qui adhère publiquement à une déclaration de foi « protestante » ? Un confessant ? La question a tellement divisé les protestants qu’aucune réponse univoque n’est possible.

D’autres dénoncent l’erreur stratégique et/ou les défauts tactiques de cette campagne d’adhésion. Elle est hypocrite pour les uns, car on y développe un visage inexact du protestantisme. Certains la récusent parce qu’elle est avant tout un choix social ou politique, et non un acte de foi.

Enfin cette politique d’immatriculation menée à l’initiative de libres penseurs spiritualistes philoprotestants semble contrarier les campagnes d’évangélisation conduites par des protestants, le plus souvent orthodoxes.

Il se trouvera cependant une minorité de protestants pour approuver chaudement et l’une et l’autre. C’est par cette poignée de prosélytes que les deux stratégies, la libre penseuse spiritualiste et la protestante évangélique, finiront par se rencontrer en partie.

Ante bellum, les réactions d’approbation sont le plus souvent individuelles. Elles proviennent souvent de neo-protestants, à l’image de celle d’Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire, développée dans un livre de 103 pages, Ce qu’il faut à la France[177]. Comme d’autres contemporains, l’auteur veut résoudre la «question religieuse ». Sa démarche est déduite d’une longue analyse de l’histoire religieuse de la France. Rosseeuw Saint-Hilaire la découpe en cinq grandes périodes qui chacune présente un aspect spirituel particulier :

  • De Clovis à Louis IX, c’est le temps de la «piété militante» ;
  • De la mort de Saint Louis à la Pragmatique Sanctionde Charles VII, c’est le moment de la « piété contemplative» ;
  • Le XVIème siècle est la période de la «piété intellectuelle» ;
  • Le «Grand siècle» voit le triomphe du catholicisme intransigeant avec la persécution du jansénisme et la révocation de l’Edit de Nantes ;
  • Le XVIIIème siècle est celui de la «France sans Dieu».

Aujourd’hui, à côté des progrès modestes du catholicisme ultramontain et ceux, plus réels du protestantisme, on constate un «progrès bien plus redoutable : c’est celui de l’incrédulité»[178] :

«La France, par une contradiction qui dure autant que son histoire, a toujours eu des instincts religieux, plutôt qu’une religion. Mais quand elle oublierait Dieu, lui ne peut pas l’oublier ! il a besoin d’elle dans ses desseins d’amour. Du haut du ciel, au milieu de ces mondes qui lui obéissent, il suit d’un œil compatissant chacun des pas de cette France ingrate qui se détourne de lui. Il la voit fatiguée, errante, heurtant ses pieds meurtris à tous les cailloux du chemin ; il la voit tourner la tête en arrière vers le toit paternel ; il attend, comme attendait le père de l’enfant prodigue, prêt à tendre les bras à ce fis rebelle, et, à marcher à sa rencontre du plus loin qu’il la verra revenir à lui.»[179]

«Que faut-il donc à la France» dégoûtée du catholicisme ? Un peuple ne peut pas plus se passer de religion «qu’une poitrine d’homme d’air pour respirer ». La France a « des besoins religieux que le catholicisme ne peut satisfaire» :

«Battue de tant d’orages, brisée sur tant d’écueils, notre pauvre France n’a plus qu’un port où elle puisse s’abriter, et ce port c’est l’Evangile ! »[180].

Et Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire d’inviter la France à faire le pari de l’Evangile :

«Et si, en lisant le saint volume, à genoux, sous le regard de Dieu, loin de toute influence humaine, elle n’y trouve pas l’apaisement de toutes les angoisses ; si son âme à jeun ne se sent pas rassasiée par ce pain de vie qui nourrit le monde depuis dix-huit siècles ; si la source de vie dont Jésus parlait à la Samaritaine, «ne jaillit pas de son sein en vie éternelle», eh bien, qu’elle retourne, à son choix, au catholicisme ou à l’incrédulité.

Mais alors, qu’elle le sache bien : si elle persiste dans sa foi d’habitude à une religion décrépite qui ne lui a jamais suffi, qu’elle ne s’attende pas à trouver dans l’avenir plus de repos, plus de bonheur, plus de vraie grandeur qu’elle n’en a trouvé dans le passé. A la tête de l’Europe en ce moment par ses conseils et par ses armées, riche de gloire et d’influence, il lui manquera toujours, pour être le premier peuple du monde, d’être un peuple de chrétiens. Toutes les révolutions politiques qui ont fondé la puissance et le bonheur d’un pays libre ont reposé sur une révolution religieuse. L’Angleterre, la Hollande en font foi. Qui ne bâtit sur le roc de l’Evangile ne bâtit que sur le sable. Notre révolution de 89 l’a assez prouvé»[181].

Et l’auteur de conclure :

«Mais l’Evangile, est-ce le protestantisme ? Ce n’est point à nous, c’est à la France d’en juger. Qu’elle lise l’Evangile, nous n’avons pas le droit de lui en demander plus. Elle y trouvera la réponse qu’elle cherche, comme l’y a trouvée celui qui écrit ces lignes, fatigué, comme tant d’autres, d’adhérer de nom à un culte sans s’y croire et sans le pratiquer. Si elle trouve comme nous le protestantisme dans l’Evangile, qu’elle l’adopte alors, dans le plein et viril exercice de sa volonté de peuple adulte, en âge de choisir lui-même la religion qu’il lui faut, et de quitter celle dont il ne veut pas…»[182].

Entre cette offre protestante évangélique et la demande libre penseuse qui espérait dans le protestantisme pour sortir des religions, le malentendu était à peu près total. Il ne sera dissipé, dans les décennies suivantes, que par une poignée de libres penseurs qui feront de leur passage au protestantisme une entrée (un retour ?) dans la religion (positive).

Les rapports entre un philoprotestantisme débouchant sur l’immatriculation et le protestantisme libéral ne furent guère plus simple. Entre ce dernier qui espérait triompher au sein de son camp et l’ultra-gauche de Dieu qui se voulait la solution rationnelle, scientifique et définitive à la question religieuse, l’équivoque était également profonde. Les libres penseurs voulaient adhérer à un protestantisme «idéalisé» et n’avaient guère de connaissances sur le protestantisme «réel». Très tôt des protestants radicaux avaient noté cette difficulté à l’exemple de l’avocat Jean-Jules Clamageran (1827-1903), futur éphémère ministre des finances et sénateur inamovible[183] :

«Je vois autour de moi beaucoup de personnes qui désireraient se faire protestantes en haine du catholicisme. Mais elles ne savent pas au juste ce qu’est le protestantisme ; elles craignent de retrouver dans son sein les superstitions et les intolérances catholiques. Si on pouvait leur démontrer le contraire, on rendrait un grand service à notre cause au point de vue religieux, comme au point de vue politique. La liberté véritable et durable me paraît impossible en présence du dogme de l’autorité, même restreint à la sphère spirituelle […] Mais, hélas ! les protestants eux-mêmes sont le premier obstacle au progrès du protestantisme»[184].

La France ne se protestantisera qu’à la condition que le protestantismese libéralise. Comme Albert Reville, Clamageran est persuadé que le protestantisme (sous-entendu libéral) porte «avec lui l’avenir de la France et du monde»[185]. Mais l’ennemi principal au triomphe de cette voie est le protestantisme lui-même. Il faut que le siècle accouche d’une nouvelle Réforme. Seul le protestantisme libéral correspondra aux besoins religieux de la future France républicaine :

«De plus en plus en plus je suis persuadé que le but vers lequel nous devons tendre est celui-ci : transformer le protestantisme par la liberté et fonder la liberté par le protestantisme»[186].

A partir de 1857, et pendant presque quinze ans, Clamageran va rédiger, article sur article, pour assurer le succès du libéralisme au sein du protestantisme[187]. Malgré ses talents d’organisateur, l’Union libérale protestante, fondée en 1861, ne triomphera pas. Surtout le nombre de libres penseurs qui se convertirent «en profondeur» au protestantisme libéral demeurera minime. Au demeurant le passage de la libre pensée spiritualiste vers le protestantisme libéral est-il une véritable conversion ou un simple changement d’étiquette «religieuse» ? C’est même le chemin inverse qui sera le plus emprunté. Clamageran, lui-même, évolue vers cette la religion naturelle, chère à de nombreux libres penseurs.

Post bellum, les changements intervenus dans les deux camps modifient la donne.

La plupart des protestants radicaux se met en marge des institutions protestantes. Certains même évoluent vers un scepticisme profond, voire dérivent jusqu’à l’athéisme. Ce n’est plus la Libre Pensée qui vient à eux, mais le chemin inverse qui se produit le plus souvent. Ce mouvement conduit cette poignée de migrants non vers un protestantisme libéral rabougri mais vers la dynamique aile évangélique. Les «orthodoxes» ont globalement une attitude de méfiance, ou à tout le moins d’observation prudente, vis à vis des adhésions de libres penseurs. Alors qu’ils se sont séparés des libéraux après 1872, ils ne voient guère l’intérêt de compenser le départ de la «bruyante» aile radicale par l’arrivée de déistes et de spiritualistes guidés vers le protestantisme par anticatholicisme[188] virulent, et espérant trouvés dans les Églises protestantes, un espace «religieux» dans lequel pourrait s’exprimer leur religiosité, fort éloignée a priori des principes essentiels de la dogmatique protestante :

«Il ne manque pas de protestants qui, considérant le protestantisme et le catholicisme comme deux formes plus ou moins parfaites, mais l’une et l’autre, légitimes du christianisme, suivent avec quelque déplaisir les tentatives qui ont pour objet l’évangélisation des catholiques. A leur yeux, la libre pensée est le principal adversaire qu’il faudrait combattre. Ils craignent qu’en attaquant le catholicisme, on ébranle les convictions religieuses d’un grand nombre de nos compatriotes, sans parvenir à les changer[189]

En dernier lieu,c’est l’amplification d’un anticatholicisme agressif dans toutes les composantes de la France «libre» qui va agglomérer les initiatives de certains protestants et de certains libres penseurs.

Deux «équations», manichéennes à outrance, se mettent en place : France libre = République/démocratie/libertés/Libre Pensée/protestantisme, d’une part ; France «noire» = Monarchie/Ordre moral/conservatisme/catholicisme, d’autre part.

Alors pour triompher de la France « noire », pourquoi ne pas envisager une France républicaine, laïque et protestantisée ? Le camp du Mouvement (les Gauches républicaines) sera le corps et le protestantisme, l’âme, de cette nouvelle alliance. Une petite poignée de protestants, le plus souvent évangéliques, a ainsi vu tout l’intérêt des campagnes d’immatriculation et de transfert religieux. Si une majorité de français s’immatricule auprès des Églises protestantes, même sans se convertir, le paysage religieux français en sera profondément modifié. La répulsion antireligieuse liée à l’hostilité envers l’Église romaine sera moins virulente au sein de la France «libre». Bien plus, les nouveaux adhérents pourront devenir à terme d’authentiques protestants. Dans cette attente, c’est donc l’hostilité forcenée à l’ultramontanisme qui va sceller l’alliance de la carpe libre penseuse et du lapin protestant évangélique.

C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre l’éphémère parution du quotidien Le Réformateur anticlérical et républicain[190]. L’initiative en revient au neo-protestant Paul Bouchard, évoqué ci-dessus, et au pasteur de tendance évangélique Léon Pilatte[191], alors ministre de l’Église libre de Nice. Le premier sera directeur politique et gérant du journal, le second, rédacteur en chef. Parmi la vingtaine d’actionnaires[192] qui financera l’opération, outre les deux susnommés, on trouve l’historien Jules Bonnet (1820-1893), secrétaire de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, l’éditeur Charles Fischbacher (1840-1919), le polytechnicien Paul-Joseph de Gasparin (1812-1893), alors maire d’Orange, le philosophe François Pillon, Edmond de Pressensé, Eugène Réveillaud, Charles Renouvier ou le pasteur Aristide Viguié (1827-1890).

Ce journal de quatre pages durera vingt numéros (17 avril- 6 mai 1879). Il se présente comme un périodique «généraliste»[193] dont la ligne politique sera définie par un «manifeste» signé par Léon Pilatte.

Le texte explicite les trois adjectifs retenus pour qualifier le périodique. D’abord, le quotidien est réformateur, c’est-à-dire partisan de réformes dont la principale doit être l’instauration d’une instruction gratuite, obligatoire et laïque. Ensuite, il se veut nettement, fermement et totalement anticlérical[194]. Son anticléricalisme est plus «violent que celui de Gambetta» car ce dernier ne voit dans le «cléricalisme» que «l’ennemi de l’État, de la République et de la liberté» alors que Le réformateur y lit «l’ennemi de l’homme». Enfin, le journal se définit comme «républicain sans réserve comme sans épithète». En réalité, son républicanisme se confond assez bien avec le programme des opportunistes. Les deux «grands hommes» du journal sont Jules Grévy, et surtout Jules Ferry[195], alors ministre de l’instruction publique. Numéro après numéro, Le Réformateur soutient inlassablement le programme de réforme scolaire du ministre. Par contre, il se montre critique envers les «radicaux», superficiellement anticléricaux et surtout les «socialistes», notamment Auguste Blanqui. Le journal est sans conteste républicain, mais très réservé vis à vis des réformes sociales et politiques hardies. Il est également ferme partisan d’une république vertueuse[196].Mais c’est la question religieuse[197](comme on dit alors) qui occupe directement ou indirectement la très grande part des colonnes du journal. Editoriaux[198] , chroniques, lettres de lecteur, «brèves», entrefilets, feuilletons, vrais interviews et pseudo-entretiens[199] développent le florilège «classique» anticlérical du temps : absurdité des dogmes … catholiques, «erreurs» de la Bible, superstition des croyances et des pratiques catholiques, vices du clergé romain, antipapisme. Ils réclament la laïcisation de l’école primaire, des services hospitaliers, du serment judiciaire, des cimetières ou l’interdiction des processions et des sonneries de cloches. Le journal combat les affirmations«cléricales» mais ne remet jamais en cause l’existence de Dieu. De même, il critique les enterrements catholiques sans militer pour les obsèques purement civiles, prône tout à la fois, une école laïque et une morale «religieuse», et surtout ne demande, ni la séparation des Églises et de l’État, ni la suppression du budget des cultes, mais seulement la rupture des relations avec le Saint-Siège. C’est que derrière ce mot d’anticléricalisme, ô combien «attractif» dans la France «libre», Le Réformateur désigne exclusivement un anticatholicisme forcené[200]. Dans son ManifesteLe Réformateur s’était déclaré adversaire à la fois du cléricalisme et du matérialisme. Alors que le premier fera l’objet d’attaques incessantes durant toute la parution du quotidien, le second semble avoir disparu des premiers numéros. En réalité, contre lui, le journal avance d’abord masqué. Ainsi les critiques contre les anticléricaux «superficiels» ne s’adressent pas à ceux dont l’anticléricalisme serait tiède, mais aux matérialistes. Par leurs outrances antireligieuses, ils sont les meilleurs alliés des cléricaux car leurs excès rebutent nombre de personnes «anticléricales mais religieuses», à rejoindre la France «libre». Dans le numéro 18, l’attaque devient frontale :

«…Les gens qui connaissent quelque peu la France savent que les athées et les matérialistes y sont en très petit nombre. Quelques savants qui ont le droit de parler au nom de la science, affirment que celle-ci ne leur a découvert ni Dieu, ni âme. A leur suite, un certain nombre d’individus, qui ne sont pas savants du tout, jurent par la «science» que Dieu et l’âme n’existent pas. Papistes «à l’envers» qui croient d’une foi aveugle ce qu’affirment leurs pontifes scientifiques, français ou allemands, exactement comme les papistes «à l’endroit» croient à l’infaillibilité de leur pontife romain…»[201].

Dans le même numéro, le quotidien lance sa campagne d’immatriculation religieuse telle que la «prône Renouvier[202] et Pillon dans La critique philosophique». Elle se poursuivra dans les deux numéros suivants et ultimes. Cette «stratégie» est identique à celle développée par Bouchard et Réveillaud. Dans un premier temps, les acteurs des campagnes d’immatriculation (libres penseurs ou protestants) s’affirment fièrement anticléricaux et concentrent leurs attaques exclusivement contre l’Église romaine. Dans un deuxième temps, le besoin religieux de l’humanité en général, et de l’individu en particulier est mis en relief. Enfin pour résoudre cette demande religieuse fondamentale, l’Évangile est suggéré. Or le protestantisme n’est-il pas son meilleur interprète ? L’adhésion (changement d’immatriculation) à une Église protestante s’impose donc. La conversion n’est pas obligatoire, puisque par nature, le «libéralisme»[203] du protestantisme permet cette tolérance[204]. L’Esprit soufflant où il veut, adhésions et conversions se confondirent parfois. On peut comprendre que des libres penseurs, déçus à la fois par l’échec de la Libre Pensée religieuse (versus Alliance religieuse de Henri Carle) et du protestantisme libéral, après le synode de 1872, aient alors cherché dans le protestantisme «surdimensionné» par quarante années de philoprotestantisme, la résolution de la question religieuse[205].

Plus surprenant, en apparence, apparaît la posture des rares évangéliques qui acceptèrent de «rentrer» dans cette stratégie. Leur farouche hostilité, d’hier et d’aujourd’hui, envers Rome, explique en partie leur attitude. Pour eux[206], le combat actuel des deux France[207] n’est que la continuation des guerres de religion, des dragonnades et de la résistance au Désert. L’alliance de la République des ducs et de l’Eglise romaine conduit les protestants à faire alors preuve d’anticatholicisme zélé[208] :

«C’est la guerre. Nous ne cessons de le répéter : peu à peu les deux partis qui divisent intellectuellement, socialement, notre société, se groupent et se préparent à la guerre»[209].

De plus, il n’est pas anodin que la plupart des protestants qui participèrent aux campagnes d’immatriculation sont, le plus souvent des convertis (Pilatte, Réveillaud, Rosseeuw Saint-Hilaire), dont le prosélytisme est souvent plus ardent que celui des «vieux croyants».

Il faut également souligner le cas particulier constitué par des protestants plus ou moins en marge du protestantisme institutionnel. Ce tout petit noyau pense que la solution religieuse à la française passe par le protestantisme, ou du moins par un protestantisme totalement rénové[210] . Son représentant le plus illustre est Eugène Pelletan (1813-1884)[211]. C’est dans un ouvrage au titre révélateur Dieu est-il mort ?[212] qu’il développe ses idées sur la conversion. Comme Le Réformateur, le sénateur des Bouches-du-Rhône déplore les progrès de l’athéisme du aux excès antireligieux :

«On a fait dire à Dieu dans ces derniers temps et on lui a fait faire tant de sottises qu’on en a dégoûté les hommes d’esprit» [213].

De même, les excès contemporains du catholicisme ont conduit à son rejet, et ipso facto à celui de Dieu. Or le besoin religieux est inscrit au cœur de l’humanité. La philosophie, si noble soit elle, ne peut se substituer à la religion. Cette dernière doit être universelle, rationnelle et progressive. Il est vain cependant d’espérer créer une religion nouvelle car «ce qui est contemporain célèbre mal ce qui est éternel» [214]. Seul le courant issu de la Réforme peut remplir ce rôle à condition qu’il se sépare à jamais de quelques dogmes sclérosés :

«Aujourd’hui […] la Réforme a désormais l’obligation de laisser fuir derrière elle, dans le temps, la part d’elle-même spécialement appropriée au passé, de rejoindre le dix-huitième siècle en marche, et de sa doctrine en harmonie avec l’âme nouvelle de la civilisation […] Elle a la chance admirable d’être la religion de la liberté, dans un temps où l’Europe gravite autour de la liberté […] La paix entre la Réforme et le monde moderne est à moitié conclue ; un pas de plus, elle est signée…»[215].

Au-delà de ces quelques groupes, marginaux, la communauté protestante n’a pas, institutionnellement, relayé les campagnes de changement d’immatriculation. Elle les a sans doute observé et reçu avec sympathie, comme, à la fois, une marque de reconnaissance de la petite musique huguenote et un signe d’intégration à la communauté nationale, mais on peut penser que de nombreux protestants[216], et pas seulement Guizot, doutaient de la possible protestantisation de la France. Elle a, par contre, amener au protestantisme, quelques centaines de conversions sincères et durables. Elle a surtout renforcé l’intégration des protestants français dans la France «libre». Mais après son échec, cette campagne va se dissoudre dans des formes de prosélytisme plus conventionnelles. En 1879, est fondé le Comité parisien de la Mission intérieure présidé par le pasteur Numa Recolin (1826-1892), alors pasteur à la paroisse de l’Oratoire du Louvre[217], qui huit ans plus tôt, affirmait que «le vieil Évangile» devait être répandu par les «protestants évangéliques» puisque le catholicisme est disqualifié :

«…En s’attachant avec une passion aveugle et croissante aux superstitions et aux puérilités dans ses croyances et dans son culte ; en suspectant et condamnant les conquêtes les plus légitimes de la civilisation moderne ; en confondant l’avenir du Royaume de Dieu avec celui d’une pauvre couronne terrestre et d’un misérable coin de terre ; en résumant toutes les doctrines dans une seule –l’autorité de l’Église- qui elle-même trouve son appui dans l’erreur la plus funeste : l’infaillibilité d’un homme ; pour tout dire en deux mots, en se faisant tous les jours plus jésuitique et ultramontain, le Catholicisme a signé sa propre déchéance…» [218].

Parmi les conférenciers de la Mission, on trouve Réveillaud. Ce dernier fonde également un hebdomadaire Le Signal [219] dont l’anticatholicisme n’est pas sans rappeler celui du Réformateur.

Paradoxe des conséquences, cette campagne d’immatriculation réanima un prosélytisme protestant évangélique, en résonance avec le Réveil. Autres conséquences imprévues, les conversions qui suivirent et leurs souvenirs, concoururent à la montée de l’antiprotestantisme à la fin du XIXème siècle, mais contribuèrent également à épargner au protestantisme les excès antireligieux d’une Libre Pensée de plus en plus athée et matérialiste. Il est symbolique de voir, au début du XXème siècle, Réveillaud siéger à la fois au conseil de l’Ordre d’un Grand Orient de France, farouchement laïciste, et occuper les fonctions d’agent général de la Société des Traités Religieux, puis jouer un rôle important dans la recherche d’une séparation «acceptable» de l’État et des Églises, lui qui, quelques années plus tôt, avait rêvé de protestantiser la France.

**** Charles Renouvier et Charles Fauvety

Issu d’une vieille famille huguenote, mais lui-même protestant marginal, Eugène Pelletan croit à une certaine solution protestante pour résoudre la question religieuse du temps. En revanche, venus de la Libre Pensée, Réveillaud et Renouvier arriveront au protestantisme après une lente et profonde maturation intime, même si le premier connaît une conversion soudaine, et le second, une conversion « incomplète »[220].

Né dans une famille jansénisante de Montpellier, Charles Renouvier perd très jeune la foi. Il sera plus tard marqué par le saint-simonisme, influencé par son camarade de promotion à l’École polytechnique, Jules Lequier (1814-1862)[221]. Selon un de ses biographes[222], il «tendra vers le panthéisme». Dans les années 1850, il semble toujours séduit par le polythéisme gréco-latin et la morale antique, même si en même temps, il est «saisie par la grandeur du monothéisme biblique» [223]. Hostile à une éthique justifiée par la religion, il collabore à la Morale indépendante de Massol mais n’adhérera pas à la Libre Pensée matérialiste. Si l’on en croit Marcel Mery[224], au printemps 1871, il est déjà inscrit sur les registres du temple d’Avignon. Dans sa revue, la Critique philosophique (1872-1889), le protestantisme occupe désormais une place relativement importante. Malgré l’échec du Synode de 1872[225], Renouvier persiste dans son philoprotestantisme. Un article qui a pour titre le catholicisme, le protestantisme et le criticisme dans le temps présent dans la Critique philosophique[226], développe les trois points forts de sa nouvelle problématique :

     –        la philosophie peut emprunter au christianisme en matière de doctrine ;

     –        une alliance tactique entre philosophie (sous entendue kantienne) et protestantisme (sous entendu libéral) est nécessaire ;

     –        cette association doit avoir un caractère « religieux ».

Renouvier préconise donc l’inscription des libres penseurs, et de leurs familles, sur les listes de membres des Églises protestantes. Cette adhésion ne vaut pas conversion. Elle consiste à renforcer la communion protestante, et par là même la France «libre» face à l’Eglise romaine. Renouvier est porté dès janvier 1873, avec le philosophe britannique John Stuart Mill (1806-1873) sur les listes de disséminés du consistoire de Lourmarin. Depuis plusieurs mois, Renouvier est en correspondance avec le philosophe suisse Charles Secretan[227] et en relation avec le pasteur d’Avignon. Il peut être considéré comme un demi-converti, un «protestant de cœur»[228] comme il se définit dans une lettre, acceptant la morale chrétienne sans en admettre les fondements métaphysiques. Cette démarche qu’il précise au cours des mois suivants va se heurter à celle de Charles Fauvety. L’ancien directeur de la Revue philosophique et religieuse dont Renouvier fut le principal collaborateur, avait lancé au printemps 1875 l’idée d’une Église unitaire[229], sorte d’église unitarienne à la française[230]. Contre ce projet, la Critique philosophique publie un long article non signé[231] :

         Les dogmes fondamentaux du christianisme, notamment celui du Dieu personnel créateur, sont préférables aux «entités abstraites » de l’Eglise unitaire.

         Ceux qui quittent Rome seront accueillis au sein du protestantisme, sous réserve que ce dernier fasse preuve d’ouverture, de libéralisme et de tolérance en n’exigeant pas, notamment, des nouveaux adhérents, une confession de foi.

         Une Eglise unitaire est inutile.

Charles Fauvety persiste et lance quelques jours plus tard la revue La Religion Laïque. Renouvier riposte[232]. A l’utopie d’une solution libre penseuse religieuse, à l’illusion de voir l’éclosion et l’essor d’une religion laïque, il préfère la solution réaliste d’une alternative dans une confession historique dont la vocation est d’être une «protestation»[233].  Dans les deux années suivantes, les deux hommes cherchent à concrétiser leurs choix respectifs. Fauvety, dans sa nouvelle revue[234], va consacrer quatre articles au protestantisme et à ses débats internes : suites du synode de 1872[235] et échec d’une tentative de conciliation entre libéraux et évangéliques durant le printemps/été 1876[236].

Charles Fauvety y voit la défaite définitive du protestantisme libéral. Or le protestantisme évangélique ne peut offrir une alternative crédible au problème religieux de la France. Le fiasco libéral rend désormais inutile et totalement inefficace l’initiative de Charles Renouvier  :

« Coment les principes peuvent-ils être sauufs, quand vous faites signer aux électeurs une déclaration qui abandonne le principe de le foi individuelle et qui, en posant la révélation surnaturelle, à la base de la déclaration synodale, sépare le protestantisme libéral de la science moderne, du rationalisme, de la libre pensée, de sorte que du même coup, le Protestantisme se condamne à être jeté tout entier par-dessus bord par l’esprit du siècle qui ne veut à aucun prix revenir aux croyances fondées sur le miracle.

Allez donc maintenant dire aux libres-penseurs de se faire protestants. Et pourquoi faire ? [237]

Pourtant Renouvier continue sa propagande en faveur de l’immatriculation dans divers numéros de la Critique philosophique,notamment dans un article du numéro du 25 octobre 1877 : «Simple question aux protestants qui ont la foi». Le philosophe kantien y développe la nécessité d’une morale en rupture avec le « papisme ». Il presses les « pères de familles » de sortir de l’Église du Syllabus et les invite à se faire « immatriculer » protestants.

La polémique entre les deux hommes reprend alors, avec un très long article de Charles Fauvety , paru dans la Religion laïque de novembre 1877[238] :

«Oui, certes, il vaut mieux être protestant que d’être catholique, comme il vaut mieux se gouverner soi-même que d’être gouverné par autrui. Le Protestantisme, c’est la Bible. La Bible interprétée par le libre examen, soit. Mais c’est l’autorité de la Bible succédant à l’autorité du pape et des conciles

 […].

Si vous êtes libre penseur, c’est que vous avez déjà dépassé le Protestantisme

 […].

Donc, vous ne croyez guère à la divine inspiration des Ecritures, et si votre conscience a échappé au joug du prêtre, ce n’est pas pour se soumettre à celui du livre. De joug, vous n’en voulez aucun. Créés à la lumière par notre XVIIIème siècle, qui fut celui de la Raison, et par notre XIXème siècle, qui est celui de la science positive, vous ne devez pas méconnaître, sans doute l’importance de la Réforme accomplie au XVIème siècle, mais vous ne sauriez vous en contenter…»[239].

Le protestantisme, après l’échec de sa tendance libérale, est désormais disqualifié mais le directeur de La Religion laïque rêve toujours à l’avènement de la religion :

«Cependant vous n’êtes pas seulement des Libres Penseurs ; vous êtes des hommes religieux. Des hommes religieux ! c’est-à-dire des êtres sociaux et des citoyens ou si l’on veut des hommes qui se sentent unis au prochain, dans la famille, la patrie, l’humanité, et se savent solidaires de tout ce qui existe. A ceux de ces hommes qui lisent notre Revue, nous essayons de faire comprendre et aimer cette solidarité universelle en leur montrant que le but à atteindre c’est la perfection ou la vie parfaite, laquelle consiste à se sentir vivre dans tout ce qui est, par tout ce qui est, pour tout ce qui est. C’est l’état divin. Nous sera-t-il donné d’y atteindre ? Nous le croyons ? Après combien de temps ? Je l’ignore. Mais je suis convaincu que c’est la destinée de tout être d’aboutir à Dieu, après avoir parcouru un à un les degrés, en nombre fini, mais pour nous incommensurable, qui vont du néant à la plénitude…»[240].

Dans les quatre pages suivantes de l’article, Charles Fauvety explicite, avec force et vigueur, sa pensée. Le protestantisme est bien trop une religion positive, marquée par le cléricalisme et le dogmatisme. Il se réfère toujours au Symbole des apôtres. «Le Credo de la Liturgie protestante diffère à peine de celui des catholiques» et l’adhésion à la Confession de foi est tout aussi «dogmatique» que l’infaillibilité pontificale. Aussi les différences entre le catholicisme romain et le protestantisme «orthodoxe» (ou «confessionaliste») sont-elles minimes. Demeure cependant le cas du protestantisme libéral :

«… leur erreur est de vouloir rester dans l’Église Réformée de France alors qu’ils ont rejeté, l’un après l’autre, tous les articles de foi de cette église, et de s’obstiner à se croire et à se dire protestants lorsqu’ils ne sont autre chose que des déistes ou des libres penseurs à tendances religieuses»[241].

Aussi loin de suivre Renouvier vers l’immatriculation, il faut emprunter le chemin contraire. Les protestants libéraux doivent quitter le protestantisme institutionnel et se proclamer exclusivement libres penseurs :

«Hâtez-vous donc de sortir, vous et les vôtres, dussiez-vous camper quelque temps au désert et coucher à la belle étoile. Puis, entrez partout où vous n’aurez pas à mentir à vous-même et à tromper les autres. Faites-vous catholique libéral, vieux ou jeune, protestant libéral, ou mieux encore tout simplement chrétien. Ajoutez-y, si vous voulez l’épithète libéral, ou unitaire, ou universaliste ou indépendant, pour marquer que votre religion n’est ni confessionnelle ni séparatiste, et appliquez-vous à vous améliorer, à vous instruire, et à vous aimer les uns les autres. Et soyez bien sûrs que tout le reste  vous sera donné par surcroît, car vivant en paix et en vérité avec vous-même et avec votre prochain, vous vous trouverez uni à Dieu dans l’harmonie universelle !

Permettez-moi d’ajouter que si je parlais à des Juifs, à des Musulmans, à des Brahmanistes ou à des Bouddhistes, je ne leur parlerais pas autrement. Soyez religieux Moïse, selon Mahomet, selon Brahma ou selon le Bouddha, mais par dessus tout, soyez libéral, c’est-à-dire que chacun de vous s’affirme libre dans sa raison conscience. La raison c’est Dieu en vous, et votre conscience est son sanctuaire. Respectez-donc le Dieu et faites respecter son temple, en n’acceptant aucune foi imposée et n’en imposant vous-même aucune à personne, mais aussi en confessant hautement ce que vous croyez être le vrai et ne professant jamais le mensonge…»[242].

Durant l’hiver 1877-1878, les deux hommes développent leurs argumentations dans leurs organes de presse respectifs. Au printemps/été suivant, le débat se fait à nouveau plus vif. En juillet 1878, Charles Fauvety invite les partisans de la religion laïque à ne pas «disséminer des forces qui devraient au contraire s’unir contre le cléricalisme et l’athéisme».

Il réagit non seulement contre les initiatives de Charles Renouvier, mais également contre celles de Bouchard, Pilatte, Pillon et de Réveillaud. Aussi selon ses propres dires, il se croit obligé de reprendre l’argumentaire de l’article évoqué plus haut. Fauvety se veut chrétien car le « christianisme, compris comme nous le comprenons et comme l’ont compris certainement les auteurs des Évangiles et des Épîtres, ne nous empêche point d’être universalistes, car nous y voyons la forme, jusque-là la plus parfaite, de la religion universelle… »[243]. Il en résulte que si les libres penseurs sont de véritables « croyants », ils n’ont aucune raison de rejoindre le protestantisme :

« En résumé, nous ne croyons pas que les négations de la libre-pensée, en s’unissant aux négations du protestantisme, soient de force à décatholiciser les populations. Mais en tous cas, décatholiciser ne suffit pas à nos ambitions, à nos espérances. Nous croyons bien en effet que pour arracher la civilisation à la vieille barbarie monarchique, féodale et cléricale, il faut décatholiciser le monde, mais aussi nous sommes convaincus que pour sauver la Société de la dissolution qui la menace, il faut la rajeunir par le sentiment religieux et l’entraîner à la poursuite d’un idéal nouveau. Sans cela, les mêmes haines la déchireront, le même égoïsme la desséchera et l’amour des jouissances, toujours croissant, achèvera de la corrompre du faîte à la racine.

Or ce n’est ni dans les négations de la libre-pensée ni dans les stérilités du protestantisme qu’on trouvera la source des grands devoirs et des nobles destinées qui s’imposent aux nouvelles générations. Mais on peut les trouver dans le christianisme évangélique, mis au niveau de la science et interprété par la raison libre et majeure des meilleurs et des plus éclairés.

Ce qui n’a pas pu se faire il y a trois ans, il y a quinze ans, on pourrait l’accomplir aujourd’hui. Au lieu d’aller demander un abri provisoire à ces pauvres temples protestants, désertés déjà par les vieux huguenots, invoquez donc en face du ciel et de la république les droits sacrés de la conscience… »[244].

Le mois suivant paraît la réponse de Renouvier[245]. Le philosophe affirme qu’il ne faut pas méconnaître «l’importance des traditions religieuses». Il est donc vain d’espérer voir la naissance ex nihilo d’une religion laïque. Au demeurant «le protestantisme est une religion laïque sans sacerdoce». De plus Renouvier se défend d’être favorable au seul protestantisme libéral. Pour lui, le protestantisme a une définition «large». Il y inclut, outre toutes les tendances du protestantisme, les catholiques libéraux anathématisés par Rome, les libres penseurs, ni matérialistes, ni positivistes, et les juifs libéraux. Pourtant malgré la force critique du protestantisme, des libres penseurs et des libres croyants préfèrent une sorte de religion intra-chrétienne, structurée à partir d’un catholicisme qui se montre supérieur aux autres confessions chrétiennes, par son pouvoir d’organisation. Et Renouvier de dénoncer la «vaticanisation des protestants de France». Le philosophe est d’autant plus marri que cette proposition vient «d’un huguenot de naissance» (sous-entendu Charles Fauvety). La réponse de Charles Fauvety paraît dans la Critique philosophique du 26 septembre 1878 sous forme d’une lettre[246]. Le directeur de La Religion laïque modifie quelques peu sa position :

«Vous vous adressez aux libres penseurs qui, nés au sein du catholicisme, ne croient plus ce que croit l’Église.

 […].

Qu’ai-je donc proposé ?

Tout simplement qu’au lieu de se dire protestants, on s’appelât simplement chrétiens. Que votre Eglise, disais-je, s’appelle le christianisme libéral et soit ouverte à tous les libres esprits que l’Eglise du Syllabus épouvante ou que le protestantisme refroidit, comme ceux que les négations de l’athéisme, du matérialisme, du positivisme, du nihilisme ne sauraient satisfaire. Au lieu donc de vous dire protestants, appelez-vous chrétiens, et pour vous distinguer des intolérances catholiques et protestantes, ajoutez-y l’épithète de libéraux.

 […].

Je n’insiste pas ; mais je persiste à croire que ce titre de chrétiens libéraux assurerait le succès de l’œuvre…».

Puis Charles Fauvety reprend les antiennes arguments pour la défense et l’illustration de la religion laïque.

Les excuses mirent fin à la disputatio. Tandis que Renouvier termine ainsi sa nouvelle «réponse» :

«Je ne vois pas pourquoi, après comme avant, je ne vous prierais pas d’agréer mes bonnes et sincères amitiés».

Fauvety admet, visiblement satisfait :

«Après ces bonnes paroles, heureux d’avoir retrouvé un ami de trente ans, nous laissons là cette polémique et nous envoyons au directeur de La Critique philosophique, une bien cordiale poignée de main»[247].

Puis le combat cessa faute de combattants avec le double échec de la campagne d’adhésion vers 1879-1881 et de la Religion laïque. Organe de la régénération sociale qui cesse de paraître en 1879.

****  Eugène Réveillaud[248] : de l’adhésion à la grâce :

Durant cette controverse, Eugène Réveillaud va développer ses choix dans un opuscule de 142 pages, au titre explicite, La question religieuse et la solution protestante. Né dans une famille catholique d’instituteurs de Charente-Inférieure, il[249] se serait échappé de l’institution diocésaine de Pons (Charente). Eugène poursuit ses études au lycée Charlemagne et à l’institution Massin, à Paris. Il se familiarise alors avec la pensée de Charles Renouvier. Il entre en contact avec divers protestants, notamment le professeur Edouard Sayous et les Pressensé. Très tôt républicain, il devient publiciste d’abord à Rochefort, puis à Paris, à Epinal, et enfin à Troyes. Marié civilement en 1873, il est reçu au Grand Orient de France l’année suivante. Désormais, il est en contact avec le pasteur de tendance évangélique, Elie Berthe, de Troyes. En juin 1874, Réveillaud fait enterrer par le dit ministre son premier enfant, mort à quelques jours, puis en mars 1876, baptiser son second fils Jean, le futur chef de cabinet d’Emile Combes.

Dans l’ouvrage ci-dessus cité, il reconnaît l’influence des œuvres[250] du belge Emile de Laveleye (1822-1892) dans sa démarche d’adhésion au protestantisme. Dans la préface de son livre, Eugène Réveillaud, comme Renouvier, se présente comme un libre penseur en marge de toute Église «historique» :

«Ceci est une œuvre de bonne foi, mais n’est point une œuvre de foi. L’auteur n’est pas un croyant. Il souhaiterait de l’être ; mais on ne commande pas plus à sa raison qu’on ne transige avec sa conscience. L’auteur n’appartient non plus à aucune Église. Né et élevé dans le catholicisme, il en a, de bonne heure, abjuré les pompes et les œuvres ; il est ce qu’on est convenu d’appeler un libre penseur, et la vérité est qu’il appartient, soldat obscur, à cette légion heureusement nombreuse des fanatiques de la liberté de conscience, du progrès de l’esprit humain, de l’honneur et de la gloire de la patrie. » [251]

L’ouvrage suit un plan qui se veut implacable dans sa démonstration et ses conclusions. La République résoudra, par l’application des principes de 1789, la question sociale et la question politique. Demeure, plus pressante que jamais, la question religieuse. Elle est d’autant plus urgente que le cléricalisme catholique se fait l’allié des forces antirépublicaines :

«Bien plus encore qu’au temps de Voltaire, nos cléricaux contemporains répondent à cette définition des citoyens qui cessent de l’être, des sujets qui se font sujets d’un étranger. Comment ces patriotes douteux qui font passer les intérêts de Rome avant ceux de la France ne seraient-ils pas une cause d’affaiblissement et de souffrance pour la patrie ?

Aussi bien la France. Elle souffre sans doute de plusieurs maux, mais à la source de tous on pourrait trouver le cléricalisme…»[252].

La France n’a jamais été aussi encadrée par le clergé romain, et pire «la bourgeoisie française [autrefois] libérale, incrédule, voltairienne ou tout au moins gallicane » a rejoint l’ultramontanisme :

«La Chaussée d’Antin s’est mise au pas du faubourg Saint-Germain. » [253]

Si les couches sociales autrefois tentées par la libre pensée et le libéralisme, les quittent désormais, c’est à cause des progrès de l’athéisme :

«C’est qu’en effet, il faut bien le reconnaître, l’athéisme, sous des noms divers et sous des désignations plus ou moins scientifiques (matérialisme, panthéisme, positivisme, etc.), a étrangement étendu, dans ces derniers temps, le champ de sa propagande et de ses conquête. Cette extension a été facilitée sans doute par le désir de protestation violente contre les doctrines, contre les tendances et contre les œuvres d’une secte religieuses qui semble accumuler à plaisir les défis au bon sens et à la raison. Mais, comme les réactions s’appellent et s’engendrent mutuellement, les progrès de l’athéisme ont fait le succès de la croisade cléricale. Les opinions intermédiaires, restant en dehors du conflit, n’ont plus attiré l’attention ; en sorte que la génération nouvelle a été appelée à se partager en deux camps diamétralement contraires et également extrêmes. […] Le déisme est de mauvais ton. Condamné par les deux partis, il reçoit les quolibets des uns et des autres…» [254].

Or «l’humanité ne sera jamais matérialiste ni athée» mais demeurera, par essence, spiritualiste. «Le consentement universel des peuples» en faveur d’un Être Suprême est la preuve à la fois de son existence et du besoin religieux inné en chaque humain. La religion est donc une réalité et une nécessité vitale pour l’humanité en général, et pour chaque peuple ou pays en particulier. Les philosophies spiritualistes peuvent satisfaire l’esprit des intellectuels mais pas le cœur des masses :

«C’est que le sentiment populaire est toujours plus fort que les convictions et que les résistances individuelles ; et si le sentiment populaire est manifestement contraire aux abus de la religion, aux usurpations du clergé et de l’Église, il se prononce non moins énergiquement contre ceux qui parlent de supprimer et d’anéantir l’idée religieuse. » [255]

Dans le même temps, l’échec des cultes révolutionnaires, de la Théophilanthropie et des utopies sociales religieuses du premier XIXème siècle montre l’impossibilité de créer une religion nouvelle :

«Restons donc dans le christianisme, et arrachons des mains de nos ennemis pour en faire notre enseigne de ralliement l’étendard du Christ qu’ils se sont appropriés et qu’ils déshonorent…» [256].

Le christianisme catholique est définitivement irréformable, seul le protestantisme permet l’alliance du religieux et de la démocratie. D’ailleurs la supériorité des pays protestants est la preuve de la modernité du protestantisme. Mais ce dernier possède bien d’autres vertus comme le libre examen, la primauté de la conscience individuelle, l’absence d’un clergé hiérarchisé et structuré, l’égalité des hommes et des femmes, la simplicité du culte, le goût pour l’instruction ou la morale personnelle :

«Une conséquence se tire logiquement de tout ce qui précède : c’est que le protestantisme est la religion qui peut le mieux convenir à nos sociétés démocratiques. » [257]

Il faut donc embrasser la Réforme. D’ailleurs par cet acte, on ne quittera pas «la religion de ses pères», on retrouvera la pureté du christianisme primitif. Eugène Réveillaud cherche ensuite à balayer diverses objections. Peut-on se rattacher à une confession dont on ne partage pas «tout le Credo» ? La réponse est bien sûr positive puisque le protestantisme admet la pluralité des opinions et des interprétations. Réveillaud voit même dans ce pluralisme un motif supplémentaire d’adhésion au protestantisme. Il se montre même indulgent (ou aveugle) sur l’intensité des luttes intra-protestantes du temps :

«Non, le protestantisme n’a point à envier votre unité ; il a pour lui la sincérité ; il a le respect de la conscience et de la raison ; il a la vie, et cela vaut mieux. Orthodoxes et libéraux, rationalistes et mystiques, peuvent se combattre entre eux avec toutes les armes de l’herméneutique et de l’exégèse ; ces disputes, qui ne laissent après elles ni ruines ni sang versé, stimulent l’intelligence, éclairent la conscience, ravivent le doute ou la foi, mais sont, dans tous les cas, un hommage rendu à l’esprit de franchise et de vérité.

Si d’ailleurs toutes les Eglises protestantes, et, dans chacune de ces Eglises, si tous les membres ne sont pas d’accord sur ce qu’ils doivent affirmer et croire, nous savons au moins que l’unanimité est faite contre Rome» [258].

De même Eugène Réveillaud croit que tolérance, démocratie et protestantisme sont tellement liés, que si ce dernier devenait majoritaire en France, il ne pourrait pas devenir «persécuteur». Enfin cette adhésion au protestantisme ne rallumerait point les guerres de religion, mais bien au contraire apaiserait le conflit entre les deux France. Mais n’est-ce pas trop tard ? Au demeurant certains protestants ne préfèrent-ils pas «l’Église des élus» à «l’Église de multitude» ? De manière désarmante, Réveillaud tente de renverser cette objection : Le protestantisme est le «petit troupeau» de l’Evangile, «or, la France presque entière vit aujourd’hui séparée de l’enseignement évangélique». Il appartient donc à la minorité protestante française de prêcher l’Évangile, il est même possible que des nouveaux adhérents se convertissent et suivent la «voie étroite» du protestantisme évangélique. Dans l’attente, il faut que protestants et libres penseurs apprennent à se connaître et pour éviter la «crainte de se singulariser», il faut organiser dans tous les départements des «groupes» de conversion :

«Nous comptons sur la France, mais nous comptons aussi sur Dieu, sur ce Dieu puissant et éternel, juge impartial des actions humaines, témoin irrécusable des grandeurs et des décadences des empires, sur ce Dieu infiniment grand et bon, qui, si haut que nous le placions au-dessus des aspects contingents des choses où notre jugement est borné, doit avoir sur notre chétive humanité des vues particulières, et qui, montrant le bien, sans gêner la liberté de choisir le mal, peut mettre au génie des peuples comme au cœur des individus ces salutaires inspirations qui les arrêtent sur les pentes fatales et les sauvent de l’abîme béant. […] Demandons au véritable christianisme, le secret, moins matériel que moral, de ces soudains relèvements. Dévouons-nous d’un cœur unanime à l’œuvre de la délivrance. Luttons, toutes armes tirées, pour arracher notre patrie au joug détesté du cléricalisme. Un jour, sur le fronton de nos vieilles basiliques, purgées des idoles et rendues au culte du Très-Haut, nos petits-fils mettront cette sentence que Rabelais avait inscrite sur le portique de son temple de la volonté : « Entrez, qu’on fonde ici la foi profonde ! » [259]

Alors que son ouvrage connaît un certain succès (10 éditions), Eugène Réveillaud, selon son biographe, «croit en Dieu avant sa conversion et ne demande qu’une «expérience de cœur » pour se rattacher pleinement au protestantisme »[260]Touché par la grâce, dans la nuit du 13 au 14 juillet 1878, selon ses propres dires, Réveillaud va se faire un zélé propagandiste et ardent défenseur du protestantisme. Il se lie avec le pasteur anglais Robert W. Mac All[261] et l’évangéliste écossais George-Th. Dodds[262], fonde et dirige l’hebdomadaire Le Signal[263], patronne la Société Colignydestinée à favoriser la colonisation protestante haute-alpine en Algérie et assure la fonction d’agent général de la Société des traités religieux. En 1884, il cofonde l’œuvre des prêtres, destinée à aider les clercs romains à quitter leur sacerdoce. Plusieurs fois conseiller de l’ordre du Grand Orient de France après avoir fait loge buissonnière pendant vingt ans (1878-1898)[264], il n’hésite pas à défendre les missions protestantes contre les brimades d’administrateurs coloniaux (parfois francs-maçons) souvent laïcistes comme Victor Augagneur, gouverneur général de Madagascar. Député (1902-1912), puis sénateur (1912-1921) radical de la Charente-Inférieure, il sera un des artisans de la séparation des Églises et de l’état, combattant le projet Combes tout en cherchant une solution «libérale» au processus[265]. Comme Pelletan, Pilatte, Renouvier ou Rosseeuw Saint-Hilaire, Eugène Réveillaud est typique de ces protestants qui rêvaient de protestantiser la France mais qui paradoxalement contribuèrent à rendre impossible cette espérance. Ils voulaient partiellement modifier le rapport de forces religieux au détriment du catholicisme, mais pour cela il était nécessaire que la question religieuse restât au cœur du débat public. Or dans le même temps, ils appuyèrent, voire suscitèrent, diverses mesures laïcisatrices qui progressivement cantonnaient la religion dans la sphère du privé. Il est vrai qu’ils espéraient que cette stratégie laïque favoriserait leur projet. L’analyse de l’échec de ce prosélytisme protestant peut s’appliquer également à l’insuccès de la libre pensée religieuse.

**** Heures et malheurs des conversions :

Eugène Réveillaud comme Renouvier, posent l’enjeu de la conversion au protestantisme dans le cadre du système concordataire français. Pour eux, à la différence de Charles Fauvety, il ne s’agit plus «d’inventer » la religion. Les deux hommes admettent au moins implicitement l’échec (peut-être temporairement) de la libre pensée religieuse. L’alternative au catholicisme n’a pas été la religion, mais le positivisme, le matérialisme et l’athéisme. Eugène Réveillaud et Charles Renouvier ne se placent plus dans l’utopie d’une religion universaliste laïque, à venir (et encore moins à inventer), ou plus exactement inscrire cette perspective dans un protestantisme « élargi », substrat d’une religion civile de salut universel. Si le premier seuil de laïcité ne peut plus fonctionner, faute d’offre religieuse, on risque de dériver vers une république positiviste potentiellement antireligieuse, voire officiellement athée. Il faut donc adhérer au(x) protestantisme(s) dont la plasticité est totalement compatible avec la république, la démocratie et la modernité. Il est préférable «d’entrer» (voire de se convertir) dans une religion aux multiples variantes susceptibles de satisfaire le plus grand nombre que d’espérer créer une religion nouvelle, formelle, froide, intellectuelle. Remarquons également un changement de nature entre le philoprotestantisme de la génération Michelet/Quinet/Sand qui s’adresse presque exclusivement au protestantisme libéral et les conversions de la génération Renouvier/Réveillaud séduites souvent par un protestantisme plus affirmé. Il ne s’agit plus de préparer une synthèse (ou de multiplier les convergences) entre libres penseurs et libres croyants mais de chercher, à la fois une foi authentique personnelle et un contrat social laïque. Si on veut éviter le conflit frontal entre la France catholique et la France libre (sous-entendue de plus en plus athée et antireligieuse), il est nécessaire d’offrir une «troisième voie» susceptible de satisfaire le besoin inné de religieux dans chaque âme humaine, la légitimité du pacte social et les exigences du monde moderne. Cette ambition revue à la baisse (ou peut-être ce constat lucide), marque en quelque sorte l’échec de l’ultra-gauche de Dieu. En son sein, dans ces décennies 1870 et 1880, on ne cherche plus à définir la religion, ni moins encore à l’imposer. On est passé d’une libre pensée religieuse à une sorte de religiosité laïque. Chez les libres penseurs religieux, l’état d’esprit est désormais prêt à admettre que les choix métaphysiques sont du domaine exclusif de chacun, et que la laïcité telle que la définira Ferry est l’alternative pertinente à l’hypothétique religion publique. Le double échec du libéralisme au sein du protestantisme et du spiritualisme dans la libre pensée a donc directement favorisée l’émergence de l’idée laïque. Cette séparation dans la tête (avant l’acte politico-juridique de 1905) des religions et de la république explique que les adhésions de libres penseurs au protestantisme ont été à la fois rares (puisque socialement inutiles), mais durables, car sincères.

Stratégiquement et tactiquement, à compter des années 1890 et 1900, Eugène Réveillaud et Charles Renouvier n’ont aucune raison de rester dans une Église protestante. Pourtant, nous avons vu plus haut, Réveillaud touché par la grâce, devenir un prosélyte zélé du protestantisme évangélique. Quant à Renouvier, durant la période de sa «dernière philosophie»[266], il peut être encore classé comme théiste chrétien. Mais sous l’influence de Charles Secrétan, il adoptera, à partir des années 1884-1886, certains points doctrinaux du protestantisme «orthodoxe» comme la doctrine de la création et le salut par la foi seule. Au niveau administratif, Renouvier est porté sur la liste des électeurs protestants d’Avignon mais il est radié au début de l’année 1886 avant d’obtenir du ministre des cultes sa réintégration quelques mois plus tard[267]. Dans la décennie 1890, les préoccupations religieuses sont très présentes notamment dans les articles publiés dans la nouvelle revue fondée par son ami François Pillon, L’Année philosophique. Il est  inscrit sur les registres de l’Église de Perpignan. «Il y va voter, après le culte, trois fois, par an»[268]. Il développe un personnalisme religieux[269] , sorte de religion du for intérieur. Il approuve Combes, commente avec quelques amis la Bible, demeure en philosophe fidèle aux limites de la «raison pure», se pique de curiosité pour l’essence du judaïsme, ébauche la théorie des «trois mondes» et tente un nouvel essai de justification du mal dans le monde. «Demeuré chrétien par le cœur, il a été dupe de sa raison et a méconnu les racines religieuses de sa doctrine».

Si on se réfère à ses Derniers Entretiens[270], Charles Renouvier constate l’échec de la «solution protestante», mais espère toujours dans une religion laïque, ou plus exactement, dans une religion privée, intime totalement compatible avec un contrat social laïque :

«J’approuve la guerre sans merci que le ministère Combes fait aux congrégations. Peut-être a-t-il commis des fautes ? je ne suis pas en état de juger. Mais la guerre au fanatisme, à l’intolérance, à l’injustice, est une guerre sainte. Je ne demande certes pas que l’on déclare la guerre à la religion, même catholique, mais la guerre doit être déclarée aux articles de l’odieux Syllabus qu’on ne connaît pas assez en France. La plupart des catholiques, l’ignore.

Mais le ministère triomphe dans sa lutte contre les congrégations, je me demande, avec anxiété, quelles seront les suites de cette victoire. Je crains que la plupart de ceux qui combattent ne soient convaincus que c’est au sentiment religieux qu’on fait la guerre, et non pas seulement au cléricalisme papiste. Il y a en ce moment un fort courant en faveur de l’athéisme. Si ce courant l’emporte, il conduira directement la démocratie à l’anarchie morale. C’est pour la démocratie un grand danger.

Je crois, il est vrai, qu’il n’y a que très peu d’athées, mais il y a, en très grand nombre, des indifférents qui, ne sachant pas ou ne voulant pas réfléchir, se déclarent athées uniquement pour affirmer qu’ils ne veulent pas de l’idole catholique. Ces esprits indécis, arrêtés toutefois dans leur intention d’échapper au joug du cléricalisme, seraient disposés, en grand nombre, je parle des intellectuels, à accepter à la place du monstre catholique, le dieu de justice et de bonté tel que le Personnalisme le conçoit.

Autrefois, en 1876, je crois, nous avons essayé, Pillon et moi, de rallier les libres penseurs à cette idée : Le moyen le meilleur, le plus habile et le plus moral de lutter contre le papisme, serait d’immatriculer sa famille, comme chef de famille, dans celle qui semblerait la meilleure des catégories existantes et qui réunirait les moins imparfaites conditions de liberté. On ne s’affranchit pas du papisme en n’allant pas à l’église, dès que, par indifférence, on laisse élever les enfants dans le papisme, où l’on a été soi-même baptisé, communié, confirmé et marié. Ce n’est pas ainsi que l’avenir de la race et de la nation seront délivrés du joug qui pèse sur elles. C’est pour échapper à ce joug que nous avions conseillé autrefois aux libres penseurs de se faire inscrire, eux et leurs familles, dans celle des églises protestantes dont les dogmes et les règlements leur offriraient les moins imparfaites conditions de liberté. Et nous demandions aussi aux Églises protestantes de ne pas exiger une profession de foi individuelle de la part de ceux qui, entrant dans une nouvelle société entendaient être et rester des personnes libres.

Notre projet échoua lamentablement. Les libres penseurs préférèrent rester plus ou moins affiliés à l’Eglise romaine que de venir à nous. Serait-il possible en ce moment, de reprendre le même projet ? Je suis convaincu qu’il échouerait encore. Il est vrai que les temps sont changés. On comprend maintenant le danger clérical, mais on ne voudra pas aujourd’hui qu’on ne l’a voulu en 1876, s’inféoder au protestantisme pour échapper au papisme.

Ce que je vais te dire est bien hardi ; c’est une utopie peut-être, ce n’est pas pourtant une absurdité. Il existe une philosophie, que nous connaissons bien tous deux. Elle pourrait être aussi une religion ou du moins en tenir lieu. Ce serait une religion laïque, si l’on peut ainsi parler, une religion d’intellectuels, sans dogme, qu’elle voudrait imposer, sans prêtre, sans Eglise, une religion philosophique dont l’objet serait de résoudre le problème du mal, de prêcher le relèvement possible de la personne humaine par le culte de la justice. Elle opposerait enfin au dieu des théologiens, le dieu personne morale, le dieu selon la justice. Cette philosophie-religion, cette religion rationnelle, c’est le Personnalisme.

Est-il insensé d’espérer qu’il serait, en ce moment, possible de grouper, sous le drapeau de la justice, les volontés bonnes de toux ceux qui entendent s’opposer à la fois à tous les cléricalismes, quels qu’ils soient, et à l’athéisme ? Je n’ose me prononcer. Cela dépend de bien des choses. Il suffirait peut-être, pour tenter la chance, de quelques hommes indépendants, et courageux qui prendraient la direction de ce mouvement. Il en existe et j’en connais : Henry Michel[271], Séailles[272]. Si une telle tâche pouvait être menée à bonne fin, Henry Michel, dont j’apprécie le talent et l’esprit politique, serait, semble-t-il, tout désigné pour l’entreprendre. Il faudrait pour y réussir beaucoup de courage et de désintéressement. Voudra-t-il essayer, le pourra-t-il ? Je l’ignore. Ce serait un beau danger à courir.

Ce n’est là qu’une vague, qu’une très vague espérance, mais comment pourrait-on défendre au cœur d’espérer ?

J’ai parlé plus longtemps que je ne voulais. Demain, si j’ai encore un peu de souffle, je te ferai part de quelques idées, que je crois intéressantes, sur la nature de Dieu et sur l’immortalité.» [273]

**** « L’hermaphrodisme libro-protestant » : protestantisme radical, théisme chrétien, unitarisme. Un pied dans le protestantisme, un pied dans la libre pensée.

La proximité «idéologique» entre le protestantisme et la libre pensée a favorisé le passage de l’un à l’autre. En effet entre les deux courants existe une zone aux frontières floues. Entre Charles Fauvety et Athanase Coquerel père, entre Henri Carle et Albert Réville, on rencontre toute une gamme d’hermaphrodismes de la foi et de la raison : protestantismes extrémistes, théismes (déismes) chrétiens, unitarismes ou philosophies sociniennes. Ces courants ne sont-ils qu’une variante de la libre pensée religieuse ? Une «troisième voie» entre religion et philosophie ? Les marges « ultra-hétérodoxes » du protestant ?

**** Ni tout à fait pareil, ni tout à fait le même : radicalisme protestant et libre pensée religieuse :

Nous avons déjà vu qu’à compter des années 1850, une frange, minoritaire mais active du protestantisme libéral professent des idées «métaphysiques» qui sont souvent voisines de celles prônées par la libre pensée spiritualiste. Cet «extrémisme» théologique se revendique protestant et libre penseur. Ce radicalisme protestant n’est-il qu’une variante de la libre pensée religieuse ? Appartient-il toujours au protestantisme ? Les protestants libéraux (modérés), de manière nette, répondent par l’affirmative tandis que les évangéliques, tout aussi fermes, soutiennent la thèse contraire. En revanche, la libre pensée unanime l’annexe à sa paroisse (si l’on peut dire) même si des paroles discordantes se font parfois entendre. Ainsi lors de la formation de l’Alliance religieuse universelle, il se trouvera quelques voix (certes rarissimes) pour exiger des futurs membres de l’association une rupture nette avec toute religion «révélée», protestantisme libéral compris. D’autres pensent que la libre pensée religieuse doit se démarquer nettement même des formes les plus rationalisées et les plus marginales des religions «positives» comme le protestantisme radical ou le déisme chrétien :

«Pour s’arracher au trouble moral, il faut donc plus qu’un déisme chrétien ; il faut le déisme qui s’inspire avant tout de la révélation universelle et permanente […] Voilà pourquoi nous restons en dehors du déisme chrétien en lui gardant toute sympathie et en gardant à Jésus sa position suprême comme manifestateur de la loi d’amour !» [274] .

Ces quelques réserves faites, pour l’ultra-gauche de Dieu, ces protestants radicaux sont des libres penseurs sans le savoir (ou sans le dire, ou sans vouloir l’admettre). En réponse au pasteur Auguste Dide qui propose une voix «chrétienne» pour résoudre les «besoins» apparemment contradictoires «de croire et […] de savoir», Pierre-Luc Riche-Gardon réplique dans sa revue :

«La philosophie demandée par M. A. Dide pour résoudre au profit de tous l’antithèse du positivisme et du surnaturalisme mis en regard l’un de l’autre, se trouve toute constituée par le Déisme naturel, scientifique, positif et pratique qui donne la solution religieuse, philosophique et morale appelée à caractériser l’âge viril.» [275]

Il faut donc que les protestants radicaux fassent un pas supplémentaire et abandonnent explicitement toute référence exclusive au magistère christique. Le fait que le «Christ semble toujours rester, en dépit de quelques aspirations moins étroites, le divin modèle, la voie unique et nécessaire»[276] constitue un dernier obstacle à vaincre pour considérer les protestants radicaux comme des libres penseurs religieux à part entière.

Il n’est pas innocent que cette disputatio se situe dans les années 1866-1870. Les libéraux, modérés et extrémistes, espèrent encore reconquérir la majorité au sein du protestantisme et ne veulent donc pas quitter leurs Églises d’origine. L’Alliance religieuse, quand à elle,se voit dans une phase ascendante et espère attirer à elle, tous les «libres croyants». Au demeurant, elle ne demandera jamais à ses membres de cesser d’appartenir à leur confession ou à leur Église, au grand dam comme il a été dit précédemment de quelques libres penseurs religieux comme Fauvety. Henri Carle n’hésite pas à ouvrir les colonnes de sa revue à Albert Reville, alors pasteur de l’Eglise wallonne de Rotterdam, pour répondre à ses propres arguments :

«…Je crois que pour échapper à sa domination […][du péché][…] nous ne pouvons mieux faire que de recourir à cette religion pure que Jésus de Nazareth a enseignée de parole et d’exemple et que nous trouvons décrite, quand à ses origines et ses éléments essentiels, dans le Nouveau Testament, surtout dans les trois premiers évangiles.

Je crois que Jésus de Nazareth est Christ selon l’esprit, le fils de Dieu par excellence, parmi tous ceux qui portent ce titre, le Fils de l’Homme unique, qui, par sa sainteté pure, a vécu, est mort, vit toujours dans une individuelle communion avec Dieu, et qui est pour nous le Révélateur, le Grand Maître en religion.

   Je crois qu’il est notre Sauveur, parce que, au prix de ses souffrances et de sa mort, il nous a communiqué son esprit qui délivre du péché.» [277].

La primauté morale et l’exemplarité unique de Jésus semblent une divergence irréductible. Pourtant la libre pensée spiritualiste et déiste a toujours considéré les protestants radicaux comme des demi-frères ou des enfants adultérins à qui ils ne manqueraient pas grand chose pour faire totalement et sans réserve partie de la famille. Pour certains, l’intégration totale se fera par la sortie des radicaux du protestantisme institutionnel (Paul Janet). Ce départ devrait se faire tout de suite (Charles Fauvety) ou ultérieurement (Pierre-Luc Riche-Gardon). Pour d’autres, radicalisme protestant, unitarisme, monothéisme juif, théisme (chrétien ou non), déisme, philosophies spiritualistes participent tous, peu ou prou à la Révolution religieuse du XIXème siècle d’où surgira (ont) la (les) forme(s) religieuse (s) de la modernité (Henri Carle). D’autres enfin voient dans le radicalisme protestant à la fois une route de la sortie des religions (en l’occurrence du christianisme en général), mais en même temps un chemin de retour vers la religion (E. Montégut). Pour tous, libre pensée et protestantisme libéral sont irrémédiablement alliés (Prevost-Paradol, E.Vacherot[278])Si toutes ces disputes n’entraînèrent pas de rupture entre les deux groupes, si la proximité fut même maintenue, c’est qu’ils avaient en commun deux ennemis conquérants : à «droite», l’Église romaine raidie dans ses positions dogmatiques, à «gauche» la toute jeune Libre Pensée matérialiste, positiviste et athée conquérante.

C’est finalement le double échec du protestantisme radical et de l’ultra-gauche de Dieu qui terminera la disputatio. Dans les années 1880 et 1890, les deux courants sont exsangues. Quelques libres penseurs spiritualistes désormais minoritaires au sein de leur famille et des anciens protestants radicaux en rupture plus ou moins marquée avec le protestantisme, se retrouveront dans l’idéal laïque ferryste, dans un commun combat pour la pédagogie, l’école et la morale laïques (Buisson, Pécaut, Steeg).

**** théisme chrétien et libre pensée religieuse

A mi-siècle, l’expression Théisme (déisme) chrétien est revendiquée par deux petits groupes de «libres croyants». Les uns comme Jules Levallois[279], adopte ce vocable pour définir leur doctrine qui sans faire une place privilégiée à Jésus, considère le message évangélique comme la morale universelle la plus élevée :

«Non, l’Evangile ne tombera pas en poussière, et ne se dissipera point en fumée, parce qu’après l’avoir débarrassé des légendes qui en altéraient l’éclat on aura eu encore le courage d’éliminer l’élément surnaturel et mythologique qui le fausse. Nous retenons, nous conservons de cet immortel recueil ce qui mérite réellement d’être retenu et conservé, ce qui ne peut s’affaiblir, ni périr : le grand souffle spiritualiste et humain, la protestation sublime du sentiment, l’effusion suave, le délicieux épanchement, l’affirmation déchirante à la fois magistrale, le cri suprême de l’âme proclamant l’existence, la grandeur, la justice, la bonté de Dieu, avec une autorité qui n’a jamais été surpassée avec un tel accent de sincérité, de conviction, de certitude, que le monde antique ne put l’entendre sans se transformer et se moraliser…»[280].

L’autre groupe dit théiste chrétien est composé de protestants radicaux «extrêmes»(et de quelques très rares catholiques en rupture avec Rome) dont le plus connu sera Pécaut[281].

Né dans une famille béarnaise de chocolatiers, acquise au Réveil, Jean dit Félix Pécaut (1828-1898), après  des études secondaires dans le sud-ouest, continuera son cursus universitaire à Montauban, Berlin, Bonn et Genève. Il se lie avec Edmond Scherer, avant de devenir pasteur suffragant dans son lieu de naissance, Salies-de-Béarn (1850). Quelques mois plus tard, il doit démissionner de son poste pour avoir refuser de lire le Symbole des apôtres. Il devient professeur puis directeur de l’institution Duplessis-Mornay à Paris avant de se marier en 1852 avec une riche protestante béarnaise Herminie Dupourque (1831-1907). Consacré au ministère pastoral en 1853, il n’exercera pas les fonctions de pasteur. En 1857, il vend l’institution à son ami Jules Gaufrès et se retire dans le Béarn. En 1859, il publie un gros livre de 440 pages, au titre révélateur de son évolution idéologique Le Christ et la Conscience, lettres à un pasteur sur l’autorité de la Bible et celle de Jésus-Christ[282]. Pécaut[283] y développe l’idée que Dieu est mieux appréhendé et servi par la conscience et le for intérieur que par la raison. Cependant, le livre fait scandale dans les milieux protestants car Pécaut y nie la divinité, la perfection morale, la résurrection et l’œuvre rédemptrice de Jésus, ainsi que les miracles et l’autorité de la Bible. Il se déclare «théiste chrétien» et proclame :

«Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de l’Église et des saints, le Dieu des humbles et des pécheurs, le Dieu aussi de Socrate et de Platon sera mon Dieu»[284].

C’est dans la décennie 1860 que Pécaut va expliciter sa réflexion qui va le conduire aux marges extrêmes du protestantisme radical. En 1863 une deuxième édition de l’ouvrage précédent paraît une préface très incisive de 72 pages. L’année suivante, Félix Pécaut publie l’ouvrage que l’on peut considérer comme le «manifeste» [285] du théisme chrétien[286] Dans ce dernier livre, Pécaut fait un double constant : d’une part, le besoin individuel et collectif du religieux est une constante de l’humanité, d’autre part, le catholicisme et le «protestantisme traditionnel», toujours empêtrés dans le surnaturalisme ne peuvent apporter une réponse à la solution religieuse du temps. La réponse se trouve dans le théisme chrétien. Ni théologie, ni philosophie, ni syncrétisme, ni «éclectisme confus», le théisme chrétien est «l’esprit chrétien lui-même, l’esprit de l’Église, l’esprit de Jésus parvenant par sa propre vertu et par l’expérience des siècles à se dégager des éléments mythologiques, des formes erronées et périssables dont les disciples et à certains égards le Maître lui-même l’avaient revêtu»[287].

Et à travers les pages suivantes, Pécaut présente un credo théiste chrétien que la presque totalité des libres penseurs spiritualistes auraient pu signer :

«Je crois au Dieu vivant, auteur de l’univers, toujours présent dans son œuvre, et néanmoins supérieur à elle, infiniment sage, bon et saint, parce que tout me parle de LUI.

[…]

 Je crois à la vocation morale de l’homme

[…]

Je jouis de la miséricorde de Dieu sans pénétrer jusqu’au fond les rapports de cette miséricorde avec la justice absolue ; mais je me garde de compliquer ce mystère par la doctrine ecclésiastique de l’expiation.

 Je crois à la rémunération dans la vie future sans adopter la doctrine immorale et impie des peines éternelles.

 Je crois enfin au gouvernement de Dieu et à son action constante dans l’univers, sans démêler comment ce fait s’accorde avec celui de la liberté humaine. » [288].

Et sa prière a sans doute été reprise par des libres penseurs religieux :

«…Dieu de vérité et d’amour, Dieu des prophètes et de Jésus, Dieu de Socrate et de Leibniz, Dieu de saint Bernard et de Gerson, Dieu de Coligny et de Duplessis-Mornay, Dieu de tous les hommes au cœur droit, nous t’invoquons ! Fais resplendir à nos yeux la vérité qui sauve, qui sanctifie, qui rend heureux ! Crée-nous une nouvelle Église ! Rends-nous digne de travailler à la fonder ! Dévoile-nous le vrai et le juste : ou plutôt dévoile-toi à nous, ô type adorable de la vérité, de la justice et de la beauté, ô Père céleste, ô notre seul oracle, ô notre seul sauveur ! Car, venus de toi, c’est en toi que nous vivons, vers toi que nous tendons ; et, en appelant de nos vœux l’Église, c’est toi, Dieu vivant, toi seul que nous appelons»[289].

Entre l’athéisme a-moral et le supranaturalisme rendu caduc par les progrès de la raison et des sciences, le théisme chrétien offre une troisième voie capable de d’engendrer et de soutenir une morale, une pédagogie pour la jeunesse, et un culte public. Il faut donc sortir résolument des Églises qui «se rattachent à un Dieu miraculeux, placé tout en dehors de nous, devenu étranger à notre nature, que l’homme doit par conséquent accepter, lui et ses dogmes, sans contrôle et sur la foi de l’autorité»[290].

La France, et de manière plus générale, l’Occident, ne seront plus chrétiens «à l’ancienne manière». Par contre, subsistera partout «un sentiment vague de la majesté de l’Evangile, de la grandeur du rôle de Jésus, de l’importance souveraine de la religion».

Il est vain et illusoire d’attendre une nouvelle religion qui au demeurant n’apporterait rien «d’essentiellement nouveau et d’absolument supérieur à la doctrine de Jésus»[291].

Aussi faut-il préparer par l’exemple et la parole, la transition vers le théisme chrétien. Il s’agit de construire avec «tant d’âmes d’élite de toutes les communions religieuses et de toutes les écoles philosophiques» la «sainte Église de l’avenir », l’Église «véritablement universelle», «fille de l’Eglise catholique qui a porté dans ses flancs une postérité de saints, fille de l’Eglise protestante féconde en hommes forts, filles des Eglises persécutées et flétries du nom de sectes par leurs oppresseurs, fille des grandes écoles spiritualistes qui ont allaité tant d’hommes libres»[292].

Honnis dans le camp évangélique, les divers ouvrages de Pécaut recevront un accueil très mitigé dans le camp protestant libéral.

Par contre, ils suscitèrent un intérêt certain chez les libres penseurs spiritualistes. Riche-Gardon les approuve avec enthousiasme, Carle les trouve important, Charles Fauvety les juge de manière négative puisque théisme et christianisme sont antinomiques. C’est que le statut de Jésus restera toujours le point d’achoppement entre les protestants même les plus radicaux et les libres penseurs religieux les plus intransigeants. Pourtant aux yeux de certains, Pécaut a transcendé ce différent. C’est l’opinion de Jules Levallois qui consacrera à deux livres de Pécaut, la majeure partie d’un opuscule intitulé Déisme et Christianisme[293]. Il leurs reconnaît plusieurs vertus. La première est l’affirmation du Dieu Un, commun à tous les hommes à travers le temps et l’espace. La seconde est l’espoir en une Église «véritablement universelle». La troisième est de prouver la nécessité d’un culte public. La quatrième et la plus importante est de « revisiter » le statut de Jésus. En niant la nécessité de Jésus médiateur, Pécaut a fait définitivement basculer le théisme chrétien dans le camp de la libre pensée :

«Or, le théisme chrétien, se propose précisément de supprimer toute médiation, et de placer l’âme humaine directement en face de Dieu. Il y a, par conséquent, un abîme infranchissable entre cette doctrine et la foi protestante. De Calvin à Rousseau, j’ai beau regarder, je n’aperçois aucune route frayée, aucun pont, aucun passage praticable…»[294].

Un théiste[295] chrétien authentique ne peut plus être protestant[296] , mais un théiste véritable peut se déclarer chrétien parce que «Jésus était un déiste» et que «l’Evangile est un livre déiste»[297].

La thèse est discutable[298], mais l’intérêt du livre de Levallois est double. D’abord, l’auteur s’interroge sur l’évolution des protestants libéraux :

«A ce propos, je me suis demandé […] comment il se fait que de l’élite du protestantisme soit sortie depuis quelques années tant de libres penseurs ? »[299].

Et Levallois de réfuter que le protestantisme est porteur de modernité. En revanche, il met en relief les apories d’un croyant sincère :

«Le protestantisme, je le répète, par la loyauté et la sévérité de la méthode intérieure, oppose les uns aux autres, dans une lumière crue, les éléments contradictoires et met la conscience du croyant au pied du mur»[300].

Le dilemme ne se résoudra que par la sortie du protestantisme.

Ensuite, Jules Levallois, «récupère », au niveau idéologique, tous ces marginaux du protestantisme, notamment les unitariens anglo-américains et développe le thème que, peu ou prou, libre pensée spiritualiste = théisme chrétien = unitarisme :

«C’est le terrain solide, spacieux, où se rencontreront déjà, où finiront par s’établir définitivement les libres croyants et les libres penseurs»[301].

Le débat se situe au moment où le libéralisme commence à décliner au sein du protestantisme et où la libre pensée religieuse et théiste tente de s’organiser autour de l’Alliance religieuse universelle. Le protestantisme n’apparaît plus comme une substitution crédible à la religion. En revanche, pour nombre de théoriciens de l’ultra-gauche de Dieu, les protestants radicaux, en faisant encore un «effort », pourraient rejoindre la libre pensée spiritualiste :

«Pour s’arracher au trouble moral, il faut donc plus qu’un déisme chrétien ; il faut le déisme qui s’inspire avant tout de la révélation universelle et permanente […] Voilà pourquoi nous restons en dehors du déisme chrétien en lui gardant toute notre sympathie, et en gardant à Jésus sa position suprême comme manifestateur[302] de la loi d’amour»[303].

Quelques mois plus tard, en réponse, le pasteur Auguste Dide tentera, en vain, de proposer, dans Le Protestant Libéral du 23 août 1866, comme alternative au théisme chrétien jugé bien trop christique par la libre pensée, le «christianisme positiviste» censé résoudre les «besoins» apparemment contradictoires «de croire et […] de savoir» :

«La philosophie demandée par M. A. Dide pour résoudre au profit de tous, l’antithèse du positivisme et du surnaturalisme mis au regard l’un de l’autre, se trouve toute constituée par le Déisme naturel, scientifique, positif et pratique qui donne la solution religieuse, philosophique et morale appelée à caractériser l’âge viril de l’humanité»[304].

Ce débat montre les difficultés de l’ultra-gauche de Dieu à se définir et à s’organiser. Cette maladie infantile sera une des causes de son échec. L’ultra-gauche de Dieu n’est ni une Église, ni un corpus homogène, mais une mouvance floue, voire une simple ambiance, un climat. Lato sensu, elle se présente comme une sorte de «grand diocèse» spiritualiste aux contours indécis, en plus ou moins grand « interface » avec celui défini par Sainte-Beuve. Elle se détermine avant tout par ses oppositions. C’est le regroupement de ceux qui rejettent d’une part les religions «supranaturalistes», et notamment le catholicisme ultramontain, mais également le protestantisme orthodoxe, et d’autre part le matérialisme athée.

Mais l’ultra-gauche de Dieu se définit elle-même également de manière étroite. Elle se présente alors comme un spiritualisme en rupture avec toutes les religions, même dans leurs versions rationalisées. Entre les uns et les autres, la différence de perspective s’est avérée insurpassable. Les libres penseurs religieux, stricto sensu, estimaient que les théistes chrétiens (mais également les protestants radicaux et comme nous le verrons plus loin les unitariens) accordaient une place bien trop grande au christianisme (même revu et corrigé par la raison et la science) et ne pouvaient ainsi atteindre pleinement l’essence d’une religion totalement universelle. De leur côté, les théistes chrétiens, comme les protestants radicaux et les unitariens, reprochaient à ces libres penseurs religieux, de faire une lecture erronée de leurs manières de croire, notamment de ne pas admettre la possibilité d’un christianisme radical critique à l’égard de lui-même et assez régénéré pour s’intégrer dans une future religion de l’humanité. Plus que tous les autres «hermaphrodites», les théistes chrétiens symboliseront à travers les impossibles noces d’un Dieu trop lointain et d’un Jésus, trop humain, la difficulté de créer une religion universelle totalement dégagée du christianisme et du libéralisme théologique versus Ferdinand Baur (celui de l’exégèse historico-critique) ou Timothée Colani (lors du Synode général de l’Église réformée de France en 1872).

**** unitarisme et libre pensée :

La question religieuse ne se posait pas qu’en France même si dans d’autres états, elle était abordée dans des termes différents. Le philoprotestantisme ambiant poussait certains libres penseurs à trouver des réponses dans le monde protestant, en général et aux Etats-Unis[305], en particulier. Ces auteurs notamment Carle, Cucheval-Clarigny, Fauvety, Réville, et Riche-Gardon, ont plus ou moins compris que le protestantisme avait modelé le caractère et l’ethos des Etats-Unis. Outre-Atlantique, on pouvait constater, dans l’esprit des Pilgrim Fathers, les effets positifs de l’alliance de la tolérance et des religions, de la démocratie et du christianisme (versus protestantisme) alors que la France s’enfonçait dans un modèle inverse : la difficile cohabitation de la liberté et de la religion (versus catholicisme). Alexis de Tocqueville n’est pas pour rien dans cette appréciation positive. Ses œuvres[306] sont en bonne place dans les bibliothèques de Carle, Fauvety ou Riche-Gardon.

Mais sympathie ne vaut pas adhésion. Tous les libres penseurs religieux qui étudièrent, analysèrent, s’intéressèrent et/ou voyagèrent aux Etats-Unis, avaient été frappés par la religiosité du pays. Cependant ce climat spirituel omniprésent, voire obsédant, leurs semble bien trop «bibliste» :

«Quel que soit l’hôtel où l’on va chercher un gîte, on peut être assuré d‘y trouver une Bible dans sa chambre à coucher ; en voyage, on en verra de même sur toutes les tables des bateaux à vapeur ; on en voit jusque dans les stations de la lointaine et pénible route de Californie ; les écoles ont les leurs, les casernes également, personne n’échappe à la pieuse et infatigable propagande…»[307].

Si les Etats-Unis sont le terroir de la Bible «appliquée», le produit de la Bible, ils sont également le pays du puritanisme[308] excessif et fanatique, du revivalisme et des sectes «bonnes» parfois comme les quakers[309] ou «bizarres», «farfelues», «aux doctrines insensées». Dans la Revue des Deux-Mondes, Athanase Cucheval-Clarigny explique ce phénomène par les conditions particulières de la conquête de l’Ouest. Les colons, laissés trop souvent sans culte et sans ministre, mais conservant profondément un besoin religieux, se sont laissés aller «à toute les superstitions et à toutes les erreurs…» [310] . Heureusement qu’à côté des Etats-Unis des plaines et de la Frontière, se trouvent les Etats-Unis des villes et de la Nouvelle-Angleterre. Là, l’intelligentsia a réussi «à distinguer le sentiment religieux de la formule des religions» et désormais, grâce à elle, «les fils des premiers colons se sont plutôt rapprochés de Penn que des pèlerins calvinistes»[311].

En effet, à côté de la permanence et du dynamisme des Réveils, se développe, aux Etats-Unis, durant la deuxième moitié du XIXème siècle, un christianisme libéral[312] sous trois appellations principales, nées quelques décennies plus tôt, le jeffersonisme, l’universalisme et l’unitarisme.

Le premier ne forme pas à proprement parler un groupe organisé mais constitue une sorte d’idéal-typique construit à partir des choix religieux et philosophiques du troisième président des Etats-Unis[313]. Principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, Thomas Jefferson ne croyait pas aux principaux dogmes chrétiens, se méfiait des religions lorsqu’elles deviennent Églises, mais se voulait ardent défenseur à la fois de la liberté religieuse et de l’entière séparation des Églises et de l’Etat. Cependant, il espérait en un Dieu dans les limites de la raison, citait fréquemment la Bible, tenait à la très haute valeur morale de l’enseignement de Jésus et affirmait l’immortalité de l’âme, la punition des fautes et la récompense des vertus dans un au-delà. Selon sa propre formulation dans la Déclaration, il tenait pour évident que les «hommes sont créés égaux, qu’ils sont dotés par leur créateur de certains droits inaliénables, au nombre desquels la vie, la liberté et la poursuite du bonheur. » Il va sans dire que pareil personnage faisait parti du panthéon spiritualiste français comme en témoigne les nombreux articles qui lui sont consacrés dans la presse libre penseuse.

L’universalisme[314] était un mouvement populaire dont le meilleur propagandiste fut le pasteur d’origine baptiste Hosea Ballou (1771-1852). Son but était de prêcher «la vraie religion naturelle» au common people des villes et de la Frontière. Bien que d’esprit libéral, ce mouvement resta très bibliste. Ce double aspect populaire et évangélique (au moins dans la forme) explique qu’il sera pratiquement ignoré par la presse libre penseuse française qui le classe arbitrairement dans le Réveil[315].

Il n’en est pas de même pour l’unitarisme[316], né dans les milieux aisés, intellectuels et universitaires du Massachusetts, dans la décennie 1820. Son leader est un pasteur de Boston, William Ellery Channing (1780-1842). Il proclame que la Bible doit être interprétée à l’aune de la raison et que tout être humain peut faire le bien, non par grâce, mais à cause de la «bonté» de sa nature.

C’est avec la traduction en français des Œuvres sociales de Channing parEdouard Laboulaye[317] que l’unitarisme connaît un certain succès en Europe. L’année suivante en Belgique, François Van Meenen, éditeur en autres de Quinet, publie une biographie de Channing dans la revue La Libre Recherche[318], animée par des exilés français  et traduit en français les Principes du Christianisme unitaire[319]. Channing fait l’objet d’un large consensus chez les libres penseurs francophones, de Riche-Gardon à Fauvety, en passant par Carle, Laboulaye, Quinet, Rémusat[320], G.Sand[321], J.Simon ou Sue, sans compter des plumes plus modestes comme Hippolyte Vallemare[322], par la presque totalité des protestants radicaux ou par la Revue des Deux-Mondes. Dans ce périodique, Renan consacrera un long article[323] à celui qu’il nomme le «saint des Unitaires»[324]  :

«La véritable originalité de Channing est dans cette idée d’un christianisme pur, dégagé de tout lien de secte, dans son aversion contre tout despotisme spirituel, même librement accepté, dans sa haine contre ce qu’il appelle une dégradante uniformité d’opinions […] Il comprit que son christianisme libéral et sans tradition était bon pour une terre jeune, où se féconde un autre plan de l’humanité, mais serait inapplicable à nos vieilles civilisation, où tout le monde est antiquaire à sa guise. Il resta fidèle à l’Amérique. Là, en effet, ses idées nous semblent avoir un immense avenir. Les Etats-Unis sont peut-être destinés à réaliser pour la première fois aux yeux du monde une religion éclairée, purement individuelle, faisant d’honnêtes gens et tout à fait exempte de prétentions métaphysiques…»[325].

Dans les décennies qui suivirent sa mort, Channing est, en France, le sujet de divers travaux biographiques dont les plus importants sont celui «écrit en français par une dame anglaise qui ne veut ni qu’on la nomme, ni qu’on la loue»[326] et celui de René Lavollée[327].

L’American Unitarian Association qui regroupera environ 125 associations se réclamant de Channing, développe ainsi un christianisme raisonnable dans la lignée du socinianisme[328]. Cette mouvance va être rejoint par un certain nombre d’intellectuels américains comme le pasteur Théodore Parker et les écrivains Ralph Waldo Emerson, Nathaniel Hawthorne, Herman Melville et Henri David Thoreau[329]. Son attrait est donc directement lié au rayonnement intellectuel de ses membres plus qu’à ses effectifs qui demeureront toujours modestes et urbains[330].

Sous l’influence de R.Emerson, l’unitarisme se radicalise. En 1838, à l’université d’Harvard, Emerson prononce la fameuse Divinity School Adress qui va devenir la charte de la tendance que R.Ladous nomme la «gauche unitarienne»[331]. Emerson exige une rupture avec le christianisme, se livre à une critique radicale de la Bibleet affirme que Dieu est toujours en œuvre dans la création et que la révélation est permanente et ouverte à toute âme. Malgré un beau tollé, ses idées s’imposeront[332] au sein de l’unitarisme américain. C’est donc cet «unitarisme radical» qui traverse l’Atlantique et vient s’insinuer dans les cénacles, la presse et les opuscules libres penseurs et protestants radicaux[333].

Ainsi à Bruxelles, en 1857, chez Meline, Cans & Cie, paraît un ouvrage[334] d’Eugène Sue et Edgar Quinet[335]. Ce dernier, exilé en Belgique depuis le coup d’état du 2 décembre, avait également déjà manifesté un philoprotestantisme[336] certain lors de la publication de la Fondation de la République des Provinces-Unies[337]. Au printemps 1857, Quinet met la dernière main à l’Introduction qui doit précéder la publication des Œuvres deMarnix[338] . Ce texte dit La Révolution religieuse au XIXème siècle fera l’objet d’un tirage à part[339] . La même année, Quinet écrit Les Considérations sur la situation religieuse et morale qui seront publiées avec le texte de Sue, présenté plus haut. Quinet y appelle à sortir le monde du dogmatisme catholique par l’action de tous ceux qui ont signé un «contrat d’alliance avec la liberté». La Réforme marque le triomphe de l’individualisme et de l’intériorité et fournit un modèle à toutes les révolutions modernes. La Contre-Réforme est une contre-révolution, comme l’attitude présente de Pie IX. Comme au XVIème siècle, le sortir de la religion catholique, pour retrouver l’Evangile, doit se faire par le protestantisme. Sous la plume de Quinet, protestantisme veut dire unitarisme. En effet, ce dernier est la version la plus moderne du christianisme mais également la plus proche de celui de l’Église primitive restée «dans l’esprit de Jésus-Christ» :

 «…Parmi ces formes du christianisme, il n’a pu vous échapper que l’Unitarisme est celle qui se concilie le mieux avec nos temps ; car s’il conserve une ombre de l’antiquité chrétienne et s’il rassure par-là l’esprit tremblant des peuples, de l’autre, il donne la main à la philosophie la plus hardie. En sorte qu’il semble tout préparé pour faire le pont sur lequel ils peuvent passer l’abîme sans vertige, sans crainte de s’y perdre, ni désir de retourner en arrière. l’Unitarisme n’est rien autre chose que la profession de foi du Vicaire savoyard qui a été si longtemps l’âme de la révolution française. De plus l’unitarisme a l’avantage incomparable d’être non pas seulement un livre, mais une institution éprouvée sur laquelle repose en partie et s’étend cet édifice merveilleux des Etats-Unis, qui semble croître à vue d’œil, pour notre orgueil et pour notre espérance.

Qui ne voudrait, qui ne souhaiterait que la parole d’un Emerson français, d’un Channing, retentit au milieu de la société française, dans nos campagnes et dans nos ateliers ? Quels éclairs de vie morale ils feraient sortir de ces âmes en travail, et qui peut savoir où s’arrêterait cet apostolat d’une âme libre ? »[340].

En réalité, Quinet appeler de ces vœux l’avènement de la religion qu’il qualifie de révolutionnaire et de libérale. Il la croit seule capable de sortir la France de la succession de temps révolutionnaires et de temps despotiques. Dans l’attente, la France doit se doter d’une morale en rupture totale avec le catholicisme. Quant à sa religion de l’Avenir, Quinet lui fixe pour objectif de réaliser le projet «religieux » de la Révolution. Est-ce à dire que cette religion sera protestante, voire unitarienne ? Quinet, bien qu’admiratif de l’unitarisme américain, invite au dépassement des religions positives, y compris des formes les plus «modernes » du protestantisme. Cependant sa religion conserverait un substrat unitarien.

Eugène Sue, adopte une attitude assez voisine de celle de Quinet. Dans ses Lettres sur la question religieuse en 1856, l’auteur des Mystères de Paris dénonce l’attitude liberticide du catholicisme et son influence néfaste dans l’enseignement. Il préconise la laïcisation de ce dernier et la création d’une Association rationaliste. Cette dernière aura pour mission de guider la marche inéluctable de l’humanité vers le «rationalisme pur», mais cette ligue demeure «un moyen radical devant avoir des conséquences absolues». En effet les progrès «de prime saut» sont rares. Sue propose comme «moyen transitoire» le protestantisme ou, de manière plus précise l’unitarisme. Aussi préconise-t-il la formation d’une Association pour la propagande de l’unitarisme :

«D.-En admettant que la majorité des esprits, soit par ignorance, soit par l’empire de la coutume, ne puisent se séparer, transitoirement, d’une formule religieuse, pourquoi choisir de préférence la croyance unitariste ?

R. –Parce que cette secte protestante, reconnaissant l’existence d’un Dieu Unique, nie les mystères de la Trinité, nie les miracles, nie radicalement la divinité du Christ, qu’elle honore et glorifie dans son culte comme l’un des grands génies humains ; parce que cette secte nie la révélation de l’Ancien et du Nouveau Testament, qu’elle considère comme œuvres purement humaines, et conséquemment acceptables en plusieurs parties, controversables ou répudiables en d’autres ; parce qu’enfin les ministres de cette secte, qui fait chaque jour de rapides progrès en Europe et en Amérique, sont généralement des hommes irréprochables, pénétrés des idées de reforme sociale, et que parmi eux[341], il en est qui jouissent d’une immense et légitime renommée, tels entre autres en Allemagne que Feuerbach et Straus, l’auteur de l’admirable livre sur la Vie du Christ, tels encore que Channing et Newman en Angleterre et en Amérique, Scholten et Zaalberg, dont l’éloquence et si populaire en Hollande, et enfin en France, Colani et Schérer, l’un des hommes les plus érudits de ce siècle, et qui joint à une parole entraînante le cœur le plus généraux et le plus noble caractère. D’où il suit que la secte des Unitaristes, atteignant presque au rationalisme, pourrait servir de religion transitoire, et que moyennant son culte, son symbole, ses pasteurs, son Eglise en un mot, elle satisferait aux besoins religieux des personnes qui subissent encore l’empire de ces besoins et cependant n’offrirait rien qui pût répugner à la raison. »[342].

Et Sue d’égrainer alors les raisons du passage à l’unitarisme comme sortie des religions :

  • antinomie totale, doctrinale et ecclésiale, entre le catholicisme romaine et l’unitarisme ;
  • caractères rationnels de l’unitarisme ;
  • appui espéré de tout le monde protestant en cas de ralliement de la France à l’unitarisme ;
  • identité entre libertés et protestantisme ;
  • synonymie entre oppression et catholicisme ;

Mais ce passage n’est possible qu’à une condition«capitale» :

«Mais, répétons-le, pour atteindre ce but, il faudrait avant tout que le protestantisme, rajeuni comme il l’est par l’unitarisme, redevînt ce qu’il était à son berceau : une arme entre les mains des opprimés contre les oppresseurs[343], nous le répétons : une religion d’opposition»[344].

Cette idée de voir dans l’unitarisme la forme la plus épurée du protestantisme, ou plutôt, du christianisme, court le milieu du XIXème siècle. Profitant d’un article consacré au Christianisme unitaire au IIIèmesiècle, le pasteur Albert Reville écrit, dans la Revue des Deux-Mondes[345], des lignes toutes contemporaines :

«Le temps n’est pas encore loin ou l’unitarisme, c’est-à-dire cette doctrine chrétienne qui rejette le dogme orthodoxe de la trinité et nie la divinité absolue du Christ, passait pour une excentricité indigne de l’intérêt des sages, quand elle n’était pas abominée des âmes religieuses comme une monstrueuse impiété. Aujourd’hui la position s’est faite en Angleterre et en Amérique, la puissance croissante qu’il prend au sein des Églises protestantes du continent européen, où presque partout il a désormais conquis droit de cité, le nombre considérable de catholiques éclairés qui, sans se détacher formellement de l’Église de leur enfance, aiment et professent ostensiblement les principes unitaires, les noms de premier ordre que l’unitarisme peut réclamer comme siens, tout a cassé ces jugements sommaires, tout réclame une appréciation plus équitable d’une des formes les plus épurées, les plus libérales et les plus rationnelles de la religion chrétienne»[346].

Pourquoi alors, de nombreux protestants radicaux qui étaient implicitement unitariens ne le proclamèrent pas publiquement ? De même, pourquoi l’ultra-gauche de Dieu, malgré la sympathie (et parfois l’idolâtrie qu’elle manifeste envers des auteurs unitariens, comme Channing) ne se définira-t-elle jamais comme unitarisme versus Emerson ? Il faut d’abord chercher dans l’histoire des courants philosophiques et religieux européens, une première réponse. Ainsi au sein du protestantisme, le socianisme et l’unitarisme sont marqués du sceau de l’hérésie. Se réclamer ouvertement de l’antitrinitarisme, c’est officiellement rompre avec l’immense majorité du protestantisme resté peu ou prou (de manière littérale ou, de manière «symbolique») trinitaire. Même les plus radicaux des protestants continuent à se qualifier simplement de «libéral» ou préfèrent se définir comme des théistes chrétiens. Inversement, les libres penseurs ne se reconnaissent pas entièrement dans un courant qu’il ne juge pas totalement dégagé de certaines erreurs du christianisme[347]. Ils le voient comme une sorte d’ultra-gauche théologique du protestantisme ou comme une nouvelle Réformation radicale. Pour de nombreux libres penseurs comme l’italien Ausonio Franchi (Francesco Bonavino), directeur de La Ragione, le belge Charles Potvin ou le français Charles Fauvety, l’unitarisme «conservait du christianisme, non seulement ses principes philosophiques, mais ses livres sacrés, mais la Providence, la révélation, les miracles.»[348] Ils n’hésitent pas à affirmer que le théisme (ou le panthéisme) se situe dans l’héritage de l’humanisme et des Lumières, et qu’il s’est construit en rupture avec le christianisme, protestantisme et unitarisme compris. Les libres penseurs d’aujourd’hui ne sont pas les héritiers des «protestants» Sébastien Castellion, Michel Servet ou Fausto Sozzini, ce sont ces derniers qui sont les «premiers libres penseurs». De l’autre bord, les protestants y compris de très nombreux libéraux, rejetaient hors du protestantisme, l’unitarisme, le considérant comme une variante de la libre pensée spirituelle, lui déniaient toute originalité «religieuse». Ils affirmaient avec force que le protestantisme trinitaire pouvait parfaitement s’harmoniser avec la modernité. Quand aux libres penseurs positivistes, ils partagent peu ou prou, l’opinion d’un collaborateur de la Morale indépendante, Charles Edmond :

«L’unitarisme est le refuge des âmes qui ont cessé de croire aux miracles, mais qui ne peuvent se passer du religieux»[349].

Aux Etats-Unis même, l’unitarisme, même radical, est doublé sur sa «gauche» par une tendance séculariste qui veut rompre franchement avec tout dogmatisme chrétien et nettement sortir du christianisme historique. Cette mouvance va se structurer autour de diverses associations laïques comme la Free Religious Association (1867) ou Ethical Culture (1876)[350], qui refuseront même le statut fiscal d’Église.Ces groupes sont très proches de la libre pensée religieuse à la française. Si l’unitarisme se gauchit encore, pourquoi la libre pensée devrait l’adopter. C’était déjà le point de vue de l’Alliance de Henri Carle. L’unitarisme sent encore trop le christianisme. De plus, il apparaît comme trop américain, non pas tant par sa théologie, mais par sa religiosité faite de valorisation de ce qui est simple et donc authentique dans la création. Cette apologie de la nature vécue non à la manière des romantiques, mais comme la trace la plus visible de l’œuvre divine qu’il ne faut donc pas polluer par une exploitation intensive, par l’industrialisation ou par le profit, est en opposition avec la vision prométhéenne et progressive de l’histoire développée par de nombreux libres penseurs européens. L’unitarisme est trop d’esprit anglo-saxon pour servir de base à une religion civile à la française. D’ailleurs en France, l’unitarisme demeurera toujours marginal[351]. La sympathie qu’il inspire, ira déclinante au même rythme que la libre pensée religieuse. Les fiançailles des deux mouvances cesseront, faute de promis.

Pourtant, dans la décennie 1870, se situe la tentative éphémère de Charles Fauvety de créer une Église unitaire. En 1875, chez Sandoz et Fisbacher, libraires à Paris, paraît une brochure de 33 pages intitulée «La Religion Laïque et l’Église unitaire». Son auteur est Charles Fauvety.

Quelques années plus tôt, la situation du moment avait contrait notre «rentier philanthrope» à abandonner provisoirement sa quête métaphysique au profit d’un engagement militant dans la cité. Fauvety retrouve une foi républicaine à la chute de Badinguet. A l’automne 1870, avec quelques amis, il fonde un Comité d’Union républicaine dans le neuvième arrondissement. Les Fauvety demeurent à Paris pendant le siège, mais Charles, à la différence de plusieurs anciens visiteurs de son Salon comme B. Malon, A. Raisant, E. Reclus ou E. Thirifocq, ne participera pas à la Commune. Lors des débats internes de ma maçonnerie parisienne entre «pro-communeux» et «conciliateurs», il soutiendra ces derniers. Hostile à la «terreur» communarde, il n’en dénonce pas moins la «sauvagerie» de la semaine sanglante et la férocité de la répression versaillaise dans un article adressé à la revue «positiviste» de Georges Wyrouboff, La Philosophie positive qui oubliera prudemment de le publier[352]. Après «l’année terrible», Charles Fauvety partage la double préoccupation des français : redresser le pays après l’humiliation du traité de Francfort et définir le nouveau régime politique. Il est sensible au courant qui avec Taine et Renan cherche à «repenser» la France et milite activement dans le «parti» républicain. Il siège au comité parisien de la Ligue de l’Enseignement, et en 1874, il participe avec Charles Lemonnier au Congrès de la Paix et de la liberté à Genève. Mais Fauvety croit toujours à la priorité d’une «régénération morale». Son idée fondamentale est de définir «le fondement religieux dont la République a besoin pour relayer le catholicisme et préparer l’homme nouveau socialiste»[353]. La quête de la religion domine la «brochure-manifeste» de 1875, même si la perspective «unitaire» semble nouvelle. Charles Fauvety y affirme explicitement son intention de propager, non «une nouvelle religion», mais «la religion éternelle, […] Laïque et séculière» et d’ériger non «une Église nouvelle», mais une «Église unitaire», «…pour affirmer à la fois son monothéisme philosophique et continuer le développement de l’idée religieuse dans la série chrétienne, dont l’unitarisme a été regardé jusqu’ici comme la forme la plus libre et la plus avancée. »[354].

L’ouvrage est divisé en trois parties. La première est un «Appel aux esprits religieux ne se rattachant à aucun culte». Elle invite ces derniers à se regrouper au sein de cette «Église toute laïque» qui vient de «s’élever sur le sol français, à Paris même», spirituellement rattachée «à l’Unitarisme, tel qu’il est compris et pratiqué par quelques-uns de leurs frères, les Unitariens d’Angleterre et des Etats-Unis. »[355]. Suit une courte «déclaration», sorte de credo unitarien (ou fauvetien) :

«Plaçant en Dieu l’idéal de toute perfection, et faisant de la perfection le but de toute existence, chacun de nous doit s’efforcer de s’améliorer et aider de toutes ses forces, de tous ses moyens, les autres à se perfectionner de même, obéissant ainsi à cette parole consacrée par la piété et l’admiration des siècles : «Aime Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta pensée, et ton prochain comme toi-même. » C’est en communiant dans cet amour avec nos frères que nous espérons construire notre être futur en nous rapprochant progressivement de l’absolu divin par le culte et la pratique du Vrai, du Juste, du Bon, et du Beau, qui sont les formes sensibles de la lumière éternelle. »[356]

La deuxième partie s’intitule «Profession morale à l’usage des personnes de bonne volonté». Elle reprend presque mots à mots les thèmes de diverses «confessions de foi» fauvetienne. Il en est de même dans les pages consacrées au «culte et à la pratique religieuse».

La dernière partie est constituée par des «explications par demandes et par réponses». Charles Fauvety y développe ses habituelles idées sur sa conception de Dieu et de la religion. Par contre, il insiste fortement sur sa volonté d’insérer sa démarche dans le mouvement unitarien :

«§ Pourquoi cette désignation d’Unitaire donnée à votre Église ?

Parce que voyant Dieu dans l’unité universelle, là où tout rapport converge pour s’y harmoniser et où l’Etre se possède dans toute sa plénitude, nous devions accepter volontiers une épithète qui a ce double avantage d’exprimer fidèlement notre conception de Dieu et de nous permettre de nous définir et de nous distinguer des autres Églises existantes, en nous rattachant à celles qui nous sont les plus voisines ou dont nous ne trouvons séparés par rien d’essentiel.

Les Unitariens, partis au seizième siècle de l’anti-trinitarisme, se rattachaient à tous les esprits qui avaient avant eux affirmé l’unité divine, et par eux à toute la tradition philosophique et vraiment religieuse de l’humanité. Depuis lors, les unitariens n’ont pas cessé de marcher en avant, sans sortir cependant d’un théisme chrétien, qu’ils se sont toujours efforcés de mettre d’accord avec la raison et avec la science, et qui les distingue de ce déisme purement philosophique et fort peu vivant où l’on se borne à affirmer l’existence de l’Etre suprême sans chercher à le connaître et sans entretenir avec lui aucun rapport.

 […]

Il serait difficile à nos contradicteurs, de nous séparer du christianisme évangélique, lorsque nous venons dix-huit siècles après celui qui a dit : «Soyez parfaits comme votre père céleste est parfait», placer en Dieu l’idéal de toute perfection et faire de cet absolu le but relatif de toute existence.

Non pas que nous tenions absolument au titre de chrétiens, alors que notre religion, qui est la religion de tous les siècles, de tous les peuples et de toutes les races humaines dans son perpétuel développement, est assez philosophique et assez compréhensive pour rallier du passé avec leurs vues partielles de la vérité, mais nous ne pouvons pas faire que nous ne soyons pas issus de la société et de la civilisation chrétienne, et que notre esprit n’en porte la marque et n’en ait recueilli l’héritage.

 […]

 § Que voulez-vous dire par cette qualification de religion laïque que vous donnez pour sous-titre à votre Eglise unitaire ?

Tout simplement la religion sans prêtre et l’Eglise sans corps sacerdotal.

 […]

§ Il semble résulter de tout ce que vous venez de dire que vous êtes quelque chose de plus que des protestants et que votre Église est bien autre chose qu’une nouvelle secte chrétienne. Qu’êtes-vous donc par rapport au christianisme ?

Ses héritiers, en même temps que les continuateurs progressistes de la religion éternelle. Nous sommes par rapport à l’idée chrétienne ce que fut la réponse évangélique par rapport à l’idée juive, et nous pouvons répondre comme Jésus : «Nous ne venons pas détruire la loi mais la compléter»[357].

C’est par les belges, notamment par des articles de C.Potvin et de Goblet d’Aviela, respectivement dans La Revue de Belgique et dans La Revue des Deux-Mondes, que Charles Fauvety, selon ses propres aveux, a (re)découvert[358] son chemin de Damas unitarien. Il avait également repéré l’existence de communautés unitariennes «de gauche» comme l’Independant liberal Church de B.Frothingham, sise à New York. Tout de suite, il avait été frappé par les similitudes entre ce nouvel unitarisme (versus Emerson) et sa propre pensée.. Après l’échec de l’Alliance de Carle et du protestantisme radical, aux quels Fauvety n’a jamais vraiment cru, sa tentative peut être interprétée comme une concession à l’air du temps. Fauvety pense que la meilleure tactique est désormais de montrer que le catholicisme n’est qu’une forme caricaturée du christianisme alors que l’unitarisme en est, présentement, l’expression la plus «progressiste», la plus authentique, la plus pertinente. Se revendiquer de l’unitarisme, c’est à la fois s’insérer d’une certaine manière, dans le débat de l’adhésion/conversion au(x) protestantisme(s). C’est également sortir la religion laïque de son isolement en la faisant quitter la libre pensée stricto sensu, qui apparaît de plus en plus comme une mouvance essentiellement philosophique en déclin[359]. En réalité, derrière cet habillage

tactiques, on voit que le projet de Fauvety s’inscrit dans un « unitarisme de gauche », et plus précisément dans le courant actuel dit unitarisme-universalisme. Le projet de Charles Fauvety aura un succès très limité. Il est critiqué, à la fois, par ses adversaires et par «ses» amis. Du côté huguenot, Le Christianisme du XIXème siècle[360] et La Renaissance lui reprochent de fonder un groupement qui n’est ni une «Église», ni «chrétien»[361]. De l’autre bord, Pillon dans La Critique philosophique[362] trouve la démarche de Fauvety «sympathique», et même «kantienne» mais déjà il évoque l’idée de l’immatriculation protestante. Comme nous l’avons déjà dit, la publication du Manifeste de Fauvety prépare la polémique évoquée plus haut qui opposera quelques semaines plus tard Fauvety et Renouvier/Pillon. Du projet de Charles Fauvety ne subsistera que le lancement d’un nouvel hebdomadaire La Religion laïque qui abandonnera assez rapidement toute référence à l’unitarisme.

**** L’Eglise de Ferdinand Buisson est-elle protestante, ou libre penseuse religieuse ?[363]

Dans notre «Hermaphrodia Terrae», de nombreuses sociétés, associations, unions, assemblées ou «chapelles»virent le jour. Elles traduisirent le soucis d’organiser, de structurer, d’institutionnaliser, partie ou tout du « Grand Diocèse » spiritualiste. Ce fut le cas de l’Alliance de Carle ou de l’Église de Fauvety évoquée ci-dessus. Est-ce celui de l’Eglise libérale fondée à Neuchâtel par Ferdinand Buisson ?.

Né à Paris en 1841, dans une famille revivaliste de la «Chapelle Taitbout», le jeune Ferdinand[364] fait des études secondaires à Argentan et à Saint-Etienne. Orphelin de père à seize ans, il quitte le lycée, s’installe à Paris où tout en donnant des leçons, il achève seul ses études. Licencié es lettres (1862), puis agrégé de philosophie (1868), il refuse le serment à l’Empereur et doit s’exiler en Suisse. Très tôt, Buisson intervient dans les controverses internes au protestantisme francophone. A 23 ans, dans sa «lettre»[365] à Eugène Bersier (1831-1889), alors pasteur de la «Chapelle Taitbout» et principal collaborateur de Revue chrétienne, Buisson s’élève au nom de «l’Evangile et de la liberté» contre la nécessité d’une confession de foi. Il y défend également Athanase Coquerel fils dans ses démêlés avec le consistoire de Paris. Ferdinand Buisson est alors protestant libéral depuis quelques mois. En 1865, il développe ses idées dans une brochure Le Christianisme libéral[366] dans laquelle il affirme que la foi est une «sorte de commotion salutaire de la conscience au contact de Jésus et de sa parole». A partir de 1866, il occupe la chaire de philosophie à la nouvelle Académie de Neuchâtel. En sus de ses fonctions professorales, Buisson déploie une intense activité intellectuelle. Il écrit de nombreux articles, commence sa thèse sur Sébastien Castellion, mais surtout entreprends un vaste chantier de rénovation religieuse. A partir d’une critique pédagogique (la nocivité intellectuelle et morale de l’enseignement littéral de l’histoire sainte dans l’instruction primaire)[367], Ferdinand Buisson s’engage dans une vive controverse avec le protestantisme «orthodoxe»[368], prône la séparation des Églises et de l’État et milite pour une Église libérale ouverte à tous.

Le 3 février 1869 paraît Le Manifeste du christianisme libéral[369]Le texte invite à la fondation «d’une Église libérale, gardant la substance morale du christianisme, sans dogmes obligatoires, sans livres infaillibles et sans autorité sacerdotale» :

«C’est par le protestantisme qu’a été ébauchée au XVIème siècle, et développée au XIXème siècle, la notion d’une société à la fois profondément religieuse et entièrement libérale. Aussi plus qu’aucune autre Église nationale ou dissidente, revendique-t-elle hautement le droit de se dire la fille aînée de la Réforme et même la seule fille légitime, la plus protestante de toutes les Églises protestantes, la plus réformée de toutes les Églises réformées. Mais le vrai protestantisme, ainsi entendu, n’est plus une secte, c’est une religion qui garde tout ce qu’ont de bon toutes les religions particulières sans garder leur particularisme. Aussi cette forme moderne et définitive du protestantisme que nous nommons Eglise libérale, tout en se présentant aux catholiques et aux protestants, comme l’expression du christianisme pur, peut-elle en même temps se présenter aux juifs, comme le développement de leur religion…».

C’est donc dans l’héritage de la Réformeet au sein du protestantisme (largement revu et modifié[370]) que Ferdinand Buisson veut placer son initiative. D’ailleurs, l’exilé de Neuchâtel se réfère aux philosophes Herder et Lessing, et aux théologiens allemands Baur, Bunsen, Schleiermacher et Strauss[371]. Il veut inscrire «sa» création dans le mouvement perpétuel, consubstantiel au protestantisme, qui depuis la Réforme[372] cherche à remettre cette dernière «dans les voies d’où elle a été détournée presque à son début»[373]. Cette volonté à pris deux routes. La première, celle des Eglises rationalistes (Freien Gemeindein) d’Allemagne, a conduit à un échec. La seconde s’est développée en «Allemagne» d’abord, puis dans le Royaume-Uni, aux Etats-Unis (Channing, Parker), en France (Samuel Vincent) et surtout en Suisse, notamment à Zurich[374]. Elle veut transformer l’Église au nom et en référence aux principes de l’Évangile et de la Réforme. L’érection de l’Église de Neuchâtel n’est donc pas un cas isolé, mais un jalon d’une entreprise de réforme constante plus vaste. Le projet est ambitieux et rebelle :

«… Une Eglise sans sacerdoce,

Une religion sans catéchisme,

Un culte sans mystères,

Une morale sans dogmatique,

Un Dieu sans système obligatoire.

Nous essayerons de montrer qu’il est possible et qu’il est urgent d’opposer à l’orthodoxie intolérante, une association fondée sur ces bases et aussi religieuse et libérale…»[375].

Son Église se fixera de rappeler à chacun «le devoir du travail, de l’effort et de la réflexion personnelle… ». Pour ce chantier, Ferdinand Buisson cherche soutiens et appuis. Son Manifeste se termine par une résolution demandant la séparation des Églises et de l’Etat, par l’annonce de la constitution de la dite Eglise libérale et de l’Union pour le Christianisme libéral. Un hebdomadaire L’Emancipation est lancé le 7 mars 1869.

La correspondance de Buisson durant ces semaines exaltantes pour lui, permet d’éclairer ou de nuancer la thématique dominante du Manifeste. Il s’agit de créer une Église, et non une société religieuse,à la fois quelque peu revivaliste et franchement rationnelle :

«Le problème à mon sens, c’est de trouver le moyen de produire avec la vérité nue, avec les seules forces de l’impératif (impersonnel ou personnel) et sans autre condition que la solidarité (de là mon attachement à l’idée d’une Église), de produire, dis-je, par ces seuls moyens les mêmes et tragiques effets moraux que vous obtenez avec le secours de Dogmes ? Miracles ? Révélations ? Etc.

 Il faut que le rationalisme ait ses mômiers, et j’en suis, ses méthodistes, ses mystiques, ses héros et ses martyrs spirituels…»[376]

La création de cette Église en Suisse, ne laissa indifférents, en France, ni les protestants, ni les libres penseurs. Qui allait la reconnaître pour sienne ? Ou l’anathématiser ?

Il va sans dire que l’initiative de Buisson fut contestée par la Libre Pensée matérialiste[377] et condamnée par les protestants évangéliques et même par des libéraux[378]. Les radicaux ne furent pas tous enthousiastes. C’est le cas d’Athanase Pellissier et, dans un premier temps, de Joseph Martin-Paschoud qui se déclare «profondément surpris et affligé », dans une lettre datée du 17 février 1869. Il déplore notamment cette «singulière Église » ouverte à tous. C’est le principal reproche fait à Buisson par les protestants radicaux (Dide, Gaufrès, Goy, Pécaut). Les soutiens apportés à Ferdinand Buisson viendront à part égale, de la Libre Pensée religieuse et du radicalisme protestant. Néanmoins, en provenance de l’une ou l’autre mouvance, ils demeureront ultra-minoritaires et souvent assorties de réserves.

 De la première, sont venus les appuis des pasteurs Athanase Coquerel fils[379] et Albert Reville[380], sans compter ceux de protestants suisses comme André Cherbuliez (1795-1874), professeur à l’Académie de Genève et de quelques ministres de l’Église néerlandaise wallonne comme le pasteur de Leeuwarden, A. Van Hamel.

Le cas du philosophe Charles Secretan, professeur de philosophie à l’Académie de Lausanne est plus ambigu. Il ne donnera jamais son adhésion publique au Manifeste mais il écrira dans l’Emancipation un très long article La religion de la conscience[381]. Selon les conclusions de S. Tomei, cette contribution substantielle «peut difficilement passer pour autre chose qu’une caution».

D’autres adhéreront avec des «divergences d’idées» comme l’écrit le pasteur Jules Steeg :

«Le nom de Jésus Christ que vous proclamez résolument comme l’initiateur de la seule vraie religion, comme le modèle des hommes, comme le maître spirituel, m’est une garantie suffisante, et m’autorise à encourager de mes faibles efforts, votre utile entreprise»[382].

Il en sera de même pour les pasteurs Ernest Fontanes, Félix Pécaut[383] et Pierre Goy. Mais des protestants radicaux furent plus réticents. C’est le cas, cité plus haut, de Martin-Paschoud qui déplore, dans un premier temps, l’admission de panthéistes et d’athées dans l’Église de Neuchâtel[384].

L’initiative de Ferdinand Buisson reçut également l’appui d’un certain nombre de protestants suisses, notabilités politiques de leur pays, qui firent fonctionner des comités locaux ou cantonaux de l’Union du Christianisme libéral. Le plus dynamique fut celui du canton de Neuchâtel. Son président sera le géologue et naturaliste Edouard Desor (1811-1882), alors conseiller national, assisté comme vice-président d’Eugène Borel (1832-1892), également conseiller national, futur ministre et co-créateur de l’Union postale universelle[385].

Du second courant, sont issus l’ancien député de l’Yonne, Victor Guichard, Charles Dollfuss, «directeur de l’ancienne et si regrettable Revue germanique », le futur sénateur inamovible Léon Laurent-Pichat et quelques libres penseurs plus obscurs comme le capitaine Jolivalt, de Saint-Etienne.

Le philosophe Emile Vacherot est également très enthousiaste :

«Ai-je besoin de vous dire que votre programme sur les principes du christianisme libéral est entièrement de mon goût et que votre œuvre de généreuse propagande à toutes mes sympathies ? Inscrivez-moi donc, parmi les plus fervents, sinon parmi les premiers amis de votre grande Église…»[386].

Sans «s’approprier personnellement toutes les idées émises dans le Manifeste…»[387], Charles Ritter, professeur au Collège de France, s’y associe «de cœur». Edgar Quinet trouve l’initiative intéressante, mais invite Ferdinand Buisson à ne pas se tromper d’adversaire :

«Il y a quinze ans, frappé du danger que le catholicisme fait courir à la raison et à la liberté, j’adjurais les peuples catholiques de sortir de l’Église romaine ; et pour cela, toutes les voies me semblaient bonnes […] Tel était mon point de vue, il y a quinze ans ; tel il encore aujourd’hui […] Puisse surtout votre exemple servir à notre malheureuse Patrie…»[388].

Le même jour, dans le Mémorial d’exil[389], madame Quinet se réjouit qu’un jeune homme appelé à un brillant avenir mette en œuvre les idées développées par son grand historien de mari. Elle déplore cependant que le combat se passe en Suisse et non à Paris :

«Quel bonheur de voir un des nôtres prendre en main la cause de la libre pensée, de la Raison et porter une parole intrépide au nom des Jeunes Générations ! C’est une vraie consolation pour l’auteur de la Révolution Religieuse de penser que les questions religieuses, si dédaignées par une partie de la Démocratie passionne des esprits jeunes et militants qui cherchent à la vivifier, à l’identifier avec la morale et avec la lumière ! Mais ces Conférences de M. Buisson, faites à Genève ne sont pas là à leur vraie place. Paris, la France, voilà le terrain qu’il faudrait fortifier, y semer la bonne parole…».

Le lendemain, Edgar Quinet envoie une nouvelle lettre pour expliciter sa pensée. L’ennemi, c’est Rome, pas le protestantisme même «orthodoxe» :

«N’oublions jamais que les Réformateurs du XVIème siècle ont arraché la moitié de l’Europe au servage de la papauté qui pèse encore sur nous. En les combattant n’oublions pas qu’ils ont été nos sauveurs […] En un mot, ce sont non pas nos ennemis, mais des ancêtres. Voyez le Syllabus, le prochain concile. Voilà où est l’ennemi».

Et Quinet d’ajouter :

«Pensez qu’après tout, vous avez mille points communs avec ceux que vous réfutez. La liberté est entre vous ; elle vous unit au moment où vous êtes divisés».

Est-ce pour ces raisons que Quinet refusera de faire partie du bureau de la nouvelle Union ?

D’autres y adhéreront, mais pour des motivations très diverses. Ainsi Jules Barni, en exil, en, Suisse comme Ferdinand Buisson dit «applaudir» à cette entreprise et déclare, aux initiateurs du projet, donner «la main comme à d’utiles auxiliaires de la philosophie, ou plutôt comme à de vrais philosophes, qui travaillent à la fois à l’émancipation intellectuelle et morale de l’humanité»[390].

C’est, sans doute, sur les mêmes présupposés, que le Manifeste sera ratifié par quelques défenseurs de la Morale indépendante comme le «massolien» Montagu :

«Je me suis empressé […] de faire adhésion […] à l’œuvre que vous entreprenez, œuvre qui me paraît éminemment rationnelle…»

Paul Bouchard, dont nous avons déjà beaucoup parlé, sans se prononcer sur le Manifeste,publie dans l’Emancipation n° 7 le testament d’un «chrétien libéral». Le philosophe Paul Janet, semble dire à Buisson, parodiant Sade, de faire encore un effort pour être totalement «rationaliste» :

«Ouvrez-moi au contraire, un temple où sans abdiquer la philosophie, je puisse trouver une source de piété et de religion vivante : voilà un but qui vaut la peine d’être poursuivi ; et c’est dans ce sens que je ne saurais trop vous engager à tourner tous vos efforts…»[391].

Quant à Emile Littré, il publie le Manifeste dans la Revue de philosophie positive de juin 1869, qu’il commentera dans un article, très critique, conclu de manière lapidaire et condescendante :

«Regardons et instruisons-nous».

Sans y adhérer Riche-Gardon se montre «intéressé». Carle suit, avec des réserves «doctrinales», le projet avec sympathie[392]. Charles Fauvety demeure dubitatif et Jules Simon, observateur intrigué. La Revue des Deux-Mondes, sous la plume d’Albert de Broglie, salue les efforts de ce projet susceptible de vivifier une théologie protestante authentique français.

Hugo et Michelet, pourtant si prompts à parrainer toutes les initiatives libres penseuses, se contentent de vagues encouragements et Sainte-Beuve se déclarera hostile.

Chacun voyant midi à sa porte, diverses associations unitariennes (John James Tayler, au nom de la Free Christian Union ; Charles Lowe, secrétaire du comité de l’Association Unitaire américaine ; Alexius Nagyl, au nom du consistoire de la communauté unitaire de Hongrie, reconnaîtront comme une des leurs, l’Église de Buisson.

Mais à qui Ferdinand Buisson destinait-il son organisation ? Selon sa propre définition, l’Église libérale était «ouverte à tous ceux qui sont d’accord, comme hommes, à entreprendre vigoureusement le travail de leur commune amélioration spirituelle, sans s’informer si, comme savants, comme philosophes, comme théologiens, ils professent le théisme, le panthéisme, le supranaturalisme, le positivisme, le matérialisme ou tout autre système[393]. S’il se trouvait même des hommes qui prétendissent être athées et qui néanmoins prissent comme les autres le sérieux engagement de participer de toutes leurs forces à cet effort moral que supposent les mots culte du bien et amour de l’humanité, l’Eglise libérale devrait les recevoir au même rang que tous leurs frères, non comme des athées[394], mais comme des hommes.»[395].

Par principe, l’Eglise de Buisson est donc ouverte à tous «les hommes de bonne volonté», au-delà même des limites du «grand diocèse» de Sainte-Beuve. La question de l’admission des catholiques n’est jamais explicitement invoquée, mais elle demeure conditionnée par la rupture avec le «papisme.». Celle des protestants «orthodoxes» est posée par l’Emancipation[396]. La réponse est aussi claire que pour les athées :

«Les protestants libéraux, non seulement, ne demandent pas à quitter ou à proscrire leurs frères attachés aux croyances traditionnelles, mais ils demandent très expressément à ne pas s’en séparer…»[397].

Au-delà des questions de fond, se posera à Ferdinand Buisson, le difficile problème de l’institutionnalisation du Christianisme libéral dans une Église sans dogme et sans clergé.

Dans un premier temps, Buisson obtient du conseil communal de Neuchâtel l’utilisation du Temple du Bas pour organiser des conférences. La fine fleur du protestantisme radical francophone viendra prêter son concours : Théophile Bost, Clamageran, Colani, Coquerel fils, Fontanès, Leblois, Martin-Paschoud, Pécaut, Edouard Reuss, Albert Reville ou Steeg. Certains orateurs parlent également à la Chaux-de-Fonds, au Locle, mais également hors du canton, à Genève, à Berne ou à Lausanne. Ferdinand Buisson participe également à cette campagne dont le point d’orgue sera la disputation de Genève, le 4 mai 1869, avec Jean-Edouard Barde (1836-1904), alors pasteur «orthodoxe» à Vandoeuvres, devant 3.000 personnes.

Dès l’été/automne suivant, la question d’une plus grande organisation de l’Église libérale se pose. Dans le numéro 35 de l’Emancipation, daté du 31 octobre 1869, on trouve l’appel en date du 10 octobre du Comité de l’Union décidant d’offrir «aux familles qui s’y rattachent un foyer de vie spirituelle, un centre permanent de réunion régulière, où elles puissent venir périodiquement puiser des inspirations fécondes… ». Il propose d’organiser des réunions publiques dominicales dans les temples, des écoles du dimanche, des conférences populaires et des sociétés de secours mutuel. Néanmoins, le comité précise qu’en «attendant et aussi longtemps qu’il subsistera une Église nationale neuchâteloise, sans confession de foi obligatoire, aussi longtemps que nous devons contribuer à son entretien, nous déclarons expressément que nous ne nous séparons point de cette Église, et nous ne renoncerons ni pour nous, ni pour notre pasteur, à y exercer tous nos droits électoraux…».

Dès le début du projet, Ferdinand Buisson avait cherché un ministre. Contactés, Maurice Schwalb et Pierre Goy refusèrent d’emblée. Steeg d’accord, devra renoncer pour des raisons de santé. Après bien des hésitations, Pécaut accepte de se consacrer quatre mois à l’Église de Neuchâtel. La première Assemblée religieuse libérale aura lieu à la Chaux-de-Fonds, au Temple français, le 5 décembre 1869, sous la présidence de Zélim Perret (1823-1889), futur conseiller national. Pendant les quatre mois qu’il passe en Suisse, Pécaut connaît un succès certain au point que, celui qu’on surnomme Saint François d’Assise, agace Buisson prêt à combattre la «Pécautlâtrie»[398]. Il sera remplacé par un personnage bien plus terne, le pasteur Trocquemé, alors en poste aux Bouhets, commune des Lèves, dans la circonscription du consistoire de Sainte-Foy (Gironde). Malgré ces changements, l’Union s’organise. Le 5 juin 1870 se tient la première réunion annuelle du Comité cantonal, aux Hauts-Geneveys, sous la présidence d’Edouard Desor. Ensuite l’Union se structure au niveau national. A Bienne (canton de Berne), les 12/13 juin 1870, est érigée l’Union suisse du christianisme libéral. Elle milite activement, notamment dans le canton de Neuchâtel, pour la séparation des Églises et de l’État. La guerre de 1870 et la proclamation de la République permettent à Buisson de regagner la France. Buisson parti, l’Union décline. Le journal l’Emancipation est, d’après Charles Monvert[399], le premier à pâtir de ce départ. Le périodique fusionnera, fin décembre 1872, avec son confrère genevois, L’Alliance libérale. Si l’on en croit sa correspondance avec Edouard Desor, Ferdinand Buisson suit de manière de plus en plus distendue son œuvre. Dans le même temps, la question de la séparation[400] dans le canton de Neuchâtel va lui donner le coup de grâce. Après bien des tribulations, le seul article 71 d’un projet de loi hostile à la séparation,d’initiative populaire, est soumis à votation, le 14 septembre 1873. Il est repoussé par 6 883 voix contre 6867. La faiblesse du score va entraîner un schisme entre une Église évangélique neuchâteloise et une Église nationale[401]. La volonté des libéraux de demeurer au sein de cette dernière, si elle est conforme à leurs choix, traduit également la faiblesse d’un mouvement qui s’étiolera dans les semaines suivantes. Cette même décennie 1870, verra de manière plus globale, l’échec de la libre pensée spirituelle et du protestantisme radical. L’insuccès de l’Eglise de Buisson est typique donc d’une déconvenue plus large, celle de «séculariser la religion» comme le déclarera plus tard Pécaut[402].

Ferdinand Buisson lui-même reviendra sur l’aventure de Neuchâtel[403]. Il accepte de manière explicite des simples erreurs de forme. D’abord, il admet plus ou moins volontiers que seules les Églises historiques qui se sont solidement structurées, ont perduré. Le protestantisme radical est demeuré trop intellectuel, marginal et «hérétique » ou, plus exactement trop radicalement hétérodoxe. Surtout Buisson reconnaît s’être trompé d’époque, erreur de jeunesse dont il s’exonère au bénéfice de l’âge : le XIXème siècle° ne sera pas le nouveau temps de la Réformation.

Dans ce même texte, Buisson cherche de nouvelles références[404]. Désormais, au niveau «religieux », Buisson se réfère explicitement au symbolisme critique d’Auguste Sabatier (1839-1901), qui avec le fidéisme d’Eugène Ménegoz (1838-1921), donnera naissance à la doctrine théologique du symbolo-fidéisme, dominante à la faculté de théologie protestante de Paris, d’où son autre nom d’Ecole de Paris. A la lumière de leurs travaux, Ferdinand Buisson distingue l’âme et le corps dans la religion :

L’âme de la religion est «l’essence vivante du fait religieux, c’est l’élan primesautier qui emporte l’âme vers l’inconnu, élan de l’esprit, du cœur, de l’imagination, de la conscience, de la volonté…».

C’est pour avoir négligé le corps au détriment de l’âme que l’aventure de Neuchâtel a échoué :

«Et mon erreur – pardon, une de mes erreurs – fut sans doute de n’avoir pas su faire le départ entre le corps et l’âme de la religion […] L’intuition du divin, l’éclair qui illumine l’au-delà ne suffiraient pas à créer une vie religieuse, si des éléments inférieurs sans doute, mais plus stables ne s’y joignaient. Il faut épaissir l’idéal, qui, à l’état parfait, nous échapperait si vite…»[405].

Il nous semble utile, en conclusion de ce paragraphe de s’interroger sur la foi laïque de Ferdinand Buisson, pour reprendre une formule qui lui était chère et qui a servi de titre à la publication d’un recueil de ses discours et de ses écrits (1912). Buisson a cherché, dans diverses traverses, une solution à la question religieuse, mais sa longue existence (91 ans) est cependant marquée d’une forte continuité. Buisson, venu du protestantisme libéral, demeurera tout au long de sa vie attaché à la libre pensée religieuse. Il existe une permanence «idéologique» entre l’époque de Neuchâtel et les œuvres[406]. du dernier tiers de sa vie[407].

D’abord, Ferdinand Buisson, depuis les années 1864/1865, a toujours manifesté son soucis de «laïciser la religion». Cette idée très présente dans la brochure, Le Christianisme libéral (1865) et dans le Manifeste de1865, ne le quittera jamais. C’est par elle que se perpétue le mieux dans la pensée, parfois fluctuante de Buisson, l’esprit de Neuchâtel.

Ensuite Buisson a toujours affirmé que la religion est un «besoin éternel de l’âme humaine […] que ni la science, ni la morale ne nous autorisent à nier»[408]. Elle s’enracine dans un fait irréductible : le sentiment religieux :

« … C’est l’homme tout entier qui, par une sorte d’instinct propre à l’homme seul, cherche un Dieu au fond des cieux et de lui […], l’âme de la religion, si je l’ai bien compris, l’essence vivante du fait religieux, c’est l’élan primesautier qui emporte l’âme vers l’inconnu, élan de l’esprit, du cœur, de l’imagination, de la conscience, de la volonté. Tout s’y mêle, sentiment, pensée, même…»[409]

Surtout Ferdinand Buisson a intensément recherché, selon ses propres termes, une «religion laïque de l’idéal moral» :

 «Comme il y a un fait religieux que nous respectons, nous demandons le respect pour le fait moral : celui-ci n’est ni plus ni moins mystérieux que celui-là. Vous croyez qu’un élan de prière met l’âme en contact avec Dieu ; nous croyons que l’élan de conscience qui la met en face du devoir lui donne le frisson du divin»[410].

Paradoxalement, l’échec du christianisme libéral rapproche Buisson de la morale indépendante qu’il avait autrefois combattu :

«Par définition, donc, nous admettons la possibilité pour l’école laïque d’enseigner et d’inspirer une morale qui ne soit pas en dehors des conditions mêmes de l’école laïque. En d’autres termes, nous posons en principe qu’une morale laïque est possible. Que faut-il entendre par-là, sinon une morale qui se constitue indépendamment des données religieuses, métaphysiques ou scientifiques»[411].

Il est alors très proche de la morale ferryste «sans épithète[412]». Dans un article paru dans Le Temps du 12 septembre 1905, il est encore plus explicite :

«Le voilà donc notre «athéisme». C’est la négation du théisme obligatoire comme fondement de la morale.  C’est ce qu’on appelait à la fin de l’Empire «la morale indépendante».

En réalité, Buisson n’abdiquera jamais l’idée que la religion est le fondement de la morale comme l’indique le titre de sa fameuse conférence du 12 mars 1917, à la Ligue de l’enseignement, Le fonds religieux de la morale laïque. Cette dernière, expression des aspirations religieuses de l’homme, se rattache à l’Evangile «pris à sa source, avant les dogmes, avant les systèmes» :

«…Si vous en effaciez tout ce qu’elle [la morale] doit au christianisme […], il ne vous resterait dans les mains qu’une terne nomenclature de préceptes, quelques beaux aphorismes et l’inoffensif babil de la civilité puérile et honnête».

Comme à Neuchâtel, il mène un double combat contre les orthodoxies confessionnelles et contre une libre pensée (sectaire) qui voudrait «imposer sous prétexte de rationalisme une orthodoxie à rebours»[413].

Le dialogue qu’il s’efforce d’ouvrir entre «libre pensée et protestantisme libéral» comme l’atteste l’ouvrage publié en commun (1903) sous ce titre avec le pasteur Charles Wagner (1858-1918) peut être interprété comme la continuation, sous d’autres formes et dans d’autres temps, de l’esprit de l’Église de Neuchâtel. Au demeurant, au sein de cette nouvelle forme organisationnelle que constitue l’Union de libres penseurs et de libres croyants, il n’hésite pas à évoquer les analogies entre la libre pensée et le protestantisme libéral. Ce dernier est «déjà la libre pensée». Buisson refuse une libre pensée antireligieuse et n’hésite pas a condamné ses excès. Il préfère la croire irréligieuse «par religion» :

«[C’est] pour mieux posséder le Dieu intérieur de la conscience qu’elle renie le Dieu des mythologies et des théologies»[414].

Enfin, les conceptions radicales de Ferdinand Buisson l’amènent à estimer que le Dieu de la conscience est présent dans l’humanité, que «le royaume de Dieu, entendez le règne de la justice et de la fraternité»[415] se construit sur cette terre. Ce thème est déjà présent dans les années 1860. Dans Le Christianisme libéral, Buisson invite à ériger «sur cette terre le plus prochainement possible le règne de la justice, de la paix et de la charité que Jésus appelle le règne de Dieu»[416]. Toute sa vie, la société laïque lui apparaîtra comme la version terrestre (et la seule valable) de la Jérusalem céleste. Au demeurant, cette aspirationavait trouvé sa concrétisation dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789. «Dans l’esprit de Buisson, la Révolution française et le message évangélique se font écho mutuellement»[417].

Son idéede Foi laïque manifeste le soucis de contester aux religionspositivesleterrainidéologique et temporel«Elle renvoie surtout à la coloration missionnaire qu’il donne à la laïcité»[418].

A travers sa vie et son œuvre, la libre pensée de Ferdinand Buisson, peut être qualifiée de «laïco-spiritualiste». Sa Foi n’est«ni une simple morale de la pure intériorité, une intuition intime sans lien avec un projet politique global, ni une religion civile» :

«Deux idées dominent le spiritualisme de Buisson : d’abord la croyance en la liberté de l’âme humaine, irréductible à la réalité matérielle. Ensuite la conviction qu’il existe une continuité entre sentiment et raison (même si Buisson semble placer le premier plus haut que le second dans la quête de l’âme vers l’A(a)bsolu), chacun exprimant à sa façon la présence de l’infini en l’être humain»[419].

Jusqu’à la fin de sa vie, Ferdinand Buisson, sans se situer dans le christianisme protestant, ne s’en déclarera jamais totalement étranger :

«Je ne vous demande pas de me dire chrétien à votre manière, je le suis à ma manière».

A coup sûr, l’évolution de Buisson, du christianisme libéral à la religion laïque (on préférera peut-être l’expression laïcite religieuse[420]) de la conscience et de l’humanité, vaut pour toute une génération protestante, dans ce dernier tiers du XIXèmesiècle. Et nous ferons notre, la conclusion de Jean Marie Mayeur :

«Mais comme bien d’autres personnalités venues du protestantisme libéral, celui qui fut l’un des fondateurs de la laïcité républicaine resta marqué par l’empreinte de sa formation première. Le vieillard qui demeurait fidèle aux intuitions de l’auteur du Christianisme libéral, près de soixante ans plus tôt. La «foi laïque» de Ferdinand Buisson est bien une libre pensée religieuse. Elle est une composante, certes minoritaire, mais non dénuée d’influence, de l’«idée laïque»[421].

**** Le chant du cygne

Contrairement à l’aventure contée dans les Métamorphoses d’Ovide, les Epigrammes de Martial ou la Géographie de Strabon, dans laquelle Hermaphrodite et la nymphe d’un lac, Salmacis, fusionnent dans un même corps bissexué, il ne s’opéra pas de véritable amalgame, en encore moins de syncrétisme, entre l’ultra-gauche de Dieu et le protestantisme (libéral ou pas). Il semble que les deux courants s’étant baignés dans le lac de Carie, y perdirent selon le vœu d’Hermaphrodite, leur virilité.

Sous la Seconde République et le Second empire, l’ultra-gauche de Dieu croit encore à l’avènement proche de la Religion tandis que le protestantisme (libéral ou évangélique) se définit comme la religion de la modernité face à l’archaïsme romain. Dans cette ambiance, il existe des passerelles, des complicités entre les deux courants. Une préoccupation stratégique commune domine : concilier foi et raison, temps modernes et religion. Dans le «Grand diocèse», on rencontre ainsi des catholiques de plus en plus tièdes, des gallicans libéraux en rupture avec le pape, des théistes chrétiens ou non, des théomaniaques de tout poil, des déistes de toute obédience, des unitariens affirmés ou pas, des protestants libéraux et radicaux, des spiritualistes aux mille visages ou de simples partisans du Grand Architecte de l’Univers qui ont en commun une solide détestation de Rome, une inquiétude face à la montée du matérialisme et de l’athéisme, et une plus ou moins grande admiration envers le protestantisme, ou plus exactement, envers un protestantisme parcellaire ou virtuel. Tous ces groupuscules, chapelles ou individus divergent pourtant sur l’avenir du protestantisme. Pour les uns, le protestantisme après une nouvelle réforme serait la religion. Pour les autres, il jouerait simplement le rôle de la religion de la sortie des religions, un allié provisoire qui sera conduit à dépérirPour tous, son renforcement semblait provisoirement nécessaire pour faire mieux fonctionner le système concordataire, éviter l’affrontement des deux France, positiviste et catholique, et ainsi offrir une troisième voie spirituelle et laïque ouvrant une alternative religieuse au catholicisme antimoderniste et de juguler la montée de l’athéisme. C’est sans doute Paul Janet qui théorisera le mieux cette idée 

« […] Il y avait dans l’Eglise protestante un fonds de doctrine commun, une unité de foi et en quelque sorte un point fixe, la divinité du Christ et la croyance à une révélation spéciale de Dieu ;. mais le moment est arrivé où la liberté d’examen venant à s’étendre jusqu’à ces bases mêmes de la théologie dogmatique, s’est élevée la question de savoir si le christianisme est absolument lié à tel ou tel dogme, s’il lui est interdit de s’ouvrir aux lumières de la critique et de la philosophie modernes, et si rejeter le surnaturel du dogme, c’est abdiquer l’esprit chrétien. Les uns pensent qu’il n’y a pas de christianisme sans un dogme chrétien, c’est ce qu’on appelle le protestantisme orthodoxe ; les autres pensent que le christianisme consiste dans l’esprit et dans le sentiment chrétien et non dans un dogme déterminé, c’est le protestantisme libéral […] Mais en quoi, dira-t-on, une telle religion se distinguera-t-elle de ce qu’on appelle la religion naturelle, ou du déisme philosophique ? […] Le christianisme a justement prouvé sa supériorité sut toutes les religions de l’univers par sa facilité à s’assouplir à tous les états d’esprit, à tous les états de la société. Le catholicisme lui-même quoi qu’en disent ses adversaires prévenus, a montré dans l’histoire une assez grande flexibilité […] Le christianisme a prouvé la même souplesse en devenant protestantisme. Qui sait s’il n’est pas appelé encore à prendre une troisième forme, et à résoudre le problème religieux de l’avenir par une dernière métamorphose « ?» [422].

La guerre franco-allemande de 1870-1871 affaiblira le protestantisme français, mais paradoxe des conséquences, cette amoindrissement contribuera à son renforcement[423] d’autant que le déclin de l’ultra-gauche de Dieu au sein de la France libre libérera un espace spirituel. Désormais les deux courants ne sont plus totalement concurrents. Ce positionnement nouveau n’est pas sans rapport avec le contexte géopolitique et intellectuel. Le protestantisme français est désormais majoritairement évangélique. Cause et effets à la fois, la presque totalité des protestants radicaux se marginalisera par rapport au protestantisme institutionnel, et passera de la théologie à la politique, à la pédagogie et/ou à la franc-maçonnerie. Dans le même temps, on constate que les nations «émergeantes» (Royaume-Uni, Allemagne, Etats-Unis) appartiennent à la sphère protestante. Aussi de nombreux spiritualistes, comme Ernest Renan, Michel Bréal, Gabriel Monod ou l’économiste belge Emile de Laveleye[424] n’hésitent-ils pas à se prononcer pour un «ralliement» de la France (et plus largement du monde latin) au protestantisme, ou à tout le moins à un programme d’instruction publique et morale d’inspiration protestante[425]  :

«Ce sera la nouvelle frontière des années Ferry…»[426].

Dans le champ du symbolique, il est révélateur de noter que le premier ministère de la «République des républicains» compte cinq protestants sur dix membres à commencer par son président William Waddington. De là à voir une France protestantisée, il n’y avait qu’un pas allègrement franchi par une partie des droites politiques. En réalité, il existe une sur-représentation protestante dans les nouvelles élites républicaines, mais ni l’administration, ni même l’enseignement ne sont protestantisés à outrance, même s’il flotte parfois dans les préaux des lycées et des écoles un parfum parpaillot. La place réelle du protestantisme tient à son influence idéologique, culturelle et spirituelle. On pourrait dire que le protestantisme est le supplément d’âme d’une France positiviste et anticléricale. C’est le moment choisi par une petite ecclesiola (si l’on peut oser ce pléonasme) pour demander aux libres penseurs, de plus en plus irréligieux, de se déclarer protestants. Ce sera le «transfert d’immatriculation religieuse» chère à Renouvier et à Pillon. Face à l’intransigeance théologique, mais également politique, de l’Église romaine, seule une «confession» (et non une religion « artificielle », intellectuelle comme le théismo-déisme) peut s’opposer et offrir une alternative crédible à un ultramontanisme rétrograde. De même le Dieu des philosophes semble bien frêle pour contenir la montée de l’athéisme et du matérialisme. Cette campagne ne recevra qu’un écho minoritaire, notamment chez des neo-protestants, dans le monde protestant. Plus que l’hermaphrodisme, c’est la marginalité qui caractérisera ce groupe. Il n’était guère nombreux ceux qui comme Réveillaud pouvait «manger gras» le Vendredi Saint au temple maçonnique et criait «Alléluia» pour célébrer la résurrection de Christ, le dimanche de Pâques dans le temple réformé.

Ce nouveau philoprotestantisme déclinera dans les décennies 1890 et 1900. Il s’était exprimé principalement chez les républicains ferrystes. Or ces derniers perdront progressivement la majorité au sein de la France «libre», au profit des radicaux nettement plus anticléricaux. Les autres éléments sur lesquels reposait le philoprotestantisme vacilleront à leur tour. L’idée que la modernité réside dans les nations protestantes ne résiste pas à la montée de l’anglophobie et à l’esprit de revanche sur l’Allemagne. L’école publique commence à produire des élites domestiques. On voit même se développer chez des républicains irréligieux, une campagne contre la «protestantisation» de l’école laïque. Enfin, on assiste à un léger fléchissement de l’anticatholicisme, au moment du ralliement d’une partie de l’opinion catholique à la République derrière le cardinal Lavignerie.

Néanmoins, peut-on parler de République ferryste protestantisée qui précéderait une République radicale maçonnisée ? On peut avancer l’hypothèse qu’un protestantisme religieux non clérical a trouvé dans ces quelques années le rôle de passeur entre une France de moins en moins catholique et une France de plus en plus laïque. Cette laïcité religieuse, prônant la priorité de l’instruction publique et la réforme morale, dépérira avec le siècle.

Le triomphe de la laïcité républicaine rendra ce débat obsolète. Après 1905, on peut désormais être laïque et protestant (même évangélique) pratiquant (on pourrait dire confessant) comme on peut être athée sans forcement être irréligieux.

Néanmoins le clivage des deux France sera encore assez fort jusqu’à la Grande Guerre pour que les libres penseurs et la grande majorité des protestants demeurassent cahin-caha dans le même camp. Désormais des initiatives hermaphrodites (certes ultra-minoritaires), comme la fondation de l’Union de libres penseurs et de libres croyants pour la culture morale[427], chercheront à faire fonctionner le deuxième seuil de laïcité. L’article 2 de la dite association traduit ce soucis de jeter sinon un pont, du moins une passerelle, entre les deux France. Chaque adhèrent est invité à élaborer la (sa ?) «culture morale» à partir d’éléments «empruntés à tout le patrimoine philosophique et religieux de l’humanité en les distinguant des croyances traditionnelles là où la science exige l’abandon de celles-ci».

Une phrase du Manifeste (1907), rédigé par Kaspar, résume assez bien à la fois la permanence et l’adaptation au nouveau contexte de l’hermaphrodisme libre penseur :

«Au nom de la Libre Pensée[428][…] demandons qu’il n’y ait plus d’opinions suspectes ou privilégiées, qu’on puisse  être athée sans être traité de scélérat, et croire en Dieu sans être traité d’imbécile…».


[1]              L’antiprotestantisme en France de 1814 à 1870 : entre Bossuet et Maurras, Paris, École des chartes, coll. « Mémoires et documents de l’École des chartes » (no 54), 1998.

[2]              Une haine oubliée. L’antiprotestantisme avant le « pacte laïque » (1870-1905), Paris, Albin Michel, 2000, « Sciences des religions ».

[3]              Attitude à nuancer toutefois car si pour les libres penseurs, la puissance de la Prusse est en partie liée à sa conviction luthérienne (or pour de nombreux libres penseurs, le luthéranisme ne peut être qu’«orthodoxe»), l’ascension du monde anglo-saxon est concomitante avec la montée du libéralisme au sein du protestantisme anglo-saxon.

[4]              Comme il a été dit plus haut, quelques très rares libres penseurs religieux étendront cette critique au protestantisme dans son ensemble. Bien sur, cette attitude sera beaucoup plus répandue chez les libres penseurs athées et matérialistes.

[5]              En réalité, le pasteur Félix Guy est un libéral, qui baptisera les deux petites-filles de George Sand à Nohant, le 15 décembre 1868. Plus tard, il abandonnera son ministère pour le militantisme et le journalisme républicain, dans la Charente-Maritime.

[6]              Correspondance, t. XVIII (août 1863-Décembre 1864), Paris, Garnier, 1984, p. 300, lettre du 5 mars 1864 à Maurice & Lina Duvedand-Sand.

[7]              L’article fait allusion aux décisions du conseil presbytéral, puis du consistoire de Paris de retirer sa délégation pastorale à A.Coquerel fils, suffragant de J.Martin-Paschoud.

[8]     Riche-Gardon Pierre-Luc, in La Renaissance, novembre 1865, p. 298.

[9]     Voir plus loin.

[10]            Ainsi Pierre-Abraham Jonain leur consacre un solide article dans trois numéros de l’Alliance Religieuse Universelle.

[11]            Critique, savoir et érudition à la veille des Lumières : le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle. Actes du colloque international de Nimègue (24-26 octobre 1996) publiés par Hans Bots, Amsterdam & Maarsen, Holland University, 1998. Pierre Bayle, citoyen du monde. De l’enfant du Carla à l’auteur du Dictionnaire. Actes du colloque du Carla-Bayle (13-15 septembre 1996) réunis par Hubert Bost & Philippe de Robert, Paris, Champion, 1999.

[12]            Voir plus loin.

[13] Le Temps fut d’emblée considéré comme un l’organe ‘officieux » du protestantisme radical.

[14]            N ° 10, octobre 1864. Compte-rendu très élogieux de deux brochures du docteur P.Broca : Appel au Consistoire de l’Église Réformée de Paris, contre une décision du Conseil presbytéral de la même Église…, Paris, E. Martinet, 1864, 8 p. ; Mémoire présente à M. le Ministre de la Justice et des Cultes, sur un fait relatif à l’inscription des électeurs paroissiaux dans l’Eglise Réformée de Paris, Paris, E. Martinet, 1864, 23 p.

[15]            Poulain Nicolas, Qu’est-ce que le christianisme sans dogme et sans miracles ? ou Etude critique des doctrines d’une théologie prétendue nouvelle, Paris, Grassart, 1864 ; Reville Albert, Notre christianisme et notre bon droit, trois lettres à M. le pasteur Poulain, au sujet de sa critique de la théologie moderne, Paris, J. Cherbuliez, 1864 ; Poulain Nicolas, Réponse aux trois lettres de M. Albert Reville sur la théologie nouvelle, Le Havre, A. Lemale, 1864 (la troisième édition, 1864, est suivie d’une Etude sur les doctrines de M. A. Coquerel). Jean-Louis Vaïsse, d’abord libéral puis « huguenot indépendant » selon le titre d’une de ses brochures (1872), imaginera ensuite une religion judéo-chrétienne syncrétique, le « spiritualisme » et sera membre de diverses loges maçonniques toulousaines.

[16]            Dans le même temps, B.Rives avait publié une petite brochure de vingt pages, intitulée Réponse d’un pasteur de campagne à deux questions adressées au libéralisme par M. le professeur Pédézert (Paris, 1867) dans laquelle il affirmait qu’un pasteur devenu athée pouvait parfaitement continuer à exercer son ministère si le consistoire l’y autorisait, les fidèles hostiles pouvant se contenter du culte familial.

[17]            Numéro 35, 12 juin 1869, p. 276 et sv.

[18]            Emilien Paris est également pasteur radical. Le philoprotestantisme libre penseur est non seulement « philo-libéralo-protestantisime » mais très souvent « philo-radicalo-protestantisme ». Répétons que la quasi totalité des libres penseurs n’introduit aucune nuance parmi les protestants libéraux. Modérés ou extrémistes, ils sont libéraux avant tout.

[19]            N° 14 (15 avril 1866), p. 6/7 ; n ° 2 (15 mai 1866), p. 12/13 ; n ° 3 (15 juin 1866), p. 21/22 ; n ° 4 (15 juillet 1866), p. 29/30 ; n °5 (15 août 1866), p. 34/35.

[20]            Histoire du dogme de la divinité de Jésus-Christ, Paris, G. Bailières, 188 pages.

[21]            Le pasteur E.Leblois sera également l’ami d’Edmond About, Jules Ferry, Henri Martin, Jules Michelet, Ernest Renan et de George Sand.

[22]            Strasbourg, F.-C. Heitz, 1865.

[23]            Notamment le sermon Qui d’entre vous me convaincra du péché ? , prononcé par A.Coquerel père au Temple de l’Oratoire, le 24 février 1856 (compte rendu par Charles Fauvety in La Revue, 1856, t. 3, p. 466/469, et le sermon d’adieu prêché dans le même temple par A.Coquerel fils, le 24 février 1864 (Paris, Michel Lévy frères, 1864 ; quatre rééditions, la même années) (compte rendu par Riche-Gardon in Le Déiste rationnel, 2 février 1864, p. 38/42).

[24]            Vacherot Emile, in La Revue des Deux-Mondes, 1870/2, p. 852.

[25]            Rémusat, Charles de, in La Revue des Deux-Mondes, 1854/2, p. 1153.

[26]            Paris, C. Meyrueis. Les tomes suivants datent de 1861 et 1869 ; la quatrième série La Vie ecclésiastique, religieuse et morale paraîtra chez Sandoz & Fischbacher en 1877.

[27]            Milsand Joseph, 1859/5, p. 853.

[28]            Edmond de Hault de Pressensé (1824-1891), pasteur auxiliaire, puis suffragant (1847), puis titulaire (1848) de l’Église indépendante dite de la Chapelle Taitbout participe en 1849 à la formation de l’Union des Églises Évangéliques [Libres c’est-à-dire séparées de l’État]. En 1854, il cofonde avant de diriger pendant de nombreuses années La Revue chrétienne. Ecrivain fécond, esprit cultivé, théologien très au courant des travaux d’outre-Rhin, il combat aussi bien une certaine orthodoxie du Réveil que le libéralisme radical, l’intolérance romaine que la contestation de la divinité de Christ. Son Jésus Christ, son temps, sa vie et son œuvre (1866) est sans doute la meilleure réplique «religieuse » à la Vie de Jésus de Renan. Tout en restant pasteur, il est élu député (1871-1876) puis sénateur inamovible en 1883. Sa femme, Elise Du Plessis (1826-1901), écrivain et animatrice d’œuvres éducatrices et sociales, issue d’une famille suisse revivaliste, évoluera vers un christianisme libéral mâtiné d’agnosticisme qui peut la faire classer parmi les libres penseuses religieuses.

[29]            Sur ce thème, voir Jean Bauberot et Valentine Zuber, op. cit. , p. 153-169.

[30]            Les premières manifestations du modern spiritualism se déroulèrent en 1847,  à Hydesville (Etat de New York), sur les bords du lac Ontario, dans la ferme des Fox, famille méthodiste. Dans cette même région dite burned-over district district incendié» sous-entendu par la ferveur revivaliste) a été élevé le jeune Joseph Smith (1805-1844) qui y eut sa première vision et y reçut les messages de l’ange Moroni.

[31]            Chiffres cités par Massimo Introvigne, op. cit. , p. 199. Les effectifs des mormons se trouvent dans de nombreux livres et articles contemporains de Charles Fauvety, cités dans les notes suivantes.

[32]            Typique de cet intérêt est la place occupée par l’article mormon (9 colonnes, 3 pages) dans le Dictionnaire universel du XIXème siècle de Pierre Larousse (Paris, 1874, t. XI, p. 571-573) ou le chapitre XXVII de l’œuvre de Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingt jours, publié en feuilleton dans le Temps, du 6 novembre au 22 décembre 1872, puis chez J. Hetzel, 1873.

[33]            Aux amis de la vérité religieuse. Récit abrégé du commencement des progrès … de la foi de la doctrine de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours, Paris, M. Ducloux, 1850 ; 2eme éd. 1851, 3eme 2d. 1852 ; Le Livre de Mormontraduit en anglais par Joseph Smith Junior, traduit de l’anglais par John Taylor et Curtis E. Bolton, Paris, 1852 ; édition stéréotype, publiée par John Taylor, Paris, rue de Tournon, s.d., 2eme éd.  ; De la Nécessité de nouvelles révélations prouvées par la Bible, Paris, impr. de M. Ducloux, 1852.

[34]            12 numéros parus (mai 1851-avril 1852).

[35]            12 numéros parus (1853).

[36]            Citons Les Mormons et leurs ennemis, Lausanne, Larpin & Coendoz, 1854, en réponse à deux pamphlets antimormons parus en Suisse : Lettres sur les Mormons de Californie de Louis Favez (Vevey, 1851) et L’irvingisme et le mormonisme à la lumière de la Parole de Dieu d’Emile Guers (Genève, 1853).

[37]            Exposition des premiers principes de la doctrine de l’Eglise de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, Turin, 1852.

[38]            Pour n’en citer que quelques-uns signalés par un (ou plusieurs) périodique(s) libre(s) penseur(s) religieux : M.Etourneau, Les MormonsPréface de Pierre Vincard, Paris, Bestel, 1856 ;  La femme chez les Mormons, relation écrite par l’épouse d’un Mormon revenue récemment de l’Utah. Traduit de l’anglais par Charles Everard, Paris, 1856 ; Pichot Amédée, Les Mormons, Paris, Hachette, 1864 ; Duplessis Paul, Les Mormons, Paris, A. Cadot, 1859 ; M.Granson (Directeur des postes), Les Mormons, Le Havre, imp. Le Pelletier, 1860 ;Remy Jules, Voyage au pays des MormonsRelations, géographie, histoire naturelle, histoire, théologie, mœurs et coutumes,Paris, E. Dentu, 1860 ; Burton Richard, voyages du capitaine Burton, Paris, Hachette, 1872 ; Toutain Paul, Un français en Amérique. Yankees, Indiens, Mormons, Paris, Plon, 1876.

[39]            Par exemple, dans La Revue des Deux-Mondes entre 1848 et 1870 (cf. Hivert-Messeca Yves, Protestantisme et protestants dans La Revue des Deux-Mondes, in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 146, oct.-déc. 2000, III C, Les Mormons,p. 805-807).

[40]            Messianisme, union finale de la philosophie et de la religion constituant la philosophie absolue, Paris, G. Doyen, 1831-1839, 2 volumes ; Messianisme ou réforme absolue du savoir humain, Paris, Firmin-Didot, 1847/483 volumes. L’Absolu est un. Tout est en correspondance dans l’univers. La «génération» de tous les systèmes doit suivre une seule et même loi. Cette loi dite de création explique tout ce qui est et permet de comprendre tout ce qui existe. La matière et l’esprit ne sont que les deux facettes d’une même réalité. La création d’un tel système capable de tout comprendre et de tout expliquer conduit Wronski à se prendre souvent pour un nouveau Messie (Cf. D’arcy Philippe, Wronski, une philosophie de notre temps, Paris, Seghers, 1970). On notera que Charles Fauvety a été également influencé par Wronski. Bertrand et lui se sont-ils connus dans les «cours publics» de Wronski ? Ce dernier aura une influence certaine sur certains libres penseurs religieux (Cf. Augé Lazare, Notice sur Hoëné Wronski, suivi du portrait de Wronski, par Mme Wronski, Paris, 1865).

[41]            Une voix d’avertissement et instruction à tous les peuples, ou introduction à la foi et aux doctrines de l’Eglise de Jésus Christ des Saints des Derniers  Jours, traduit de la sixième édition anglaise, Jersey, G. Romeril, 1853.

[42]            Autorité divine ou réponse à cette question : joseph Smith était-il envoyé de Dieu ? suivie du credo de l’Eglise de Jésus Christ des saints des derniers jours, Paris, imp. Ducloux, 1852.

[43]            Une partie de sa vie est connue grâce à ses souvenirs, Mémoires d’un mormon (Paris, E. Jung-Treutel, 1862). Après cette date, on perd sa trace.

[44]            Ainsi dans la Revue philosophique et religieuse, on trouve un article consacré aux «Frères Moraves à Paris» (t. 1, p. 203-219) et un autre sur la secte nouvelle des «Israélites-Chrétiens» de Charles Franz Zippel (t. 2, p. 373-376).

[45]            Charles Fauvety a peu écrit sur le mormonisme. Ses idées, ses affinités et ses divergences avec la doctrine des «Saints des Derniers Jours» sont déduites de divers témoignages d’hôtes du Salon Fauvety, de quelques très courts textes de Fauvety, d’une analyse comparative entre les théologies «fauvetienne» et mormone et de l’attitude générale de Charles Fauvety envers les religions «nouvelles».

[46]            Cf. les allusions à cet ouvrage dans divers articles de Charles Fauvety.

[47]            C’est notamment l’avis du «Larousse», op. cit., p. 572.

[48]            Tous ces adjectifs et expressions sont tirés de l’ouvrage de Jules Rémy, Voyage au pays des Mormons, op. cit. C’est également ce livre qui servira à rédiger la notice Mormon du «Larousse».

[49]            Même si chez E.Levi, il s’agit plus de la figure messianique et «doloriste» de la femme, et plus spécialement de Marie. Cf. Laurant Jean-Pierre, La femme, figure messianique au XIXème siècle in La face féminine de Dieu, sous la direction de Michel Cazenave, Paris, Ed. Noêsis, 1998, p. 19-40.

[50]            Strophe du poème «O my Father» de Eliza Roxy Snow (1804-1887), sœur de Lorenzo Snow, une des épouses de Joseph Smith, puis de Brigham Young.

[51]            «Les hommes seront punis pour leurs propre péchés et non pour la transgression d’Adam. » (deuxième des Articles de foi).

[52]            Maury Alfred, La Revue des Deux-Mondes, 1853/4, p. 994.

[53]            Inversement Emile Montégut, dans un autre article paru également dans La Revue des Deux-Mondes (1856/1, p. 689-725) justifie les «persécutions » menées par l’état fédéral américain contre les « Saints des Derniers Jours » par le caractère théocratique de leur « état » et leurs « mœurs » polygames.

[54]            Une des sources du philoprotestantisme en France au XIXème est la sympathie envers les protestants français persécutés par l’absolutisme et l’église romaine. De là, a voir, dans le protestantisme, une culture « victimaire » ?

[55]            Laugel Emile, La Revue des Deux-Mondes, 1859/5, p. 194-211.

[56]            Selon l’expression de Riche-Gardon. Il s’agit bien sur d’une erreur d’appréciation, mais peu de libres penseurs ont compris le caractère composite du Ciel mormon. Pour l’immense majorité des libres penseurs, le mormonisme est un théisme. On oublie également que le mormonisme se veut issue d’une Révélation.

[57]            Op. cit. , p. 689, 690 & 715. Emporté par son antimormonisme, Montégut se livre à quelques excès de langage : « Cette secte a quelque chose de plus odieux et de plus repoussant que la plus odieuse des sectes. Elle n’a absolument rien de chrétien : on dirait du bâtard du mosaïsme et du mahométanisme dû à la repoussante collaboration d’un fripier juif, d’un musulman radoteur et d’un vieil apôtre saint-simonien qui n’a pas trouvé de chemin de fer à construire. » (p. 719).

[58]            Il s’agit bien sur de la fraction de la France « libre », minoritaire, qui voit dans le protestantisme, soit la religion de la transition vers la religion, soit sous une forme épurée, la religion elle-même. La majorité (Carle, Fauvety, Riche-Gardon, Simon) préfère élaborer sa propre conception de la religion.

[59]            Et ipso facto, dans un avenir plus ou moins proche pour le monde. Comme les révolutionnaires de 1789, les libres penseurs religieux pensent de manière implicite (ou explicite) que leurs idéaux conceptualisés à partir de l’exemple français, ont valeur universelle.

[60]            Sur Laveleye, et notamment sur son influence sur Réveillaud, voir plus loin. Cette campagne de la décennie 1870, avait été précédée dans les années 1860 de diverses initiatives. Ainsi en 1861 paraît à Bruxelles, chez l’imprimeur C.Vanderauwera, une brochure d’un certain Wummel, pseudonyme d’un obscur professeur et auteur de comédie Guillaume Knibbeleer, dont le titre est tout un programme : Faisons-nous protestants ou le protestantisme considéré comme moyen pratique et facile de moraliser le peuple.

[61]            Van Leynseele Henry & Garsou Jules, Frère-Orban. Le crépuscule 1878-1896, Bruxelles, La Renaissance, 1954.

[62]            Cf. Eugène Goblet d’Alviella, historien et franc-maçon sous la direction d’Alain Dierkens, Bruxelles, Ed. de l’ULB, 6/1995, et notamment Hugh R. Boudin, Eugène Goblet d’Alviella et le protestantisme libéral, p. 35/50.

[63]            Selon la terminologie du jurisconsulte Portalis, ministre des Cultes, cité par Claude Langlois, Philosophie sans impiété et religieux sans fanatisme : Portalis et l’idéologie du système concordataire in Ricerche di storia sociale e religiosa, 1979, 15-16, p. 35/57.

[64]            Pour inclure la totalité des protestants français dans le front anti-catholique, libres penseurs (matérialistes ou spiritualistes) ont tenté de démontrer que le protestantisme (même orthodoxes) ne peut pas être entièrement malintentionné. Quelques-uns comme Bernard Lavergne, ancien député à la Constituante de 1848 ou Emile Richard, futur conseiller général de la Seine développent une idée couramment admise : le protestantisme est marqué de manière indélébile par l’esprit «clérical» mais sa logique interne (« Ecclesia reformata quia semper reformanda ») le conduit à être toujours, peu ou prou, dans la modernité : «Où sont maintenant les guerres de religions, les massacres sanglants, les guet-apens ? Que nous importe les orgies anabaptistes et les persécutions de Calvin ? Nous ne souffrons point de toutes ces misères (nous avons assez des nôtres) […].Le XVIème siècle vit donc épuré en nous, et il vivra jusqu’à la fin des temps. Berceau éternel de l’avenir, fut-il la tombe du passé ? Non, nous l’avons trouvé deux fois d’accord avec la tradition elle-même, d’accord par la renaissance avec la tradition du genre humain renouée pour elle, d’accord par la réforme avec la tradition chrétienne et les promesses de l’Evangile…» (Emile Montégut, in Revue des Deux-Mondes, 1857/1, p. 643-673, à propos de la parution des quatre volumes de Jules Michelet consacrés au XVIème siècle français).

[65]            26 janvier et 23 février 1856.

[66]            Hypothèse d’autant plus réaffirmée que les catholiques développent une thématique contraire.

[67] Cabanel Patrick, op. cit., 2000, p. 55.

[68]   15 juin 1854, 15septembre & 1octobre 1856 notamment.

[69]   Et a fortiori à la doctrine.

[70]   Paris, J. Cherbuliez, 1859.

[71]            1, 2 % environ.

[72]            Cabanel Patrick, op. cit., 2000, p. 55.

[73]            Epouser une protestante : le choix de républicains et de libres penseurs au siècle dernier in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, avril-juin 1991, p. 197-231. Pour élargir le sujet cf. Lalouette Jacqueline, Les mouvements de Libre Pensée en France sous la Troisième République 1870-1940, thèse de doctorat d’Etat sous la direction de M. Maurice Agulhon, professeur au Collège de France, Paris I, 1994, 4 volumes, t. 3, ch. XVI, Les mariages civils, p. 1157-1171 ; item, La Libre Pensée en France, op. cit., 1997, ch. X, Les mariages exclusivement civils, p. 386-392.

[74]            Sur les seize noms sélectionnés par Jacqueline Lalouette, certains comme Paul Bert ou Marcelin Berthelot ne sont pas des libres penseurs religieux (même au sens le plus large du terme). Leur présence traduit cependant l’importance de cette ambiance philoprotestante au sein de la France «libre». Inversement, comme le laissait sous-entendre J.Lalouette «Probablement, bien des cas similaires ont dû nous échapper, mais nous ne pouvions passer au crible la vie des dizaines de personnages susceptibles d’avoir connu une telle situation, un tel travail ne relevant pas du cadre d’un article» (p. 200). Ainsi, nous avons trouver une vingtaine de libres penseurs spiritualistes qui peuvent s’ajouter à la liste de J.Lalouette, notamment le chimiste fouriériste François-Jean Coignet, marié à Clarisse Gauthier, convertie au protestantisme après un séjour en Grande-Bretagne et future amie des Pressensé, Ange-Victor Guépin, (voir plus loin) ou Charles Lemonnier, mari d’Elisa Grimailh.

[75]            Lalouette Jacqueline, op. cit., 1991, p. 229.

[76]            D’après l’article de J.Lalouette et nos propres enquêtes, quatre sur cinq environ.

[77]            Veuf d’Adèle Michelet, morte en 1855, Alfred Dumesnil épousera en deuxième noce, en 1871, Grâce Louise Reclus, fille du pasteur Jacques Reclus et de Zéline Trigant.

[78]            Marié à Julie Velten (1834-1896), fille du pasteur luthérien de Wissembourg, et future directrice de l’Ecole normale supérieure de Sèvres.

[79]            Ophtalmologiste de renom, fils du « bon docteur Guépin » de Nantes, époux de Suzanne Elodie Mercat, fille de pasteur.

[80]            Edgar Quinet, dont la mère, Eugènie Roza (1802-1851) est huguenote, fera deux mariages protestants, le premier au temple de Böhl, le 21 décembre 1834, avec Wilhelmine More, fille d’un pasteur, le second à la Chapelle évangélique de Bruxelles, le 21 juillet 1852, avec Hermione Akasi, orthodoxe, convertie au protestantisme.

[81]            Mariée à la cantatrice Louise-Thérèse Morin.

[82]            La question n’est pas de définir les convictions religieuses de Renan, la lecture du livre de Retat Laudyce (Religion et imagination religieuses : leurs formes et leurs rapports dans l’œuvre d’Ernest Renan, Paris, Klincksieck, 1977) nous ayant confirmé de situer cet «inclassable» à la marge de la libre pensée religieuse, dans les limbes de la nostalgie de Dieu (Cf. Chap. III) mais de voir à travers son mariage protestant quelle signification donnée à des choix analogues. Sur ses rapports avec le protestantisme, voir Jean Bauberot, Renan et le protestantisme, in Mémorial Renan, Actes des colloques de Tréguier, Lannion, Perros-Guirec, Brest & Rennes, Paris, H. Champion, 1993.

[83]            Cf. Lettres de famille in Œuvres complètes, t. IX, Paris, Calmann-Lévy, 1960, notamment p. 1362-

[84]            Op. cit., p. 1368, 3 août 1856. Mme Veuve Renan mère tient beaucoup à ce double mariage, non seulement pour que son fils ne se coupe pas définitivement de l’Eglise romaine, mais également parce que le mariage religieux protestant est un contrat civil alors que le mariage catholique est un sacrement. Elle voulait pour Ernest un « vrai » mariage (catholique, il va sans dire) devant Dieu.

[85]            Malheureusement les Lettres de famille, mais également la correspondance d’Ernest avec ses amis ou ses relations, ne sont pas très dissertes sur les motivations  « religieuses » du futur époux.

[86]            Les quatre enfants du couple furent baptisés au temple de l’Oratoire le 3octobre 1859. Mme Prévost-Paradol resta fidèle à la foi de ses ancêtres et eut un enterrement protestant en 1869. Bien qu’il se fût suicidé, Anatole eut des obsèques catholiques. Leur fille cadette, Elisabeth, morte en 1875 et leur fils Hjalmar, suicidé en 1877, demeurèrent dans la religion de la mère. Les deux autres sœurs Lucy (1852-1875) et Thérèse (1855-1933) se convertirent au catholicisme et prirent ensuite le voile (cf. Jacqueline Lalouette, op. cit., 1991, p. 211). Les Prévost-Paradol offrent encore un exemple des « migrations » religieuses familiales.

[87]            Voir Lalouette Jacqueline, op. cit., 1991, p. 211-216.

[88]            Chevereau Anne, George Sand, du catholicisme au paraprotestantisme, Paris, l’auteur, 1988. Préface de Jean Bauberot.

[89]            Correspondance, op. cit., p. XVIII, p. 10-13, lettre du 3 août 1863 au pasteur Louis Leblois. Au-delà des légitimes préoccupations d’une grand-mère soucieuse de trouver pour son petit-fils un Eglise « sérieuse », cette lettre est symbolique à la fois des réticences de nombreux libres penseurs envers le protestantisme, mais également de l’attrait qu’il exerce. Nous l’avons citée presque entièrement car elle illustre assez bien comment pour certains le protestantisme pouvait assurer la sortie du catholicisme tout en restant dans la religion. Ce protestantisme rationalisé apparaît plus concret, plus consistant, plus lisible parce que plus visible grâce à sa durée, à son histoire, à ses martyrs qu’une philosophie spiritualiste ou que le simple théisme. Leblois répondra par une lettre daté du 5 août courant : «C’est un cœur de mère qui bat dans votre lettre». Il expédiera à G.Sand un exemplaire de son ouvrage De l’état actuel du protestantisme en France, Strasbourg, F.-C. Heitz, 1859.

[90]            Sur la chronologie de ces semaines, voir Chevereau Anne, op. cit., p. 209-230.

[91]            Marc meurt quelques semaines après le 21 juillet 1864. Le lendemain, il est enterré à Guillery. La cérémonie était présidée par Jules Molines, pasteur à Nérac.

[92]            Quelques jours plus tard, le 30 mai, George Sand écrit au pasteur A. Muston : «Nos jeunes mariés vous envoient leurs respectueuses amitiés et votre petit parpaillot sera élevé dans des idées que vous béniriez, j’en suis certaine…» (Correspondance, op. cit., XVIII, p. 392). Né dans les Vallées vaudoises italiennes, Alexis Muston (1810-1888), après des études à Lausanne et à Strasbourg, sera pasteur de Bourdeaux (Drôme) pendant 48 ans. Egalement officier de santé, homéopathe, botaniste, radiesthésiste, géologue, sa renommée franchit les limites de la Drôme. Républicain, historien, écrivain en français et en provençal, aquarelliste et dessinateur, il est en relation avec Théodore Aubanel, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Jules Michelet, Frédéric Mistral, Alfred de Vigny et bien sûr George Sand.

[93]            George Sand, Correspondance, XXI, op. cit., p. 145, Lettre du 9 septembre 1868 à son fils Maurice.

[94]            Correspondance, XXI, op. cit., p. 259, Lettre du 18 décembre 1868 à André Boutet.

[95]            Correspondance, XXI, op. cit., p. 264/266, Lettre du 20 décembre 1868 à Paul Meurisse.

[96]            Le refus du catholicisme et le soucis néanmoins d’une éducation religieuse sont toujours mis en avant par les libres penseurs lorsqu’ils se tournent vers le protestantisme: Ainsi, lors du baptême protestant de sa fille aînée, Lucy (1852-1875), Anatole Prevost-Paradol écrit à son ami Octave Greard : « On lui donnera la douceur inconnue aux âmes catholiques d’avoir une âme religieuse sans dommage pour la raison» (Guiral Pierre, Prévost-Paradol (1829-1870), pensée et action d’un libéral sous le Second Empire, Paris, PUF, 1955, p. 118). A cette date, Prevost-Paradol est un libre penseur anticatholique virulent et un républicain zélé. Il se ralliera ensuite à l’Empire et aura des obsèques catholiques malgré son suicide.

[97]            Correspondance, op. cit., XXI, p. 263/264 Lettre à Henry Harisse. Par rapport à quatre ans plus tôt, George Sand tolère que l’on parle de péché sous son toit, preuve sans doute que l’aspect public et formel du baptême est plus important que le fond du sermon du pasteur.

[98]            Cette dernière affirmation était possible car le prince était en relation avec George Sand. Leur correspondance laisse d’ailleurs sous-entendre que Plon-Plon, présenté souvent comme un matérialiste, voire un athée notoire, est plutôt un déiste discret. Cf. également Adam Juliette, Mes sentiments et mes idées avant 1870, Paris, A. Lemerre, 1905, p. 332-333.

[99]            Correspondance, op. cit.; XXI, p. 262, Lettre du 20 décembre 1868.

[100]           Education religieuse d’Aurore et Gabrielle par leur mère en correspondance avec le pasteur Georges Leblois, obsèques protestantes pour Maurice en 1889 et pour sa fille Aurore Lauth-Sand en 1961. On notera cependant que Lina Dudevant-Sand sera enterrée civilement en 1901, et sa fille Gabrielle Palazzi-Sand se convertira au catholicisme sur son lit de mort en 1909. Bel exemple encore de «migrations idéologiques» intra-familiales.

[101]           Chevereau Anne, op. cit. p. 307.

[102]           Chevereau Anne, op. cit. p. 307.

[103]           Robert Daniel, Les intellectuels non protestants dans le protestantisme des débuts de la Troisième République in Les Protestants…, Colloque 1978, op. cit., p. 92. Dans ce même article, l’auteur s’interroge sur le sens intime de cette démarche : «L’on peut, bien évidemment, se demander pourquoi cette adhésion du cadavre, et non de la personne vivante ; et même, me semble-t-il, se poser la question suivante, si irrévérencieuse qu‘elle puisse être : l’adhésion posthume ne serait-elle pas un indice de matérialité, de croyance excessive en l’importance du corps ? a-t-elle donc un caractère véritablement chrétien ? Très certainement du moins, ceux qui ont choisi cette forme d’adhésion «posthume» n’avaient pas, eux, envisagé les choses sous un tel angle, ils ont cru, eux, honorer ou renforcer le protestantisme, cela ne présente aucun doute!».

[104]           «Né et élevé dans la religion catholique, j’en ai pratiqué le culte jusqu’à l’âge de 20 ans. A ce moment, éclairé par la raison et l’étude, je n’ai pu accepter ses dogmes, et si j’ai souvent pris part à ses cérémonies extérieures, c’est que la prière en commun satisfait le sentiment religieux qui est le fondement de mes principes moraux et pratiques. J’ai dû cesser lorsque le catholicisme est devenu un parti combattant à outrance les idées que j’ai défendues toutes ma vie. Depuis j’ai trouvé dans l’exercice du culte protestant ce qui répondait le mieux aux besoins de mon âme  » in Almanach du Sou protestant, 1881, p. 37.

[105]           La lecture en «parallèle» de deux biographies complémentaires est cependant très éclairante : Evans Colin, Taine, essai de biographie intérieure, Paris, Librairie Nizet, 1975 & Léger François, Monsieur Taine, Paris, Critérion, 1993.

[106]           Cité par Wiarda Rein, Taine et la Hollande, Paris, Droz, 1938 & Léger François, op. cit., p. 476.

[107]           Op. cit., p. 476.

[108]           Léger François, op. cit., p. 477. On est dans un vrai cas de protestantisme par procuration.

[109]           Pour éclairer les Taine sur ses choix, le pasteur Hollard, lors de ses premières visites, remettra au couple un exemplaire du Catéchisme du pasteur évangélique Charles Babut. Hollard et Babut siègent au comité de rédaction de la Revue chrétienne de Pressensé.

[110] Les évolutions «religieuses» des Taine sont typiques des histoires familiales évoquées plus haut.

[111] En tout état de cause, la presse protestante s’est réjouie de ce choix posthume. Ainsi Le Christianisme du XIXème siècle consacrera pour moitié deux numéros aux funérailles d’Hippolyte Taine, les 2 & 9 mars 1893, publiant dans ce dernier le discours du pasteur Hollard.

[112] Discours prononcé aux obsèques de M. Taine, Paris, 1893. Le pasteur n’est guère plus affirmatif dans son article Taine et le christianisme in Le christianisme social, Saint-Etienne, juin 1928.

[113]           Baudrillart Alfred, Vie de Mgr Hulst, Paris, 1912-1914, t. 2, p. 504. Conclusion du prélat que l’on pourrait étendre à une majorité de libres penseurs, en la modifiant légèrement : «…il a choisi une forme du christianisme compatible avec la modernité, mais ce n’est pas une conversion au protestantisme, même dans sa forme libérale…».

[114]           Cf. Mours Samuel, Un siècle d’évangélisation en France, 1814-1914, Flavion, Ed. de la Librairie des éclaireurs unionistes & Paris, Librairie protestante, 1963; Bauberot Jean, L’Evangélisation protestante non concordataire en France et les problèmes de la liberté religieuse au XIX° siècle : La Société évangélique de 1833 à 1883, thèse de 3e cycle, 1966 ; La Société évangélique de Genève et la Société évangélique de France in Genève protestante en 1831, Genève, Ed. Olivier Fatio & Labor et Fides, 1983, p. 181-195. Les conversions collectives au protestantisme in Le retour des Huguenots, Pars, Cerf  & Labor et Fides, 1985, p. 59/75.

[115]           Sur ce sujet, voir Bauberot Jean, Conversions collectives au protestantisme et religion populaire en France au XIX, in La Religion Populaire, Colloque International du CNRS, Paris, 17-19 octobre 1977, Paris, Ed. du CNRS, 1979, p. 159-169 & Encrevé André, Protestants français…, op. cit., p. 313-366 & 811

[116]           Nous n’avons pas intégré dans ce mouvement, les groupes ou les individus convertis directement et exclusivement par l’évangélisation protestante dans les campagnes ou dans les villes. Encore que dans ces conversions, l’anticléricalisme catholique, le refus d’une dogmatique jugée trop souvent antirationnelle et le soucis de contrer et de contrebalancer l’influence romaine, ne sont pas absents des choix. Nous n’avons également pas évoqué les lieux de conflit entre des communautés protestantes (plus ou moins anciennes) et les  autorités civiles et/ou religieuses catholiques.

[117]           Encrevé André, op. cit. p. 353.

[118]           Dans le deuxième tiers du XIX° siècle, le(s) socialisme (s) apparai(ssen)t comme une propédeutique de l’Evangile, parfois comme la forme nouvelle du Royaume, de même que Jésus est souvent présenté comme un théoricien (ou un praticien) du socialisme.

[119]           Rapport du Juge de paix de Courson (Yonne) cité par Forestier Henri, L’anticléricalisme dans l’Yonne sous la monarchie de Juillet, in Annales de Bourgogne, 1962, p. 179.

[120] Ce culte envers Dieu seul, Jésus étant reçu comme le Fils (humain) et l’Esprit Saint comme le «moyen» (ou l’expression symbolique) du Père (même si cela ne correspond point à la théologie protestante) «classique»), mais surtout le refus du culte de la Vierge, des Saints et des reliques, du miracle de la messe et de la croyance au Purgatoire pouvaient faire recevoir le protestantisme comme un théisme chrétien, compatible à la fois avec la modernité religieuse et l’engagement politique et social.

[121] Bauberot Jean, op. cit., 1979, p. 168.

[122]           Robert Daniel ; op. cit., 1978, p. 92.

[123]           Sue Eugène, Lettres sur la question religieuse en 1856, précédées de considérations sur la situation religieuse et morale de l’Europe par Edgar Quinet, Bruxelles 1857.

[124]           Voir plus loin.

[125]           La décennie 1840 est un moment fort de l’antijésuitisme qui se fond dans un anticatholicisme plus général. En 1843, Michelet et Quinet publient Les Jésuites (Paris, Hachette ; autre édition, Paris, au comptoir des imprimeurs –unis),. le premier reprenant ses leçons au Collège de France, le second dénonçant le « pharisaïsme chrétien ». Sur l’antijésuitisme, voir Girardet Raoul, Mythes et mythologies politiques, Paris, Le Seuil, 1986 ; Leroy Michel, Le Mythe jésuite, de Béranger à Michelet, Paris, PUF, 1992.

[126]           Sacquin Michèle, 1998, op. cit., p. 400.

[127]           Voir plus loin.

[128]           Op. cit., p. 73.

[129]           Op. cit., p. 74.

[130]           Eugène Sue se livre à une description pour le moins manichéenne de la Suisse : Dans les cantons catholiques « les demeures sont délabrées, sordides ou grossièrement enluminées de sujets lugubres […] Les habitants sont vêtus avec incurie ou couverts de haillons ; les cultures maigres, les friches considérables, malgré la richesse du sol… ». Par contre, dans les cantons protestants, « partout la propreté, le soin, l’aisance, la coquetterie charmante des plus modestes demeures palissées d’arbustes grimpants. Chaque fenêtre, égayée par des pots de fleurs, laisse apercevoir un intérieur simple mais confortable. Le protestant étant essentiellement l’homme du foyer domestique, professe une sorte de culte pour son chez-soi… » (Op. cit., p. 77).

[131]           Op. cit., p. 80.

[132]           Cf. Hivert-Messeca Yves, 1999, op. cit. & 2000, op. cit.

[133]           De l’état actuel du protestantisme en France in La Revue de Paris, 1er et 15 janvier 1857

[134]           Notamment les Œuvres sociales traduction française précédée d’un essai sur as vie et sa doctrine, d’une introduction par E. Laboulaye, Paris, 1854. L’importance de Channing sera analysée plus loin.

[135]           Lors de la sortie de ces quatre volumes, Emile Montegut y consacre un long article dans la Revue des Deux-Mondes (1857/1, p. 643-673), intitulé La Renaissance et la Réformation, prétexte à des digressions toutes contemporaines : «Où sont maintenant les guerres de religions, les massacres sanglants, les guet-apens ? Que nous importent les orgies anabaptistes et les persécutions de Calvin ? Nous ne souffrons point de toutes ces misères (nous avons assez des nôtres) […] Le XVIème siècle vit donc épuré en nous, et il vivra jusqu’à la fin des temps. Berceau éternel de l’avenir, fut-il la tombe du passé ? Non, nous l’avons trouvé deux fois d’accord avec la tradition elle-même, d’accord par la Renaissance avec la tradition du genre humain renouée pour elle, d’accord par la Réforme avec la tradition chrétienne et les promesses de l’Evangile …» (p. 673).

[136]           Viallaneix Paul, Michelet, la réforme et les réformés in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, 1977/2, p. 204-217 ; item, Michelet, Quinet et la légende protestante in Les protestants dans les débuts de la Troisième République, 1979, op. cit., p. 79/89.

[137]           Sur la «religion» de Michelet, voir Monod Gabriel, Jules Michelet. Etudes sur sa vie et ses œuvres avec des fragments inédits, Paris, Hachette, 1905 ; Guehenno Jean, L’Evangile éternel, Paris, Grasset, 1927 ; Cornuz Jean-Louis, Michelet. Un aspect de la pensée religieuse au XIX, Genève, Droz, 1955 ; Johnson Mary-Elisabeth, Michelet et le christianisme, thèse Lettres Paris, 1951 ; Paris, Nizt, 1955 ; Gaulmier Jean, Michelet. Les écrivains devant Dieu, Paris, Desclée de Brouwer, 1968 ; Haac Oscar, Jules Michelet, Boston, Twayns publishers, 1982 ; Fauquet Eric, Michelet ou la gloire du professeur d’histoire, Paris, Cerf, 1990 ; Variétés sur Michelet, textes réunis et publiés par Simone Bernard-Griffiths, Clermont-Ferrand, CRRR, 1998.

[138]           Sur ce sujet, voir Michelet et Luther. Histoire d’une rencontre, Paris, Didier, 1976 (Nanterre, thèse d’Uni. Lettres, 1974).

[139]           Mémoires de Luther, écrits par lui-même, traduits et mis en ordre par M.Michelet, Paris, Hachette, 1835.

[140]           La rédaction de l’Histoire de France devait inévitablement conduire Michelet à écrire sur le protestantisme. L’édition originale comprend 17 volumes parus entre 1833 et 1867 d’abord chez Hachette, puis chez Chamerot. Ceux qui intéressent notre sujet sont donc les tomes VIII (Réforme, Paris, Chamerot, 1855), IX (Guerres de religion, Paris, Chamerot, 1856), X (La Ligue et Henri IV, Paris, Clamerot, 1856) et XIII (Louis XIV, Paris, Chamerot, 1860).

[141]           Tieder Irène, 1976, op. cit., p. 190.

[142]           Pour reprendre le titre de l’article d’Irène Tieder, in Images de la Réforme, op. cit., p. 79-90.

[143]           Cf. Tieder Irène, 1976, op. cit., p. 135-144.

[144]           Bulletin littéraire. Revue critique de tous les livres nouveaux, Paris & Genève, A. Cherbuliez & Cie, n° 10, octobre 1835

[145]           Michelet Jules & Quinet Edgar, Les Jésuites, Paris, Hachette & Paulin, 1843 (quatre reéd. La même année ; 6eme éd. 1844 ; 7eme éd. 1845).

[146]           Histoire de France, op. cit., t. IV, p. 396.

[147]           Histoire de France, t. V, ch. 12, p. 62.

[148]           Cf. Philippe de Robert et Patrick Cabanel éd., Cathares et Camisards. L’œuvre de Napoléon Peyrat (1809-1881), Montpellier, Presses du Languedoc, 1997.

[149]           Histoire de France, t. VIII, p. 71.

[150]           Viallaneix Paul, 1979, op. cit., p. 86.

[151]           L’alliance de Jules Michelet et de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, juillet-septembre 2002, t. 148, p. 579-591.

[152]           Cf. A.Gérard, Le thème de la Révolution-Religion dans l’historiographie républicaine de Michelet à Mathiez in Libre pensée et religion laïque en France, Strasbourg, 1980, p. 12-25.

[153]           Fauquet Eric, op. cit., p. 402.

[154]           Paris, Chamerot, 1864.

[155]           Selon J.Cornuz, op. cit., p. 336, Michelet serait «peut-être» panthéiste : «Dieu est à la fois immanent et transcendant ; sans être tout, il est dans tout» (Cf. du même auteur, le chap. XX, panthéisme ? p. 295-314). Ses conceptions seraient donc assez voisines de celles de Charles Fauvety qui lui porte au demeurant une très grande admiration.

[156]           Michelet ne fera pas de mariage protestant, bien que lors de son premier veuvage, le pasteur Verny lui eut suggéré de se remarier dans la haute société protestante parisienne. Ses obsèques seront civiles. «Michelet eût voulu, si les lois l’avaient permis, le rites des anciens Perses : «sur une pierre élevée, par-devant la lumière» jusqu’à ce que son corps décomposé ait rejoint la sépulture de l’air». (Fauquet Eric, op. cit. p. P414). Son testament olographe fait à Hyères le 1er février 1872, complété et fermé à Paris le 27 juillet 1872 comporte des volontés libres penseuses spiritualistes très typiques : «Je serai transporté, sans cérémonie religieuses, au cimetière le plus voisin, avec l’appareil le plus simple. Qu’on donne aux pauvres ce qu’on eût dépensé. Plus tard, à la mort de ma femme, un tombeau commun de la famille pourra être élevé. Dieu me donne de revoir les miens et ceux que j’ai aimés. Qu’il reçoive mon âme reconnaissante de tant de bien, de tant d’années laborieuses, de tant d’œuvres, de tant d’amitiés»

[157]           Cabanel Patrick, Les protestants et la république, Bruxelles, éditions Complexe, 2000, p. 55-56.

[158]           Voir plus loin.

[159]           Voir paragraphe suivant. Eugène Rosseeuw Saint-Hilaire (1802-1889), alors professeur d’histoire à la Sorbonne, converti au protestantisme sous l’influence de sa deuxième femme, la Neuchâteloise, Caroline Landry, publie dans La Revue chrétienne de Pressensé, puis en brochure ses Etudes historiques où il tente de démontrer que la France gagnerait à se rallier au protestantisme. Il résumera sa démonstration dans une autre brochure de 103 pages intitulée Ce qu’il faut à la France (Paris, Denin, 1861).

[160]           Cas cité par Jacqueline Lalouette, 1991, op. cit., p. 228.

[161]           Conversion éphémère car le député ferryste va se rallier à Boulanger. Vice-président de la Ligue des Patriotes en1888, membre de la Ligue antisémite en 1897, administrateur de La Libre Parole de Drumont, antidreyfusard, Turquet va se convertir au catholicisme intransigeant et siéger au Comité Justice-Egalité des Pères de l’Assomption.

[162]           Aux citoyens de sa petite ville, simple lettre d’un bourguignon, 1877 ; Aux 363. La Servitude volontaire, seconde lettre d’un bourguignon, 1877 ; Dieu et la Patrie, troisième lettre d’un bourguignon, 1878 ; A Léon Gambetta. Quatrième lettre d’un bourguignon, 1879 . République et catholicisme, 1880. Les cinq Lettres ont été publiés, à Paris, chez l’éditeur protestant G.Fischbacher, un des membres du «groupe» Pilatte-Renouvier.

[163]           Ces diverses brochures font la publicité pour les ouvrages publiés par la librairie Sandoz & Fischbacher. De plus trois publications sont «recommandées» : le journal L’Eglise libre (voir plus loin), la revue Critique philosophique de Renouvier et le livre de Réveillaud, La question religieuse et la Solution protestante.

[164]           «L’asservissement par la domination et l’abaissement par l’humilité devant l’homme, telle est la doctrine de l’Eglise. C’est de là qu’est née la confession. […] La conscience qui tend à supprimer la tristesse du repentir, à diminuer la conscience, et la conscience est la voix de Dieu […] En enlevant l’amertume du repentir elle prive la conscience de son stimulant le plus actif, le plus précieux.

En livrant la conscience au prêtre, elle la prive de cette force vive qui ne peut lui venir que d’une communication directe et constante avec Dieu…» (Op. cit. 1878, p. 11, 12 & 13).

[165]           Op. cit. ,1878, p. 7/8.

[166]           Bouchard présuppose que la femme est par nature «religieuse». Il lui faut donc une religion. D’où son offre du protestantisme, seule version authentique du christianisme. De plus le mariage d’une protestante avec un libre penseur ne pose pas de difficultés. Mieux, «beaucoup même reviendront à votre foi, ce que vous ne sauriez jamais espérer d’eux, hommes de liberté, tant que vous resterez dans le catholicisme qui en est devenu la négation absolue».

[167]           Op. cit., 1878, p. 14

[168]           Paul Bouchard renverse l’accusation d’antipatriotisme dont sont soupçonnés les protestants français, toujours prêts à s’acoquiner avec l’ennemi héréditaire anglais ou «teuton». L’adhésion au protestantisme devient un acte, non seulement religieux, mais patriotique.

[169]           Op. cit. 1878, p. 15/16.

[170]           La brochure présente les «formalités à remplir pour se faire immatriculer avec sa famille dans les cadres du Protestantisme : Ecrire au Pasteur de la paroisse la plus voisine pour lui demander d’inscrire sur le registre paroissial tel et tel dont on lui donne les noms, l’âge, etc.

Quant à la question du culte qui est entièrement gratuit, elle est laissée à la conscience et aux besoins de chacun. Commençons par nous arracher avec nos familles au joug romain. Avant de mourir, plaçons nos enfants dans un milieu favorable à la vie».

[171]           Bouchard ne retient du protestantisme que les éléments qui peuvent fonder une religion civile et un culte privé familial. Dans ces brochures, on ne trouve pratiquement aucune référence sur la dogmatique protestante. Comme d’autres «convertis», Paul Bouchard voit dans le protestantisme une simple religion laïque, civique, républicaine, anticatholique, une morale sociale et un modèle familial.

[172]           Op. cit., 1880, p. 15/16.

[173]           Cf. Jean Bauberot, Le christianisme social français de 1882 à 1940 : évaluation et problèmes in Revue d’histoire et de philosophie religieuse, Strasbourg, 1987/1, p. 37-63 & 1987/2, p. 155-179.

[174]           Cf. Réveillaud Eugène, Autobiographie, Bibliothèque de la SHPF, Paris &Petit Pierre, Républicain et protestant, Eugène Réveillaud, in Revue d’histoire et de philosophie religieuses, Strasbourg, 1984/3, p. 237-254.

[175]           Sur ce sujet, voir Prat Louis, Charles Renouvier, philosophe : sa doctrine, sa vie, Pamiers, Labrunie, 1937, p. 267-272, Mery Marcel, La critique du christianisme chez Renouvier, Paris, Vrin, 1952 ; 2eme éd., Gap, Ophrys, 1963, t. 1, L’alliance avec le protestantisme, p. 427-513 & Logue William, Charles Renouvier, philosopher of Liberty, Bâton Rouge & Londres, Louisiana State University Press, 1993, The Campaign for Protestant Registration, p. 142-150.

[176]           C’est la tendance qui domine dans Le Christianisme au XIX° siècle ; voir l’article d’Emile Doumergue, Non possumus dans le numéro du 2 novembre 1877.

[177] Paris, Dentu, 1861.

[178] Op. cit., p. 90.

[179] Op. cit., p. 93-94.

[180] Op. cit., p. 100.

[181] Op. cit., p. 101.

[182] Op. cit., p. 102-103.

[183] Cf. Girard Louis, Jean-Jules Clamageran in Les protestants…1978, op. cit. ; p. 175-181.

[184] Correspondance (1849-1902), Paris, Alcan, 1906, avec une préface de Roger de Felice, Lettre du 31 mai 1856, p. 131.

[185] Expression citée par Girard Louis, op. cit., p. 178.

[186] Correspondance, op. cit., Lettre du 25 janvier 1861.

[187] Cf. Encrevé André, 1986, op. cit., p. 705-714.

[188]           D’autant qu’après 1872, l’anticatholicisme protestant reçoit un coup d’arrêt. Le synode mobilise l’énergie des protestants sur leurs problèmes internes. De plus, un «certain œcuménisme» s’y exprime (cf. Petit Pierre, op. cit., 1979, p. 419-421). On s’y inquiète des progrès de l’athéisme.

[189]           Meyer Gustave in Revue chrétienne, 1879, p. 527. Malgré ces réticences, le pasteur Meyar sera agent de la Mission intérieure (cf. Petit Pierre, op. cit., 1979, p. 437).

[190]           Paris, 1879, 20 numéros parus.

[191]           Léon Pilatte (1822-1893) est tout à fait représentatif de ces protestants évangéliques, «missionnaires», républicains convaincus par haine de l’alliance de l’Église romaine avec la monarchie restaurée, puis avec l’Empire. Déjà en 1848, il milite pour une République sociale (voire socialiste) et commence une œuvre d’évangélisation dans le quartier populaire du Faubourg Saint Marceau. Hostile à l’union des Églises et de l’Etat, il devient en 1854, pasteur de l’Église vaudoise de Nice («indépendante» en 1860) et le restera jusqu’en 1875. En 1869, il fonde l’hebdomadaire L’Église Libre, période à la fois politique et religieux (tendance évangélique libriste). Dans la décennie 1870, il est toujours ardent prosélyte, écrivain fécond et républicain convaincu, ce qui lui vaut d’être poursuivis et condamnés, en 1877, pour injures envers le président MacMahon.

[192]           Les actionnaires sont principalement des protestants évangéliques ou des libres penseurs paraprotestants. L’entreprise compte deux libéraux : Fischbacher, éditeur de presque tous les auteurs protestants, toutes tendances confondues et Viguié, qui deux jours après le lancement du journal, est nommé par décret de Jules Ferry, professeur de théologie pratique à la Faculté de théologie protestante de Paris.

[193]           Malgré sa pagination réduite, Le Réformateur donne des nouvelles du «parti républicain», des courtes informations sur l’étranger, des «brèves» sur le Gotha, des relations d’accidents du travail ou de la circulation, des informations artistiques, littéraires et théâtrales, les cours de la bourse de Paris, les «dépêches de la Mer» ou des déclarations de faillites auxquels s’ajoute la publication en feuilleton de deux romans, l’un franchement anticlérical, Le jésuite de Fribourg d’Edouard Mathey, l’autre à tonalité «religieuse», Le château tragique de Mme Henry Wood (Ellen Price). Ce dernier est une libre adaptation d’un autre roman à succès de la biographe de Channing, East Lynne, or the Earl’s daughter, Leipzig, B. Tauchnitz, 1861. L’ouvrage sera publié intégralement en français en 1886, chez Calmann Lévy, sous le titre Le Château tragique dans une traduction de A.Spoll (pseudonyme d’E. Leprieur).

[194]           A plusieurs reprises, le quotidien peste contre les «anticléricaux superficiels».

[195]           Le quotidien soutiendra également la candidature de J.Clamageran, alors conseiller municipal de Paris, lors des élections législatives partielles ‘avril 1879. Le futur sénateur inamovible sera battu par une coalition de « cléricaux » expliquera Le Réformateur.

[196]           Dans ses Lettres, un « petit contribuable » dénonce le népotisme de certains dirigeants républicains, le gaspillage des fonds publics, l’inefficacité et l’inégalité fiscale des diverses contributions, le « règne » de l’argent, la perte de sens moral et de conscience professionnelle.

[197]           Typique est le « partie centrale » du Manifeste dans laquelle Léon Pilatte, après avoir manifesté de manière ostensible sa sympathie envers les faibles et les opprimés, propose comme seule réforme à la question sociale, la « destruction » du catholicisme.

[198]           Non signés, mais sans doute de Paul Bouchard.

[199]           Par exemple, Les Lettres romaines (contre le pape), Les Lettres à papa (dénonciation de l’ascendant « clérical » sur la jeunesse), Les entretiens fantastiques de l’autre monde (Dialogues entre Nonotte et Patouillet), Les Chroniques noires ou La monacologie ou histoire naturelle des moines.

[200] Dans son ManifesteLe Réformateur appelle explicitement «à détruire le catholicisme».

[201] 4 mai 1879, n ° 18, p. 1.

[202] Sur cette campagne, voir Marcel Mery, La critique du christianisme chez Renouvier, Paris, Vrin, 1952, t. I, 3e partie, ch. II, p. 472-513.

[203]           Le libéralisme du protestantisme et non le protestantisme libéral. Le Réformateur, par exemple, insiste sur la tolérance des Eglises protestantes et sur la force du libre examen comme éléments libéraux « structurants » du protestantisme (sous-entendu évangélique).

[204]           Il va sans dire que cette conception n’est pas partagé par une majorité de protestants.

[205]           On peut même émettre l’hypothèse que déçu par le caractère éphémère du protestantisme libéral, certains libres penseurs religieux se soient tournés vers ce qui fait la permanence du protestantisme : la foi des martyrs des guerres de religion, des camisards et du Désert. Par un effet du paradoxe des conséquences (au sens wéberien), la légende protestante exaltée par Jules Michelet et Edgar Quinet aurait conduit des libres penseurs spiritualistes vers un protestantisme plus affirmé.

[206]           Opinion peu ou prou largement répandue dans toute la communauté protestante à partir de 1873-1874, simplement ces protestants évangéliques privilégient, avant tout, le renforcement du «petit troupeau». Quelques mois auparavant, l’essor du matérialisme et de l’athéisme avait modéré cet anticatholicisme protestant. Des protestants, principalement évangéliques, s’inquiétèrent des attaques antireligieuses d’une partie de la France «libre» contre le catholicisme, qui un jour pourraient atteindre directement ou indirectement, volontairement ou non, le protestantisme.

[207]           Sur ce sujet, voir Paul Petit, La polémique anti-catholique in Les protestants dans les débuts de la Troisième République, op. cit., p. 411-439.

[208]           Léon Pilatte est l’un des plus anticatholiques. Ainsi lors du Kulturkampf et malgré un immense sentiment anti-prussien, il formule des vœux pour « M. de Bismarck contre l’ultramontanisme » (in L’Église libre du 11 juin 1875).

[209]           Le Christianisme au XIXème siècle du 4 février 1876.

[210]           C’est pratiquement l’attitude en miroir du cas précédents. Alors que des néo-protestants pensent que la solution religieuse se trouve dans un protestantisme affirmé, des huguenots de vieille souche (pléonasme ?) en marge des Églises la voient plutôt dans un protestantisme sinon affadi, du moins fortement rénové.

[211]           Voir Baquiast Paul, une dynastie de la bourgeoisie républicaine, les Pelletan, Paris, L’Harmattan, 1996.

[212]           Paris, A. Degorce-Cadot, 1883.

[213]           Op. cit. , p. 9.

[214]           Op. cit., p. 294.

[215]           Op. cit., p. 290 & 292.

[216]           Cf. par exemple Athanase Coquerel fils, Pourquoi la France n’est-elle pas protestante ? Discours…, Paris, Baillière, 1867.

[217]           Cf. Harismondy Patrick, Religion, sociologie, politique. Naissance et affirmation d’une paroisse réformée libérale parisienne. L’Oratoire du Louvre 1870-1885, maîtrise, Paris IV, 1985.

[218]           In L’Evangélisation de la France, Montpellier, F. Poujol, 1871, 31 pages

[219]           Le premier numéro date du 6 avril 1879. L’hebdomadaire durera jusqu’en 1896.

[220]           Renouvier ne prendra jamais la Cène.

[221]           Philosophe original qui se suicidera, selon ses amis «pour tenter Dieu», Jules Lequier, dans toute son œuvre notamment La recherche d’une première vérité, fragments posthumes (réunis par Charles Renouvier), Paris, Vve Perrin, 1865, s’interrogera sur la question de la liberté et de la nécessité en général, et sur celle du libre arbitre humain et de la prescience de Dieu, thème cher aux libres penseurs religieux (cf. chap. III).

[222]           Mery Marcel, op. cit., 1963, t. 2, p. 485.

[223]           Op. cit., t. 2, p. 489.

[224]           Op. cit., t. 1, p. 488.

[225]           Lassé par les discordes doctrinales et ecclésiastiques des réformés, le régime impérial avait fini par autoriser la tenue d’un synode général qui ne pourra pas se tenir à cause de la guerre de 1870-1871. En définitive, l’assemblée générale se tient en 1872. Par 61 voix contre 45, une Déclaration de foi est adoptée, mais les libéraux refusèrent de se soumettre (cf. Bersier Eugène, Histoire du synode général de l’Eglise Réformée de France, Paris, 1872). Dans la Critique philosophique (1872, t. 2), Charles Renouvier se déclare déçu par cette unité de façade, comprend le besoin de mieux définir une religion (il critique les évangélistes d’avoir accepté un texte doctrinal flou et ambiguë), et reproche aux libéraux de réduire leur foi à une simple «morale chrétienne».

[226]           1873, t. II, p. 145-155.

[227]           Charles Secretan (1815-1895), professeur de philosophie à Lausanne, puis à Neuchâtel, fondera en 1837 la Revue Suisse qui sera pendant plusieurs décennies l’organe principal du mouvement intellectuel suisse francophone.

[228]           Lettre du 10 février 1886 au pasteur Rey (voir plus loin).

[229]           Même si l’initiative de Charles Fauvety peut se lire comme une tentative de fonder un unitarisme à la française (voir note suivante notamment), son objectif principal semble plutôt de reprendre l’initiative de Carle, c’est-à-dire créer une association religieuse et cultuelle libre penseuse (cf. Chap. X). Il s’agit à a la fois d’ériger une sorte d’Eglise laïque, «organe concret d’une association spirituelle composée de personnes unies par une même pensée religieuse» selon la propre définition de Fauvety ouverte à tous, mais également rattachée à un judéo-christianisme rationalisé, via l’unitarisme : «Notre Église s’appelle unitaire pour affirmer à la fois son monothéisme philosophique et continuer le développement de l’idée religieuse dans la série chrétienne, dont l’unitarisme a été regardé jusqu’ici comme la forme la plus libre te la plus avancée» (La Religion laïque, numérospécimen, juin 1876, p. 11 & 12.

[230]           C’est du moins ainsi que veut la voir l’ami et collaborateur de Renouvier, François Pillon in Critique philosophique, 1875, t. II, p. 190-192. Charles Fauvety reste dans l’optique de créer une association religieuse laïque à la manière de l’Alliance religieuse de Carle même si les présupposés philosophico-métaphysiques des deux tentatives ne sont pas identiques. Les propositions de Renouvier sont pour Fauvety un épouvantable retour en arrière et une inversion de la question fondamentale : au sortir des religions pour rester dans le religieux, Renouvier propose de rentrer dans les religions (certes dans sa version protestante libérale) pour «sauver» le religieux. Il est vrai que la décennie 1870 n’est pas les années 1850. Fauvety apparaît comme un homme du passé alors que Renouvier semble déjà entrevoir l’évolution laïque de la France.

[231]           1875, t. 2, p. 305-320, Ce que l’on ne peut pas faire, ce qu’on peut faire, ce qu’il faut faire, pour rompre avec le papisme. Presque tous les «renouvistes» dont M.Mery attribue ce texte à Renouvier.

[232] Critique philosophique, 1876, t. 2, p. 51-54.

[233]           Sur cette disputatio, voir notamment Marcel Mery, op. cit. t. 1, p. 496-510.

[234]           La Religion laïque, août 1876, p. 38-39 : Où en est le protestantisme français ? . septembre 1876, p. 95 : Le protestantisme libéral & p. 109-111 : La protestantisme libéral ; novembre 1876, p. 221-226 : Où en est la question protestante ?

[235]           sur ce sujet, voir Encrevé André, Evangéliques et libéraux au synode de 1872 in, sous la direction de Jean Baubérot, Vers l’unité pour quel témoignage, Paris, Les Bergers et les Mages, 1982, p. 28-49, article remanié et paru sous le titre Le débat doctrinal au Synode de 1872 in L’expérience et la foi, Genève, Labor & Fidès, 2001, p. 201-232.

[236]           Sur l’année 1876, voir Encrevé André, Les deux aspects de l’année 1876 pour l’Église réformée de France in Les Protestants dans les débuts de la troisième république, op. cit., p. 371-410 ; item, Les deux aspects de l’année 1876, op. cit., 2001, p. 233-261.

[237] La Religion laïque, février 1877, n° 7, p. 223.

[238] A nos coreligionnaires. Réponse à la question s’il faut se faire Protestants ?, p. 67-72.

[239] Op. cit., p. 67/68.

[240] Op. cit., p. 68.

[241] Op. cit., p. 69.

[242] Op. cit., p. 72.

[243] La Religion Laïque, n ° 23, juillet 1878, p. 347.

[244] La Religion Laïque, n ° 23, juillet 1878, p. 347.

[245] Critique philosophique, 1878, t. 2, p. 57-64.

[246] P. 138/143.

[247] Op. cit., p. 26.

[248]           Cf. Antoine Loison, Eugène Réveillaud, un parlementaire républicain et protestant sous la Troisième République, mémoire de maîtrise sous la direction de J.-P. Chaline, Paris IV 

[249]                          Antoine Loison; La jeunesse d’Eugène Réveillaud… in Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, juillet-septembre 2002, t. 148, p. 509-527.

[250]           De l’avenir des peuples catholiques. Etude d’économie sociale (Paris, G. Baillière, 1875) et Le protestantisme et le catholicisme dans leurs rapports avec la liberté et la prospérité des peuples, étude d’économie sociale (Bruxelles, C. Muquardt, 1875) : ces deux ouvrages connaîtront un succès certain, notamment le dernier traduit en douze langues, aura quarante-six éditions. Laveleye y reprend des thèmes développés par divers auteurs français, immédiatement après la défaite de 1871, notamment Ernest Renan (La Réforme intellectuelle et morale, Paris, Michel-Lévy frères, 1871), Michel Bréal (Quelques mots sur l’instruction publique en France, Paris, Hachette, 1872) et Gabriel Monod (Allemands et Français, Souvenirs de campagne, Paris, C. Meyrueis 1872) : les états, les nations et les individus protestants sont supérieurs à leurs homologues catholiques(Sur cette problématique, voir également Cabanel Patrick, op. cit., 2000, p. 50-62). Converti au protestantisme, Laveleye, en accord avec le comte Eugène Goblet D’Alviella, se lance dans une campagne de conversion en Belgique qui inspirera Eugène Réveillaud.

[251]           Op. cit., Préface,p. 5.

[252] Op. cit., p. 32-33.

[253] Op. cit., p. 39.

[254] Op. cit., p. 42-43.

[255] Op. cit., p. 61.

[256] Op. cit., p. 65.

[257] Op. cit., p. 90.

[258] Op. cit., p. 81

[259]           Op. cit., p. 142.

[260]           Op. cit., 2002, p. 525.

[261]           Robert W. Mac All (1821-1893) est le fondateur de la Mission évangélique populaire de France (1879) qui comptera à sa mort 136 «salles» où l’on prêche, chante des cantiques, prête des livres, dispense des soins médicaux et des conseils d’hygiène, donne des cours d’alphabétisation et d’enseignement primaire ou distribue des repas.

[262]           Réveillaud Eugène, Un missionnaire écossais en France, G.-T. Dodds, sa vie et son œuvre d’après l’ouvrage anglais du Dr H. Bonar, Paris, Grassart, 1885.

[263]           Deux courts extraits de l’hebdomadaire résument assez bien ses objectifs : «C’est l’heure d’apprendre à la France qui l’ignore encore, que l’Église romaine était un coffre vermoulu qui lui cachait un trésor sans prix : l’Évangile» (10 mai 1878) ; «Il est facile de démolir le pape dans le cœur des auditeurs catholiques ; mais ce ne serait rien faire, si on n’y édifiait pas Jésus-Christ. Là est le difficile, mais non impossible, si le conférencier n’a qu’un seul et unique but : faire d’eux des chrétiens avant de penser à en faire des protestants.» (31 janvier 1881).

[264]           Réveillaud se « met en sommeil » du Grand Orient de France lorsque cette obédience maçonnique supprime l’obligation de se référer au Grand Architecte de l’Univers en 1877. Après son long « sommeil », il se fera affilié à la loge Egalité, sise à Saint-Jean-d’Angély, en 1898.

[265] La séparation des Eglises et de l’Etat, précis historique, discours et documents, Paris, Fischbacher, 1907.

[266]           Cf. Philosophie analytique de l’histoire. Les idées, les religions, les systèmes, Paris, E. Leroux, 1896-1897 ; avec Louis Prat, La Nouvelle monadologie, Paris, 1899 ; Uchronie…, esquisse historique apocryphe…, Paris, Alcan, 1901.

[267]           Les pièces de cette affaire sont reproduites en appendice in Mery Marcel, op. cit., t. 1, p. 738-741. Des extrais d’une lettre datée du 10 février 1886 illustrent assez bien la position de Charles Renouvier : «…Ces phrases et d’autres que j’omets sur les mérites du protestantisme, son passé, les cruelles persécutions qu’il a subies, son avenir pour le salut de la France et de la démocratie, n’équivalent peut-être pas à un acte formel d’adhésion à une communion religieuse. Mais, depuis cette époque, j’ai fait de nombreux actes publics et privés de cette nature. J’ai fait ce qu’on appelle une campagne dans la presse en faveur de la protestantisation officielle des catholiques de nom ou de naissance, protestants de cœur ; j’ai soutenu les polémiques à ce sujet ; j’ai donné l’exemple comme protestant, en soutenant les œuvres protestantes, en contribuant matériellement pour l’Eglise, le culte, les pauvres, enfin en appelant le pasteur pour mes cérémonies de famille, dans mes afflictions, et toutes les fois qu’une manifestation religieuse m’a été demandée, tandis que je n’ai jamais mis le pied dans une église catholique…».

[268]           Mery Marcel, op. cit., t. 2, p. 498.

[269]           Cf. Mery Marcel, op. cit., p. 430-478.

[270]           Recueillis par Louis Prat, Paris Librairie J. Vrin, 1930, p. 101-107.

[271]           Michel Henry (1857-19O4), professeur de lettres à la Sorbonne,. disciple de Renouvier, publiera notamment Propos de morale (Paris, Hachette, 1904-1905).

[272]           Seailles Gabriel (1852-1922), professeur de philosophie à la Sorbonne, dreyfusard, cofondateur de la Ligue des Droits de l’Homme, disciple de Renouvier (La philosophie de Charles Renouvier, Paris, Alcan, 1905), cherchera à fonder une morale laïque indépendante (Les affirmations de la conscience moderne, Paris, A. Colin, 1904). Jacqueline Lalouette le place parmi les libres penseurs «inclassables».

[273]           Si l’on en croit Louis Prat, cet entretien, a été recueilli le 31 août 1903, de 21 heures à 23 heures. Le lendemain, 1 septembre, à 8h.45, «sans agonie et presque sans souffrance», Charles Renouvier meurt. Il est enterré à Prades. Le pasteur de Perpignan, Achille Araud, préside ses obsèques. Si nous avons publié presque in extenso cet entretien, c’est qu’il peut être considéré comme un exemple de testament philosophique libre penseur spiritualiste. Il éclaire les rapports entre protestantisme et libre pensée. Il nuance sérieusement l’idée d’une conversion de Renouvier à un protestantisme «orthodoxe». Toujours opposé au cléricalisme et à l’athéisme. Renouvier semble cependant, en partie, revenir sur ses thèses développées dans les quatre Essais de critique générale (Paris, 1854-1864) et sur la Science de la morale (Paris, 1869). Il laisse désormais sous-entendre l’impossibilité d’une morale totalement indépendante. Encore que dans l’ouvrage cité précédemment, Renouvier distinguait déjà une morale rationnelle pure, celle qui conviendra à l’état de paix et la morale appliquée contingente, la seule pratiquement réalisable, dont il semble dire désormais qu’elle doit être associé à la religion-philosophie. Renouvier demeure également fidèle au personnalisme. Enfin, son «testament» confirme son espérance dans une Religion laïque, pas très éloignée de la «foi laïque» de Buisson.

[274]           Riche-Gardon Pierre-Luc, in La Renaissance, octobre-novembre 1866, p. 275. Riche-Gardon place Jésus parmi les «grands initiés» au même titre que Zarathoustra ou Caykya Mouni mais il le considère au-dessus de tous les autres comme «annonciateur» de la «loi d’amour». Cette position lui attire les critiques de Charles Fauvety : «C’est pourquoi le journal [La Renaissancede M. Riche-Gardon devrait s’appeler l’Alliance chrétienne et servir d’organe à cette noble tentative de conciliation entreprise, en dehors de l’orthodoxie romaine, par quelques esprits généreux.» (La Revue, t. 1, p. 325).

[275]           La Renaissance, août 1866, p. 214.

[276]           Carle Henri, in La Libre Conscience, deuxième série, 10 avril 1869, p. 201-202.

[277]           La Libre Conscience, deuxième série, 8 mai 1869, p. 236.

[278]           Les positions de tous ces libres penseurs spiritualistes envers le protestantisme en général et le libéralisme en particulier, étant développées dans d’autres partie du présent travail, il semble inutile de les reprendre ici

[279]           Secrétaire de Sainte-Beuve et vice-président de l’Alliance Religieuse Universelle.

[280]           Levallois Jules, Déisme et christianisme, Paris, Germer Baillière, 1866, Préface, p. XIII.

[281]           Pécaut est considéré par les deux groupes, comme le théoricien du théisme chrétien : «Cette conception de M. Pécaut me parut ce qu’elle est réellement, très salutaire, très féconde, très grande. Immédiatement je compris que le déisme venait de rencontrer sa plus haute et sa plus large expression et que tous les obstacles allaient être levés, non par une transaction boiteuse et mensongère, mais par la conciliation intelligente, trop longtemps ajournée et différée de l’enseignement monothéiste de Jésus avec l’élément essentiellement déiste de la conscience humaine…» (Levallois Jules, op. cit., p. XVII). Sur ce sujet, voir plus loin.

[282]           Paris, 1859.

[283]           Cf. Encrevé André, 1986, op. cit. , p. 630-635.

[284]           Op. cit., p. 430.

[285]           De l’Avenir du Théisme Chrétien considéré comme religion, Paris, Cherbuliez, 1864. Avant Pécaut, Martin-Paschoud s’était déjà présenté comme un « théiste chrétien ».

[286]           Dans la même décennie, Pécaut publiera également De l’Avenir du Protestantisme en France (Paris & Genève, 1867) et Le Christianisme Libéral et le miracle (Paris & Genève, 1869). En 1869, il acceptera de se consacrer pendant quatre mois à l’Église de Buisson.

[287]           Op. cit., p. 15/16.

[288]           Op. cit. ,p. 29, 30 & 34/35.

[289] Op. cit., p. 218/219.

[290] Op. cit., p. 201.

[291] Op. cit., p. 205.

[292] Op. cit. , p. 217.

[293]           Paris, Germer Baillière, 1866, 153 p., notamment les pages 1/64.

[294]           Op. cit., p. 14-15.

[295]           Levallois emploie indifféremment théiste et déiste, théisme et déisme (cf. Chap. III).

[296]           Ce n’est pas l’avis de Pécaut qui restera toute sa vie intensément « religieux » et selon lui « protestant » : « il paraît moins chrétien que d’autres, mais il est au fond plus religieux… » (Carrive Lucien, Dictionnaire du monde religieux, op. cit., t. IX, p. 518.

[297]           Op. cit., p. 54.

[298]           Par un raisonnement différent, Levallois arrive aux mêmes conclusions que Félix Pécaut, dans son ouvrage, De l’avenir du théisme chrétien…. Le théisme est une religion authentique capable de répondre aux besoins religieux des contemporains. Il n’est pas un substitut du christianisme, mais d’une certaine manière, le nouveau christianisme épuré : « C’est l’esprit chrétien lui-même, l’esprit de l’Église, l’esprit de Jésus parvenant par sa propre vertu et par l’expérience des siècles à se dégager des éléments mythologiques, des formes erronées et périssables dont les disciples et à certains égards le Maître lui-même l’avaient revêtu. » (op. cit., 1864, p. 15-16).

[299]           Op. cit., p. 10.

[300] Op. cit., p. 19.

[301] Op. cit., Préface, p. XVIII.

[302] Concession qu’une majorité de libres penseurs spiritualistes dont Henri Carle n’est pas prête à faire.

[303] Riche-Gardon Pierre-Luc, in La Renaissance, octobre-novembre 1865, p. 275.

[304] Riche-Gardon Pierre-Luc, in La Renaissance, août 1866, p. 214.

[305]           La Revue des Deux-Mondes offre un bon exemple de cette attitude. Cf. Hivert-Messeca Yves, op. cit., 2000, p. 800-807.

[306]           Notamment le premier (1835) et le second (1840) tomes de, De la démocratie en Amérique.

[307]           Du Hailly Edouard, La Revue des Deux-Mondes, 1862/6, p. 188-189.

[308]           Dans la presse libre penseuse, le mot puritanisme est le plus souvent utilisé dans un sens péjoratif pour désigner un rigorisme excessif, tatillon et pathogène «consubstantiel» au protestantisme même si quelques auteurs s’en servent de manière plus «savante» pour parler du mouvement puritain anglo-saxon des XVIIème-XVIIIème siècles.

[309]           Divers libres penseurs ont bien vu comment les quakers ont fourni un modèle politico-éthique aux Etats-Unis : «La prospérité de la Pennsylvanie se développa plus rapidement que celle d’aucune autre colonie ; et sans contredit la province des quakers a exercé une grande influence sur le sort de l’union…» (Milsand Joseph, in La Revue des Deux-Mondes, 1850/2, p. 255). La quakérismania est ancienne. Dans ses Lettres philosophiques (1734), Voltaire fait de la Pennsylvanie, structurée par William Penn (1644-1718) et par des membres de la Société religieuse des Amis, le modèle d’un mini-Etat démocratique idéal. A la suite du philosophe de Ferney, se développera un mouvement de sympathie envers les quakers qui se retrouve chez de nombreux libres penseurs et qui contribuera à leur philoprotestantisme.

[310]           1859/4, p. 868.

[311]           Milsand Joseph, La Revue des Deux-Mondes, 1850/2, p. 255.

[312]           Sur cette présentation, voir Ladous Régis, Les Etats-Unis, in Histoire du christianisme des origines à nos jours, op. cit., t. XI, 1995, Des Lumières à la religion naturelle, p. 856-859.

[313]           Cf. Wilbur Marguerite Eyer, Thomas Jefferson, Apostle of Liberty, New York, Liveright, 1972 ; Ellis Joseph J., American Sphinx : the character of Thomas Jefferson, New York, A. A. Knopf, 1998.

[314]           Sur ce mouvement, voir, sous la direction d’Ernest Cassara, Universalism in America : A Documentary History, Boston, 1971 ; Williams George H, American Universalism, Boston, 1971.

[315]           Nous n’avons trouvé qu’une mention de ce mouvement dans la Renaissance de Riche-Gardon.

[316]           On écrit également unitarianisme ou unitairisme.

[317]           Avec un essai sur sa vie et sa doctrine et une introduction (Paris, Comon, 1854). L’ouvrage sera réédité en 1869, 1874 et 1880, preuve de l’intérêt qu’il suscite. E.Laboulaye traduira également une dizaine d’autres ouvrages de Channing, notamment De l’esclavage (Paris, Lacroix-Conon, 1855) et Le christianisme libéral (Paris, Charpentier, 1866).

[318]           T. 1, 1855, 2eme année, p. 113-128.

[319]           Bruxelles, Van Meenen, 1855. L’éditeur Bruxellois traduira également en français Vie et caractère de Napoléon Bonaparte de W.E.Channing et R.W.EMerson (Bruxelles, Van Meenen, 1857).

[320]           Auteur d’une Préface à l’ouvrage Channing, sa vie et ses œuvres, Paris, Didier, 1857.

[321]           «Je peux te dire ce que je conclu dans mon coin en fermant un très beau livre qui pour moi résume tout le cœur et toute l’intelligence de l’Amérique ; C’est le livre du pasteur américain unitariste Channing » (Correspondance, op. cit., t. XVI, p. 547, Lettre du1er septembre 1861 à son gendre Maurice Dudevant). En réalité, dans cette lettre,. G.Sand trouve Channing un peu vieillot : «Channing s’est trompé et beaucoup d’européens séduits par l’audace de ce cœur optimiste, enthousiasme et léger, ont aimé cette tolérance religieuse qui était l’œuvre de notre 18e siècle français…». G.Sand se sentira plus proche du protestantisme radical que de l’unitarisme.

[322]           «Chrétien, il est vrai, mais dans la plus large et plus sociale acception du mot, si ce grand philosophe n’a pas entrevu la vérité tout entière, c’est uniquement à cause de l’époque où il vécut». (La pensée nouvelle, n° 21, 6 octobre 1867, p. 166-167).

[323]           L’article est paru à l’occasion de la publication en français des Œuvres sociales de Channing.

[324]           Le belge Salvador Morhange le qualifie de « Fénelon des Etats-Unis » (Echo du Parlement, Bruxelles, 27 février 1860, cité par John Bartier, op. cit., p. 165).

[325]           1854/4, p. 1091 & 1106.

[326]           Il s’agit d’Ellen Julia Hollond, (Channing, sa vie et ses œuvres,Paris, Didier, 1857 avec une préface de Charles de Rémusat).

[327]           Paris, E. Plon, 1876.

[328]           Historiquement, le socinianisme désigne un mouvement réformateur radical antitrinitaire théorisé par Lelio Sozzini (1525-1562) et son neveu Fausto (1539-1604) qui firent des adeptes en Pologne, en Hongrie et en Transylvanie. Son fondement doctrinal est le Catéchisme de Rakow (1605): Dieu est Un. Jésus est un homme habité par la «vertu» de Dieu. Sa mort est exemplaire mais n’a aucune valeur rédemptrice puisque la nature humaine n’est pas totalement corrompu par la chute. Jésus est un modèle à suivre et à imiter. Celui qui croit réellement et suit scrupuleusement son enseignement , est sauvé. Le Catéchisme admettait également la liberté de conscience.Ces quelques points doctrinaux montrent combien le socinianisme ne pouvait qu’intéresser les libres penseurs religieux et plus encore les protestants radicaux. Le Catéchisme de Rakow est traduit en Allemand (1608), en latin (1609) et en anglais (1652). En Angleterre, le mot socinianism devint au XVIIIème siècle synonyme d’unitarisme, mais il servira également à désigner le second antitrinitarisme (XVIIIème siècle) qui prétendait démontrer de manière plus radicale les incohérences du dogme trinitaire. Il est également utilisé, de manière polémique, pour désigner le déisme à l’anglaise (M.Tindal, J.Toland, A.Collins). Le mot demeure polysémique au XIXème siècle. Ainsi Sainte-Beuve note : «Ce n’est pas, sans doute, le catholicisme de Thérèse d’Ervins qui triomphe dans Delphine ; la voie y est déiste, protestante, d’un protestantisme unitarien qui ne diffère guère de celui du Vicaire savoyard» (Portraits de femmes, Paris, Didier, 1844, p. 113).De même, le Grand Larousse précise : «Les sociniens ont encore aujourd’hui de nombreuses Églises en Transylvanie. Les sociniens d’Angleterre et d’Amérique sont plus spécialement appelés unitaires. La plupart sont arrivés au point où tend évidemment le socianisme, au théisme chrétien, qui est aussi la croyance des libéraux de l’Église protestante française.» (1875, t. XIV, p. 806).Charles Fauvety l’utilise de manière négative et confuse : «Les rédacteurs de la Vie Humaine [Riche-Gardon] sont donc en réalité des protestants […] Ils sont tous, ou presque tous, qu’ils le disent ou non sociniens ou plutôt unitariens c’est-à-dire déistes…» (La Revue, t. 1, p. 325). Il changera d’opinion dans la décennie 1870 avec son Église unitaire.

[329]           Le pasteur Théodore Parker (1810-1860), d’abord revivaliste, puis unitarien, militant antiesclavagiste convaincu, évoluera vers le théisme. Lors de la parution des Theodore Parkers’s Works,A. Reville lui consacrera un long article dans la Revue des Deux-Mondes (1861/5, p. 718-746). Ralph Waldo Emerson (1803-1882), théologien et philosophe unitarien, fut d’abord pasteur à Boston, puis professeur et romancier. E.Montégut traduira sous le titre Essais de philosophie américaine (Paris, Charpentier, 1851). Emerson évoluera également vers un spiritualisme kantien. Les Représentants de l’humanité seront traduits en français par P. de Boulogne (Paris, A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, 1863). Nathaniel Hawthorne (1804-1864) a comme traducteur trois littérateurs influencés par la mouvance libre penseuse religieuse, Emile Leprieur, dit Edouard-Auguste Spoll, qui évoluera vers le matérialisme, le romancier, collaborateur de la Revue des Deux-Mondes et de la Revue Britanniqueet dernier éditeur des œuvres de Lamennais,le romancier E.D. Forgues, dit Old Nick (1813-1883) et le rédacteur en chef de La Réformeet futur communard modéré, Auguste Vermorel (1841-1871). Hermann Melville (1819-1891) est surtout connu en France pour ses romans (le succès de Moby Dick (1851) sera plus tardif). Il n’est pas «lu» comme unitarien. Henry Thoreau (1817-1862) est le moins connu en France.

[330]           A ce titre, l’American Unitarian Association est «idéologiquement» et sociologiquement très proche de l’Alliance Religieuse Universelle. Cependant, la première est née et demeure au sein des protestantismes américains, alors que la seconde se constitue en opposition à l’église romain avec des éléments «religieux» disparates.

[331]           Op. cit., p. 858.

[332]           Plusieurs libres penseurs ou protestants radicaux ont tendance à croire (ou à vouloir) que comme la «gauche» triomphe au sein de l’unitarisme, l’unitarisme s’impose aux Etats-Unis. E.Reclus s’attendrit lorsqu’il découvre les ouvrages de Channing, Emerson et Parker en Illinois «dans une misérable cabane, récemment construite au milieu de la prairie.» (La Revue des Deux-Mondes, 1859/4, p. 275) tandis que E.Laboulaye, J.Milsand ou E.Montégut laissent entrevoir le succès plus ou moins proche de l’unitarisme.

[333]           Il faut noter le rôle important jouée par la Belgique dans la connaissance et le développement de l’unitarisme en Europe. (Cf. Bartier John, Edgar Quinet et la Belgique in Edgar Quinet, ce juif errant, Actes du Colloque international de Clermont-Ferrand, 1977 ; Clermont-Ferrand, APFLSHCF, 1978).

[334] Lettres sur la Question religieuse en 1856 par Eugène Sue précédées de Considérations sur la situation religieuse et morale de l’Europe par Edgar Quinet.

[335]           Sur Quinet et le protestantisme, voir Bernard-Griffiths Simone, La Réforme dans l’historiographie d’Edgar Quinet in Images de la Réforme au XIX° siècle, Publications du Centre Jacques-Petit, Paris, Les Belles Lettres, 1992, p. 91-130 et Gueissaz-Peyre Mireille, op. cit., 1998, L’influence de l’unitarisme américain dissident sur la philosophie humanitaire d’Edgar Quinet, p. 433-441.

[336]           Dès la décennie 1820, Quinet pense qu’il faut contrebalancer le catholicisme par une autre religion. Sur ce sujet, voir W.Aeschimann, La pensée d’Edgar Quinet, Paris-Genève, Anthropos, 1986.

[337]           Marnix de Sainte-Aldegonde, Bruxelles, A. Labroue & Cie, 1854. Le titre porte en plus Edition interdite en France et autorisée pour la Belgique et l’étranger.

[338]           Tableau des différents de la religion, précédé d’une introduction générale par Edgar QUINET et suivi d’une notice biographique et bibliographique, Bruxelles, Van Meenen, 1857, 4 volumes.

[339]           Bruxelles, Van Meenen, 1857.

[340]           Op. cit., p. 17-18.

[341]           Il va sans dire que le «classement» de SUE est sujet à caution. Ainsi Feuerbach est un «hégélien de gauche » qui affirmait dans son célèbre ouvrage, L’Essence du christianisme (1841) que «Dieu n’est rien d’autre que l’archétype et l’idéal de l’homme», quand à John Newman, après avoir été un des principaux instigateurs du Mouvement d’Oxford, il finira cardinal de l’Église romaine.

[342]           Op. cit., p. 101-102.

[343]           Comme chez de nombreux libres penseurs, l’analyse de Sue pèche par anticatholicisme primaire. Pour lui, l’histoire des quinze derniers siècles n’est que la lutte entre l’oppression de Rome et le combat pour la liberté mené par les oppressés.

[344]           Op. cit., p. 105.

[345]           1868/3, p. 73-106.

[346] 1868/3, p. 73.

[347]           C’est le sort réservé au Manifeste d’unitairiens français parus dans le périodique de Riche-Gardon, La Renaissancede septembre et octobre 1865. Sur l’initiative de son rédacteur, une réunion était prévue mais le docteur Bourjot mourut. Riche-Gardon reprit l’idée. Un «congrès» se tint finalement à Paris, Hôtel du Louvre, en mars 1866. La réunion prit alors un tour nettement «déiste rationnel» et la plupart des partisans rejoignirent (s’ils ne l’avaient pas fait avant) l’Alliance de Carle.

[348]           Potvin cité par John Bartier, op. cit., p. 159. Ce n’est que sur le tard que Charles Fauvety aura une courte période «unitarienne» (voir plus loin).

[349] Morale et religion, Strasbourg, typo. G.Silbermann, 1867, p. 8.

[350]           Sur ce sujet, voir Ladous Régis, op. cit., p. 917-918.

[351]           Inversement aux Etats-Unis, les groupes libres penseurs religieux demeureront marginaux, mais l’unitarisme à cause notamment des excès de certains mouvements sectaires et grâce à l’appui toujours renouvelé de nombreux intellectuels comme l’inventeur Thomas EDISON, gardera son influence malgré des effectifs modestes (70 000 membres adultes cotisants en 1900).

[352]           Si l’on en croit Fauvety dans un article publie La Religion Laïque (tome 2).

[353] Combes André, Charles Fauvety et la religion laïque,op. cit., p. 38.

[354] Op. cit., p. 3 & 4, Introduction.

[355] Op. cit., p. 6.

[356] Op. cit. ,p. 7.

[357]           Op. cit. , p. 20/22.

[358]           Une décennie plus tôt, Charles Fauvety, comme de nombreux libres penseurs, a découvert l’unitarisme à travers les ouvrages de Channing notamment. Mais malgré sa sympathie pour l’américain, Fauvety le trouve encore trop « dogmatique ». L’unitarisme « de gauche » (versus Emerson) lui semble tout à tout semblable à sa propre doctrine.

[359]           Ce choix est encore plus nécessaire pour Fauvety, que désormais, dans ces années 1870, libre pensée rime de plus en plus avec positivisme, incroyance, matérialisme et athéisme.

[360]           Notamment les numéros du 6 et 12 novembre 1875.

[361]           Puisque unitarien.

[362]           21 octobre 1875.

[363] Cf. une problématique très voisine chez Gueissaz-Peyre Mireille, op. cit., Le christianisme libéral, un mouvement de style humanitaire ou un neo-protestantisme ?, p. 165-185.

[364]           Sur Buisson, voir Un moraliste laïque, Ferdinand Buisson. Pages choisies, précédées d’une introduction par C.Bougle. Avant-propos de Edouard Herriot, Paris, 1933 ; Mayeur Jean-Marie, la foi laïque de Ferdinand Buisson in Libre pensée et religion laïque en France, op. cit., 1980, p. 247-257 ; item, Une libre pensée religieuse, la foi laïque de Ferdinand Buisson, in Mesure, Paris , n° 4, 1990, p. 139-148 ;Hayat Pierre, La passion laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Ed. Kimé, 1999, Gueissaz-Peyre Mireille, L’image énigmatique de Ferdinand BuissonLa vocation républicaine d’un Saint Puritain, Thèse de doctorat d’histoire, Paris, 1998 & Brunet Martine, Ferdinand Buisson, éducateur et pacifiste, Mémoire de DEA sous la direction du professeur J.N. Luc, Paris IV-Sorbonne, 2001.

Les pages qui suivent doivent beaucoup à ces travaux. Nos remerciements vont également à Samuel Tomei qui nous fit part de ses connaissances et de ses hypothèses lors de la rédaction de sa thèse, Ferdinand Buisson, protestantisme libéral, foi laïque et républicaine (Paris, Institut d’Etudes politiques).

[365]           L’Orthodoxie et l’Evangile dans l’Eglise réformée. Réponse à M. Bersier, Paris, Dentu, 1864, 16 pages.

[366]           Paris-Genève, Cherbuliez, 1865, 63 pages.

[367]           De l’enseignement de l’histoire sainte dans les écoles primaires, Paris-Genève, Cherbuliez, 1869 ; 114 pages.

[368]           Le protestantisme libéral aux prises avec le protestantisme orthodoxe, Neuchâtel, imp. G. Montandon, 1869, 15 pages.

[369]           Se vend au profit des pauvres : 20 centimes, Neuchâtel, chez tous les libraires, 1869, 16 pages.

[370]           Sa définition du «vrai protestantisme» nommé «Église libérale» pourrait correspondre, peu ou prou, à celle de la libre pensée religieuse. D’où la justification de ce présent paragraphe ?

[371]           A Johann von Herder, Buisson emprunte sa compréhension de la Bible, faite à la fois d’expérience de la révélation et de culture historique, à Lessing, son soucis de soumettre la théologie de son temps à une critique pertinente, à Schleiermacher, l’idée que la religion, distincte de la métaphysique et de la morale, à pour logis le « sentiment ». Bien sur les auteurs de la méthode historico-critique, expression majeure de l’exégèse protestante allemande, sont privilégiés.

[372]           Ferdinand Buisson reprendra plus tard cette idée. Interprétant la Réforme avec une grille de lecture toute contemporaine, il affirme que «du vivant même de Luther et de Calvin, il y a dans le mouvement protestant une droite, un centre et une gauche. Les uns se bornent à réprouver les grossiers abus du fétichisme catholique, le trafic des indulgences, la corruption des couvents, la cupidité du clergé, la stupidité des superstitions populaires, la férocité du fanatisme persécuteur. Les autres, au contraire, commencent résolument à appliquer la critique aux dogmes fondamentaux du christianisme…» (Sébastien Castellion. Sa vie et son œuvre (1515-1563). Etude sur les origines du protestantisme libéral français, Paris, 1892, t. II, p. 9/10.). Comme d’autres libres penseurs, Buisson voit dans la Réforme la promesse de la libre pensée, et de manière plus précise, dans la Réforme radicale unesorte de «pré-libre pensée religieuse».

[373]           Op. cit., p. 7.

[374]           Il va sans dire que cette analyse est pour le moins un tantinet schématique et approximative.

[375] P. 1.

[376]           Lettre du 1er mars 1869 citée par Meylan Henri, in Musée neuchâtelois, p. 108.

[377]           C’est le cas de la revue de la Morale indépendante. Dans un article publié dans l’Emancipation du 21 mars 1869, un des ses principaux animateurs, Jean-Marie Caubet remarque «qu’une association d’hommes libres et honnêtes où la liberté de croire et de ne pas croire, en ce qui touche les matières religieuses, est laissée à la conscience de chacun, ne saurait constituer ce qu’on appelle une Église». Il invite Buisson et ses amis à s’affranchir définitivement de l’influence religieuse.

[378]           C’est le cas de Jean-Frédérich Bruch (1792-1874), doyen de la faculté de théologie de Strasbourg.

[379]           Dans «son» hebdomadaire Le Lien, A.Coquerel apportera un soutien constant à l’instigation de Buisson, tout en émettant diverses réserves vis à vis de l’admission des athées, de l’absence de ministre et de culte et de la séparation des Églises et de l’Etat. Buisson en tiendra compte. Dans l’Emancipation du 1 août 1869, Ferdinand Buisson précise que son Église n’admet que les athées de bon aloi alors qu’elle rejette l’athéisme asocial. C’est la même attitude que Charles Fauvety fait adopter quelques années plus tôt au Grand Orient de France. De même Buisson admettra l’instauration d’un culte libéral.

[380]           «Les partisans de la liberté doivent applaudir à votre courageuses initiative, lors même que sur quelques points, ils se permettaient de limiter par quelques réserves de détail l’adhésion chaleureuse que vos intentions et vos principes leur inspirent…» (Lettre de Rotterdam, datée du 20 février 1869).

[381] Numéros 10, p. 73/75, 11,p. 81/86, 12, p. 94/95, 13, p. 101/103 & 14, p. 107/109. Secretan y développe l’idée que la seule Conscience fait autorité et constitue le plus fort motif de croire en Dieu. Elle enseigne l’existence d’un Bien qu’il faut faire pour lui-même sans l’espoir de récompense.

[382]           Lettre de Libourne datée du 23 février 1869.

[383]           Dans une lettre à Jules Steeg du 20 février 1869, Pécaut se montre prudent même s’il invite le pasteur de Libourne à aider l’entreprise de Neuchâtel. Quelques semaines plus tard, il manifeste sa sympathie épistolaire à Buisson. Sur les réactions au Manifeste, voir la section V de la thèse en cours de préparation de Samuel Tomei.

[384]           Ces divergences seront utilisées par des «orthodoxes» suisses et français pour discréditer l’initiative de Buisson. Sans pour autant la cautionner, Martin-Paschoud viendra faire une conférence à Neuchâtel «pour dissiper ce malentendu».

[385]           Buisson en était le secrétaire.

[386]           Lettre du 3 mars 1869. Pourtant dans divers autres articles, Vacherot demeure très «christocentrique » et considère que le christianisme libéral s’identifie au théisme chrétien de Pécaut. L’appui de Vacherot à Buisson est typique de l’attitude «ouverte» de certains membres du « Grand diocèse», à savoir appuyer toutes les initiatives nées en son sein, même si elles ne correspondent pas totalement à ses propres choix. A l’inverse, Charles Fauvety à une attitude «étroite» envers toutes les formules qui ne sont pas en totale harmonie avec la sienne. Ainsi il signalera le projet de Buisson, le trouvera intéressant mais ne lui manifestera aucune approbation.

[387]           Lettre du 2 mars 1869, publiée dans l’Emancipation du 7 mars 1869.

[388]           Lettre du 3 mars 1869.

[389]           BNF, Paris, NAF, 11835.

[390]           Lettre du 1 mars 1869, , publiée dans l’Emancipation du 7 mars 1869. On voit ainsi combien l’initiative de Buisson peut avoir des lectures différentes si on se réfère à la lettre de J.Barni ou à celle de J.Steeg citée plus haut.

[391]           Lettre du 14 juillet 1869, publiée dans l’Emancipation du 22 août 1869.

[392]           Cf. divers articles parus dans La Libre Consciencedu printemps 1869.

[393]           L’Eglise libérale de Buisson est donc plus libérale («idéologiquement» parlant) que l’ultra-gauche de Dieu, puisqu’elle est ouverte à tous les hommes de bonne volonté, ceux qui croient au ciel de toutes les manières possibles et ceux qui n’y croient pas ou qui doutent.

[394] Fauvety tentera de faire prévaloir ce point de vue au sein du Grand Orient De France (voir chapitre VI).

[395] Le Manifeste de Neuchâtel in Le protestant Libéral, n° 26, 11 mars 1869, p. 2-3.

[396] N° 21, 25 juillet 1869, p. 164.

[397] L’hebdomadaire distingue ainsi «orthodoxe»(de conviction) et «orthodoxe»(d’imposition) : l’orthodoxe n’est pas «celui qui croit à la divinité de Jésus Christ, à la Trinité, au péché originel…» mais celui qui a la «prétention de rendre ces croyances obligatoires par tous et nécessaire au salut» et qui par la même s’exclut de lui-même de l’Eglise».

[398]           Lettre à Jules Steeg, janvier 1870,

[399]           Histoire de la fondation de l’Eglise neuchâteloise indépendante de l’État, Neuchâtel, P. Attinger,  1898, p. 108.

[400]           Dans le canton de Neuchâtel, les rapports entre les Églises et les pouvoirs publics, sont définis par une loi spéciale du 1er janvier 1849. Les biens et revenus de l’Église sont réunis au domaine cantonal qui se charge du traitement des ministres. La direction spirituelle de l’institution ecclésiale est confiée à un Synode composé de laïques et de pasteurs élus. Les paroisses choisissent les pasteurs parmi les ministres ayant reçu la consécration synodale dans le canton

[401]           Depuis 1832, il existe une Église libre à Neuchâtel.

[402]           D’après Buisson, in La Foi laïque, 1913, op. cit., p. 62.

[403]           Souvenirs 1866-1916 ; conférence faite à l’Aula de l’Université de Neuchâtel le 10 janvier 1916 ? Paris, Fisbacher, 1916, 40 pages.

[404]           Sur cette problématique, voir également S.Tomei, op. cit.

[405]           Seize ans auparavant, Buisson avait déjà développé cette idée dans des conférences données à l’Aula de l’Université de Genève en avril 1902 et reprises dans La Religion, la morale et la science. Leur Conflit dans l’éducation contemporaine, Paris, Fischbacher, 1904, p. 118 sv.

[406]           Notamment, La Religion, la morale et la science, un conflit dans l’éducation contemporaine, Paris, Fischbacher, 1904 .;.La Foi laïque. Extraits de discours et d’écrits (1878-1911), préface de R.Poincaré, Paris, Lib. Hachette & Cie, 1912 ; Le fonds religieux de la morale laïque in Revue pédagogique, avril 1917, p. 345/377 ; Le sentiment religieux à l’heure actuelle, Paris, Vrin, 1918 ; L’avenir du sentiment religieux. Nécessité et conditions d’une union pour la culture morale. Deux conférences faites en 1914 et 1923, Paris, Fischbacher, 1923   L’unité profonde de la morale religieuse et de la morale laïque. Communication au Congrès pour le progrès des idées morales, Bruxelles, 1923.

[407]           Sur cette thématique, nous reprendrons les conclusions de Jean-Marie Mayeur, op. cit., 1980 & 1997 et Pierre Hayat, op. cit., 1999.

[408]           La Religion, la morale et la science, op. cit., p. 116.

[409] Souvenirs, Paris, 1916, p. 20.

[410] Buisson Ferdinand & Wagner Charles, Libre pensée et protestantisme libéral, Paris, 1903, p. 27.

[411] Nouveau Dictionnaire, op. cit., Morale, p. 1348.

[412]           Discours au Sénat, 2 juillet 1881, in Jules Ferry, Discours et opinions, t. IV, p. 175.

[413]           La Libre pensée et la religion, lettre à Alphonse Aulard, in La Foi laïque, op. cit., p. 190.

[414]           Libre Pensée et protestantisme libéral, op. cit., p. 62.

[415]           La Religion, la morale et la science, op. cit., p. 71.

[416]           Op. cit., 1865, p. 49.

[417]           Hayat Pierre, op. cit., p. 51.

[418]           Idem.

[419]           Idem.

[420]           Hayat Pierre, op. cit., p. 53.

[421] Op. cit., 1997, p. 88.

[422] Revue des Deux-Mondes, 1868/3, p. 377, 378-379 & 379.

[423]           Sur cette problématique, voir Cabanel Patrick, Protestantisme, République et laïcité en France (1860-1910), mémoire pour l’habilitation à la direction de recherches, Paris IV, 1999 & Les protestants et la République, Bruxelles, Ed. Complexe, 2000

[424] Voir plus haut, notamment dans le sous-chapitre B.

[425] C’est la conclusion notamment du livre de Gabriel Monod, Allemands et français, 1872 : il faut apprendre à lire et à éduquer moralement le peuple français, mal préparé dans cette double obligation, par l’Église romaine.

[426] Cabanel Patrick, op. cit., 2000, p. 52.

[427] Voir dernier chapitre.

[428] Désormais également comme la morale ferryste «sans épithète».

Publicités

Au gui l’an neuf 2024

Les vœux ne se réalisent pas toujours, les bonnes résolutions ne durent pas longtemps, mais l’an neuf est toujours l’occasion de saluer les amis, de leur dire notre affection et d’espérer vivre un (voire plus) moment de fraternité avec eux alors comme on dit chez nous, entre Rhône, Alpes du sud, Provence & pays nisart :

« Per 2024 vous souvetan uno Bono e Bello Annado bèn Granado,
E a l’an che ven Que se siam pas mai Que siguem pas mens…(1) »

& YH-M

1… Nous vous souhaitons une Bonne et Belle Année bien grainée, et à l’an qui vient, si nous ne serons pas un de plus, que nous soyons pas un de moins.

Franc-maçonnerie et Labour Party : je t’aime moi non plus.

L’actuel Labour Party (travailliste) est l’héritier de divers mouvements socialistes de la deuxième moitié du XIXe siècle et de la volonté d’action politique des Trade-Unions (syndicats). En 1900, les syndicats britanniques et quelques groupes socialistes fondèrent le Labour Representation Commitee, qui se transforma en Labour Party en 1906. Aux élections de cette même année, dirigé par l’Ecossais James Keir Hardie (1856-1915), il obtint 29 sièges à la Chambre des Communes. Sous la direction successive du méthodiste anglais Arthur Henderson (1908-1910), et des Ecossais George Nicoll Barnes (1910-1911) & Ramsay Mac Donald (1911-1914), il s’intégra progressivement dans la vie parlementaire britannique comme allié et auxiliaire du parti libéral. En 1914, Mac Donald démissionna de la direction du parti travailliste pour protester contre l’entrée en guerre du Royaume-Uni. Henderson reprit la direction du Labour et rejoignit en mai 1915 le gouvernement de coalition du libéral Herbert Henry Asquith, premier ministre depuis avril 1908. En août 1917, alors ministre sans portefeuille depuis décembre 1916, il démissionna du gouvernement du Gallois libéral David Lloyd George, suite au refus dudit cabinet de soutenir ses propositions de paix. Il quitta alors la tête du parti travailliste. En 1918, le Labour (mais pas ses deux ministres John Hodge et Nicoll Barnes) rompait avec le gouvernement. Aux législatives du 15 novembre 1922, le Labour obtint 29,7% des voix et 142 députés, derrière les conservateurs (38,5% et 344 sièges) mais devant les libéraux (18,9% et 62 députés). Un an plus tard, le nouveau premier ministre conservateur depuis mai 1923, Stanley Baldwin (1867-1947), face aux difficultés, sollicita des électeurs un mandat clair : la réponse fut pour le moins ambiguë. Les conservateurs restèrent la première force électorale (38%) mais perdirent la majorité parlementaire. Les travaillistes gardèrent leur deuxième place (30,7%) et 191 sièges (+49). Les libéraux progressèrent fortement en voix (29,7%) et en siège (158, +96). En janvier 1924, Ramsay Mac Donald, leader du Labour devint le premier Premier ministre travailliste et le premier roturier à diriger également le Foreign Office. Il dut démissionner au bout de 9 mois après avoir perdu les élections anticipées d’octobre 1924, au profit des tories. Cinq ans plus tard, la situation s’inversa. Les conservateurs n’obtinrent que 260 députés, les travaillistes 287 sièges (+136). Cependant la majorité parlementaire était de 308. Le Labour avait besoin des 59 parlementaires libéraux. Pour la deuxième fois, le 5 juin 1929, Mac Donald forma un gouvernement minoritaire. La soudaineté et la violence de la crise de 1929, convainquit Macdonald de la nécessité de former un gouvernement d’union nationale. En 1931, cette stratégie fut désavouée par la majorité du parti. Macdonald quitta le Labour pour fonder le National Labour Organisation (NLO). Henderson redevint leader du Labour. Aux législatives, l’Union nationale obtint les 2/3 des suffrages et 554 sièges. Ramsay Macdonald dirigea le First National Government (août-novembre 1931) et le Second National Government (novembre 1931-juin 1935).

Quoiqu’il en soit, durant ces décennies, le Labour était devenu un parti comme les autres. Cette métamorphose ne pouvait pas ne pas avoir des conséquences sur ses rapports avec la franc-maçonnerie[1]. Jusqu’à la décennie 1920, la presque totalité des militants socialistes et/ou syndicalistes anglais (la situation était différente, en Ecosse) ne comprenaient pas l’intérêt à se faire admettre dans une institution réactionnaire et poussiéreuse à leurs yeux. Inversement, les loges ne voyaient guère l’intérêt de recevoir en leurs seins des « rouges », même s’il existe des exemptions. Certes il existait depuis le XVIIIe siècle des loges à caractère professionnel. L’usage s’était maintenu au siècle suivant. Mais tous ces ateliers étaient réservés à des catégories socio-professionnels « privilégiées ». Ainsi en juillet 1914, avait été érigée l’Insurato Lodge n° 3733, réservée aux courtiers et agents d’assurance. Parmi ses fondateurs se trouvait Percy Rockliff (1869-1958)[2], activiste du mouvement coopératif caritatif, fondateur et secrétaire pendant 36 ans de la New Tabernacle Providence Sick and Providence Society, une des plus dynamiques Friendly Societies londoniennes. Elle comptait 20 membres à sa fondation (1896) et 23 000 en 1932. A partir de 1905, Rockcliff fut aussi secrétaire de la London and County Permanent Society, mutual building society, fondée en 1884. Il occupa également quelques temps les fonctions de secrétaire du Joint Committee of Approved Societies et de président de la Faculty of Insurance. Rockcliff avait été fait maçon en 1904 par la High Cross Lodge n ° 754, numérotée 2280 et installée en août 1858, au Railway Hotel, Northumberland Park, sise à Tottenham (Grand Londres). En 1870, elle se réunira au Seven sisters’ Hotel, Page Green, sise à Tottenham (Grand Londres). Rockliff la présidera en 1924.

En décembre 1928, se déroula la cérémonie de consécration de l’atelier d’Arche Royale homonyme High Cross Chapter, conduite par Sir Philip Colville Smith (1862-1937), grand secrétaire (1917-1937) de l’obédience anglaise et par Sir George Royle (1861-1949), alors président de New Tabernacle Providence Sick… et ancien maire de Bedford (1904). Au cours de l’oraison, le révérend anglican George Perry, recteur de St Vedast Foster Lane (Londres) et ancien maire (1906/8) du Metropolitan Borough of Finsbury (comté de Londres) déplora les difficultés d’entrer en maçonnerie, pour les classes populaires. Après la tenue, Colville Smith approuva les propos ci-dessus cités et déclara que la maçonnerie se devait d’avoir un rôle de cohésion sociale. Il précisa également que Galles, futur Edouard VIII, alors 1er grand surveillant de la GLUd’A et grand maître provincial du Surrey (1924-1936) s’était ému du refus par de nombreuses loges d’admettre des députés ou des leaders travaillistes et qu’il avait émis l’idée de créer un atelier destiné à les accueillir.

Un échange de correspondance s’en suivit entre Colville Smith, Rockcliff et le militant syndical William Archibald Appleton (1859-1940), secrétaire général de la General Federation of Trade Unions (1907-1938). Les échanges portèrent sur le recrutement ouvrier handicapé à la fois par le montant des cotisations et des dépenses annexes (banquet notamment) et le trajet à parcourir pour se rendre en loge. Rockliff se fit l’écho de motions régulières (mais toujours repoussées ou non débattues) dans les organisations syndicales ou travaillistes pour interdire à ses responsables, l’appartenance aux loges. Le projet de fonder une loge spécifique fut précisée. Il développa l’idée que ledit atelier devrait attirer des membres de l’industrial class qui deviendrait ensuite « des missionnaires et des exemples des avantages procurés par la maçonnerie » (missioners for and exemplars of the advantages which Masonry confers)[3]. Le 1er août suivant, il adressa une nouvelle lettre pour accompagner la demande officielle de création. On y apprend que trois noms furent éliminés pour le nouvel atelier : Civitas Britannicus Lodge, Lodge of New Citizenship ou 1929 Lodge. New Welcome Lodge fut le titre distinctif retenu. L’Insurato Lodge n° 3733 se porta garante du nouvel atelier. La loge comptait onze fondateurs. Sept étaient membres de la l’Insurato Lodge et professionnels de l’assurance. Outre Rockliff et Royle déjà cités, on trouvait Sir John Bowen (1876-1965), George William Canter, Francis Lucas Makepeace (1883-1968) et William Henry Warne. Quatre occupaient des fonctions syndicales : Bowen (secrétaire général de l’Union of Post Offices Workers), Canter (secrétaire de la Post Office Employees Approved Society : 1920), Alfred Short (1882-1938), ancien chaudronnier (ancien président de la General Federation of Trade Unions : 1922/4) et Charles Henry Sitch (1887-1960) (secrétaire général de la Chain Makers’ and Strikers’ Association : 1923/33). Le pasteur baptiste Sir Herbert Dunnico[4] (1875-1953) était secrétaire de l’International Peace Society depuis 1916. Quatre fondateurs étaient députés travaillistes : Bowen (Crewe, comté de Cheshire, 1929/31), Dunnico (Consett (comté de Durham) : 1922/31), Short (Wednesdaybury (West Midlands) : 1918/31), également sous-secrétaire d’Etat à l’intérieur (1929/31) et Sitch (Kingswinford (West Midlands) : 1918-1931.

Le 9 août, la GLUd’A accorda la constitution à la loge sous le numéro 5139. Elle fut consacrée solennellement le 1er novembre et travailla jusqu’en 1933, au 10 Duke Street, Saint James, City of Westminster (Londres). Un repas suivit au célèbre Jules Restaurant, 45 Jermyn Street. La cérémonie fut rapportée par divers journaux, notamment The Daily Telegraph (quotidien tory) et The Sporting Times, mais aucun ne fit allusion aux buts réels de l’atelier. On se contenta de dire qu’il s’agissait d’une loge destinée aux parlementaires. Les premiers vénérables de la loge, tous fondateurs, furent successivement : Rockliff (1929/30), Dunnico (1930/1), Short (1931/2), Bowen (1932/3) et Canter (1933/4).

Les quatre premiers initiés (novembre-décembre 1929) furent des députés travaillistes : le carrossier Joseph Compton (1881-1937) (Manchester Gordon : 1923/31 & 1935/7), le journaliste William Watson Henderson (1891-1984), le postier James Frederik Shillaker (1870-1943) (Acton (Grand Londres) : 1929/31) et l’ingénieur Sir Robert Young (1872-1957) (Newton (Lancashire) : 1918/31 & 1935/50), également président de la Workers Temperance League. Les années 1930 et 1931 seront les plus fastes pour les réceptions et les affiliations, respectivement 13 et 19. Ensuite le recrutement devint plus modeste : 5 (1932), 1 (1934), 5 (1935), 3 (1936 et 1937), 4 (1938) et 2 (1939), soit 59 « entrées ».

Outre les quatre ci-dessus cités et les quatre fondateurs , la loge initiera (ou affiliera) dans les deux années 1930 et 1931, douze autres députés travaillistes : le tisserand William Tout (1870-1946) (Oldham (Lancashire) : 1922/4 ; Sowerby (Yorkshire) : 1929/31), le policier John Hayes (1889-1941) (Liverpool : 1923/31), le postier Charles Ammon (1873-1960) (Camberwell North (Londres) : 1923/44), le pilote Cecil John Malone (1890-1965) (East Leyton (Essex) : 1918/22 ; Northampton : 1928/31)[5], le bachelier Arthur Grenwood (1880-1954)(Nelson/Colne (Lancashire) : 1922/31 ; Wakefield (Yorshire) : 1932/4), le voyageur de commerce Alexander Wilkinson Haycok (1882-1970) (Salford West (Grand Manchester) : 1923/4 & 1929/31), le typographe Frederick Owen Roberts (1876-1941) (West Bromwich (Midlands) : 1918/31 & 1935/41), le cheminot Albert Bellamy (1870-1931)[6] (Ashton-under-Lyne (Grand Manchester) : 1928/31), l’ingénieur John Edmund Mills (1882-1951) (Dartford (Kent) : 1920/22, 1923/4 & 1929/31), l’ouvrier du textile George Muff (1877-1955) (Kingston (Londres) : 1929/31 & 1935/5), l’officier de la Royal Navy Joseph Montagne Kenworthy (1886-1953) (Kingston upon Hull (Yorshire) : 1919-1931[7]) et l’agriculteur Samuel Thomas Rosbotham[8] (Ormskirk (Lancashire) : 1929/1939). L’irlandais Hector Samuel James Hughes (1887-1970), d’abord avocat à Dublin puis à Londres, candidat travailliste malheureux en 1931 et 1935, sera initié le 13 novembre 1931, mais il ne sera élu comme député d’Aberdeen (Ecosse) qu’en 1945. Les huit années suivantes seront moins prodigues. Il est vrai que lors des législatives du 27 octobre 1931, le Labour avait subi un désastre électoral. Les travaillistes n’avaient plus que 52 députés dont 46 élus du Labour soit une perte de 206 sièges. Ainsi le 3 janvier 1932, la loge fit maçon un des battus, l’ancien député de Salford North (Grand Manchester) (1917/24 & 1929/31), le docker Benjamin Tillett (1860-1943). En revanche le 11 mars 1932, elle recevait, le tout nouvel élu d’East Woolwich (Londres), le briqueteur Ernest George Hicks (1879-1954). Suivirent en 1933, les avocats James Milner (1889-1967) (Leeds S.E. : 1929/51 ; Wandsworth Central (Londres) : 1937/40) et Harry Louis Nathan (1889-1963), député libéral de Bethnal Green (Londres) depuis 1929. De février 1933 à juin 1934, il siégera comme indépendant avant d’adhérer au Labour. En 1937, il sera élu député de Wandsworth Central (Londres) jusqu’en 1940. Lors de l’élection partielle du 27 février 1933, dans la circonscription de Rotherham (Yorkshire), le cheminot William Dobbie (1878-1950), ancien et futur maire d’York (1923/4 & 1947/8) fut élu. Quatre mois plus tard, le 9 juin, il sera initié par la loge. 1934 sera une « année blanche ». Le 14 novembre 1935, aux élections générales, l’Union Nationale conservera la majorité (430 députés dont 386 tories) mais les travaillistes reviendront 158 dont 154 membres du Labour (+ 102).

Les années suivantes, il y aura une réception de parlementaire par an.

Le 8 mars 1935, le capitaine Frederick John Bellanger (1894-1968)), élu député de Bassetlaw (Nottinghamshire), le 14 novembre 1935 jusqu’en 1968 ;&é

En 1936, l’instituteur Robert Craigmyle Morrisson (1881-1953) (Tottenham : 1923/31 & 1935/45) ;

En 1937, le tailleur Dan Frankel (1900-1988) (Mile End (Londres) : 1935/5) ;

En 1938, l’avocat Lewis Silkin (1889-1972) (Peckham (Londres) : 1936/1950).

En 1939, l’ouvrier imprimeur George Alfred Isaacs (1883-1979) (Gravesend : 1923/4; Southwark North (Londres) / 1929/31 & 1939/59).

Au total la loge comptera, de 1929 à 1939, 30 députés travaillistes sur 70 membres. Le journaliste Henry Norman Smith (1890-1962), affilié en mai 1938, sera député de Nottingham South de 1945 à 1955. Mais le Parlement fut également représenté par des tories. Le premier fut le colonel Henry Walter Burton (1876-1947), député conservateur de Sudbury (Suffolk) (1924/45), affilié le 8 mai 1931. Le 12 mars 1937, sera affilié le colonel Albert William Goodman (1880-1937) qui décédera le 13 octobre suivant. Le même jour était initié le banquier Sir Walter Sydney Liddall (1884-1963) (Lincoln : 1931/45).

A noter que le lieutenant -colonel David Edwin Keir, Ecossais, journaliste, candidat libéral malheureux à plusieurs occasions était l’époux de Thelma Cazalet-Keir (1899-1989), députée conservatrice d’Islington (192/45).

Plusieurs frères députés siègeront également à la Chambre des Lords. Le premier fut le commandant Joseph Montagne Kenworthy qui succéda à son père comme 10e baron Strabolgi (1934-/53). George Harley (1902-1938), 14e comte de Kinnoull devint pair d’Ecosse en 1916. Jamais député, lord conservateur, il adhèrera au Labour en 1930. Fred Kershaw (1881-1961), gouverneur du Westminster Hospital et président du Gordon Hospital fut élevé à la pairie en tant que baron sans avoir été député. Les autres (Henderson, Milner, Morrison, Muff, Nathan & Silkin) furent proposés par le cabinet Clément Attlee (juillet 1945-octobre 1951), premier gouvernement travailliste majoritaire et anoblis par le roi George VI.

Enfin plusieurs (dix) appartiendront à divers gouvernements de Sa Majesté. Certains seront membres du cabinet comme George Isaac, ministre du travail et du service national (aout 1945-janvier 1951), puis des pensions (janvier-novembre 1951), ou ministres, chefs de département comme L. Silkin, ministre (1945-1950) de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire (Town and country planning) ou H. Nathan, ministre de l’aviation civile (1946/8). D’autres furent junior-ministers comme C. Ammon, Chief Whip, captain of the Honourable[9] Corps of Gentlement-at-Arms (août 1945-octobre 1949) ou A. Short, sous -secrétaire d’Eta t au Homme Office (1929-1931).

Mais la loge recevra également des travaillistes non parlementaires comme Hugh Scott Lindsay (1879-1959), secrétaire du Parliamentary Labour Party (groupe parlementaire travailliste)(1918/44). Parmi les frères membres du Labour, tous occupèrent des fonctions associatives et/ou syndicales locales, provinciales et/ou nationales comme George Canter, secrétaire général de la Post Office Employees Approved Society, George Gibson (1885-1953), secrétaire général de la Confederation of Health Service Employees(1946/8) ou William Spence (1875-1954), secrétaire général (1928-1942) de la National Union of Seamen. Quelques-uns militeront dans des ligues de tempérance (Young) et/ou dans des mouvements pacifistes (H. Dunnico).

A côté des parlementaires, la loge fera maçon divers employés de Westminster (sans que l’on sache toujours s’ils étaient plus ou moins proches du Labour) comme les greffiers-secrétaires (parliamentary clerks) Albert da Silva , Charles Lush et George Gilpin, les huissiers (House of Commons messenger) Ernest Bolting, Frank Bowtell, William Pucey et Frederik Sandell, sans compter un traiteur (Robert Bradley), un Dining Room Superintendent (Henry Ashby), un bibliothécaire (Norman Wilding) et un magasinier (George Howell). On notera également la présence de plusieurs journalistes parlementaires (Harry Cant, Frederik Truelove). Herbert Tracey (1884-1955) sera rédacteur en chef (1926-1950) des Insdustrial News. Alan Robbins[10] (1888-1967) fut éditorialiste au Times (1909-1953) et secrétaire du Press Councill (1954-1960). Robert Williams (1881-1936), ancien secrétaire de la National Transport Workers Federation, un temps communiste (1919/21), deviendra directeur-gérant (1922-1930) du Daily Herald, organe officiel du Trades Union Congress.

La loge comptera également plusieurs courtiers ou agents d’assurances (JP Garner junior, Rockliff), avocats (Sir George Royle, William Warne) ou artistes (musiciens et/ou acteurs) (Matthew Mc Keigue, Allan Wilshire), un consultant en affaires (John Ames), un importateur de cognac (Charles Stambois), un ingénieur civil (George Galop), un inspecteur de police (John Mason), un juge de paix (Dunnico junior, un temps secrétaire parlementaire de son père) et un voyageur de commerce (Albert Adams)

Il va de soi que la presque totalité des frères étaient des Anglais, mais on comptait deux Anglo-Canadiens, deux Gallois, un Ecossais, un Irlandais et un Russe émigré naturalisé en 1921 (Stambois). Une petite moitié des frères était non-conformist[11], notamment méthodiste comme Ammon et Muff, prédicateurs laïcs, baptiste comme le pasteur Dunnico ou presbytérien mais la loge comptait également quelques catholiques et juifs.

Très rapidement la loge va être mêlée à une manifestation d’antimaçonnisme fréquente dans la gauche britannique ? Où une action réelle d’un réseau maçonnique ? Comme il a été vu plus haut, après le départ de Macdonald en 1931, le Labour fut dirigé par Henderson, puis d’octobre 1932 à octobre 1935 par George Lansbury (1859-1940), député de Bow and Bromley (nord-est de la métropole londonienne). Pacifiste convaincu, il démissionna de la direction de son parti après que ce dernier eut voté pour des sanctions à l’encontre de l’Italie fasciste agresseuse de l’Ethiopie. Le futur premier ministre (1945/51) Clément Attlee (1883-1967), alors deputy leader assura l’intérim. Aux législatives du 14 novembre 1935 gagnées par les conservateurs (386 députés), le Labour obtint 154 sièges (+102). Le leadership du parti fut discuté les jours suivants. Le 26 novembre, au premier tour du vote des instances nationales, Attlee obtint 58 voix. Herbert Morrison (1888-1965), ancien (1923/4 & 1929/31) et futur (1935/45) député de Hackney South, ancien président du Labour, ancien (1929/31) et futur ministre (1940/45) en recueillit 44, le frère Arthur Greenwood, 33. Le 3 décembre, Attlee (qui ne fut pas maçon malgré les affirmations de certains latomophobes) fut élu avec 88 voix contre 44 à Morrison. Ce dernier affirma qu’il fut battu à la direction du parti travailliste à cause des votes hostiles des frères parlementaires de la New Lodge Bienvenue[12]. Hugh Dalton[13] (1887-1962), député de Bishop Auckland (1929/31 & 1935/59), plusieurs fois ministre notamment chancelier de l’Echiquier (1945/7) prétendait même connaître la convocation de la réunion durant laquelle ledit vote a été décidé. Quoiqu’il en soit, Il faut noter qu’une trentaine de frères parlementaires travaillistes maçons s’était retrouvée sur un même choix politique. Hasard ? Complot ?  Au-delà de l’affaire susdite, quel fut l’impact réel de la New Lodge Bienvenue ? Il n’est pas sûr que le Labour ait beaucoup gagné (du moins au plan électoral) dans cette initiative ? L’Ordre y trouva sans doute, une « ouverture à gauche » même si les rapports entre lui et les travaillistes furent (et demeurent) souvent compliqués.

A partir des années 1960, La New Welcome Lodge perdit sa vocation initiale. Depuis 1949, elle se réunit au Freemasons’Hall, à Londres. En 1980, sur 58 membres, elle ne comptait plus que huit députés. Aujourd’hui, avec une petite vingtaine de membres, elle n’a plus ni député, ni journaliste parlementaire. Paradoxe, malgré sa première vocation et son évolution sociologique, elle fit l’objet récemment d’attaques de milieux travaillistes. En avril 1989, puis en juillet 1992, elle fut successivement dénoncée par Max Madden, alors député travailliste de Bradford West, puis par Chris Mullin[14] , alors député travailliste de Sunderland South comme un atelier d’influence notamment par ses parlementaires. En 1998 ; le Guardian la dénonça (avec la Gallery Lodge n° 1928[15]) comme un lieu de lobbyng installé à Westminster. Sic transit…

Bibliographie

** Hamill, John and Prescott, Andrew,  The Masons’ candidate’: New Welcome Lodge No. 5139 and the Parliamentary Labour Party, in Labour History Review, avril 2006, 71(1), p. 9-41 : https://www.researchgate.net/publication/233637409_’The_Masons’_Candidate’_New_Welcome_Lodge_No_5139_and_the_Parliamentary_Labour_Party

** Brown-Peroy Amanda, La franc-maçonnerie et la notion de secret dans l’Angleterre du XXe siècle : de la Seconde Guerre mondiale aux années 2000 ? Thèse de doctorat sous la direction de Cécile Révauger, Université de Bordeaux III, 2016, p. 193/7 : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01900353/document


[1] http://www.freemasons-freemasonry.com/prescott08.html‎: Andrew Prescott, Freemasonry and the History of the Labour Party in London: Some Approaches.

[2] Il sera également vénérable (1926) de l’Insurato Lodge et secrétaire pendant 26 ans (1924-1950).

[3] Lettre de P.Rockliff à Colville Smith, 5 février 1929.

[4] Herbert Dunnico fut le premier député du Labour a voté contre un gouvernement travailliste, le 21 février 1924, pour s’opposer par pacifisme (il avait été secrétaire de la London Peace Society) à la construction de croiseurs légers. En 1931, il fut battu par un membre du NLO.

[5] Pionnier de l’aviation navale, libéral « patriote » rallié au travaillisme, il se convertit au bolchevisme après un voyage dans la Russie des Soviets (septembre-novembre 1919) devenant ipso facto le premier député communiste britannique. En 1922 cependant, il rompt avec le Communist Party of GB.

[6] Initié le 13 février 1931, il décédera le 26 mars suivant.

[7] Elu en 1919 sous l’étiquette libérale, il adhère au Labour en 1926 et se fait réélire lors d’une élection partielle.

[8] D’abord « conservateur indépendant » aux législatives de 1924 où il sera battu, il sera élu comme candidat officiel du Labour en 1929. En 1931, il rejoint le National Labour, scission travailliste favorable au gouvernement d’Union nationale de Ramsay MacDonald et sera réélu en 1931 et 1935 sous cette étiquette. En octobre 1939, il démissionne de son mandat en désaccord avec son parti.

[9] Parlementaire chargé de veiller à la présence et aux bons votes de son groupe parlementaire.

[10] Il était le fils de Sir Alfred Farthing Robbins (1856-1931), président (1913-1931) du Board of General Purposes (conseil chargé d’examiner les affaires principales de l’obédience) de la GLUd’A dit the Prime Minister of English Freemasonry

[11] Fidèle n’appartenant pas à l’Eglise établie (Eglise anglicane)f

[12] Morrison Herbert, Herbert Morrison: An Autobiography, Londres, Odhams, 1960, p. 164.

[13] Ben Pimlott, The political diary of Hugh Dalton, 1918-1940, 1945-1960, Londres, Jonathan Cape & London School of Economics and Political Science, 1986, p. 224.

[14] If masons have nothing to hide, why did they go to such lengths to oppose attempts by the last Labour government to make membership of a secret society (any secret society) a declarable interest for applicants to the judiciary, police, planning inspectorate etc? tweet du 8 février 2018.

[15] https://thegallerylodge.freemasons.london/

Deux ans après : Ne pas jeter la science avec l’eau du Covid-19 …

Une (ne jamais utiliser l’article défini la) vérité scientifique est une proposition construite par un raisonnement rigoureux et des démonstrations logiques, par la méthode scientifique. Elle est validée par un consensus savant. Une vérité scientifique ne doit pas dépendre d’une idéologie, ni prétendre être la Vérité, car elles ne sont pas de même nature. Cependant Karl Popper défend que les théories scientifiques peuvent converger vers une connaissance « plus vraie » du monde (Objective Knowledge: An Evolutionary Approach, 1972). Ses jugements sont fondés sur la rationalité de ses prémisses, la justesse de ses mesures, la fidélité de ses observations et de ses expérimentations. Elle peut être qualifiée d’objective puisqu’elle est théoriquement (ou plutôt expérimentalement) indépendante de la subjectivité des êtres humains qui la construisent, encore que Paul Feyerabend (Against method, outline of an anarchist theory of knowledge, 1975) affirme qu’elle dépend également des jugements de valeur des scientifiques et des rapports de pouvoir des institutions et des groupes dans lesquels elle s’élabore. Une vérité scientifique est relative et momentanée car elle peut être remise ne cause par de nouvelles découvertes.

La méthode scientifique désigne l’ensemble des canons (observations, expériences, raisonnements, mesures, calculs, etc…) guidant le processus de production des connaissances scientifiques. Elle admet une diversité de démarches mais ne doit pas déboucher sous une forme d’anarchisme épistémologique. Elle doit porter en elle-même ses propres critères de réfutabilité.

Puis vint le covid-19. C’est la première pandémie mondialisée, non seulement géo-humainement mais médiatiquement, dans un monde (surtout occidental) qui cache de plus en plus la mort et refuse la maladie. La médecine fut donc psycho-affectivo-pathologiquement surinvestie.

Le plus souvent, les résultats scientifiques (et ipso facto médicaux) sont portés à la connaissance du grand public lorsqu’ils ont été consensuellement validés et qu’ils ont commencé à produire des utilisations concrètes et pratiques. Cette vulgarisation doit être honnête, complète, compréhensible, pédagogique et pratique mais elle peut être faussée par des informations orientées, tronquées, déficientes et/ou instrumentalisées, soumises à la simplification et/ou au sensationnalisme, pour des raisons économiques, commerciales, politiques, culturelles, voire psychologiques (psycho-pathologiques). Il s’ensuit une cacophonie médiatique (voulue et profitable à certains), amplifiée et redéformée par les réseaux sociaux. La science, les méthodes et les connaissances scientifiques en souffrent, mais n’y sont pour rien.

Vu la mondialisation de la pandémie du covid-19 et de sa couverture médiatique, le processus « normal » ci-dessus énoncé fut totalement fracassé. La peur ancestrale des épidémies nous avait quitté, notamment en Occident, moins en Asie (SRAS) ou en Afrique (Nipah). Et puis le « naturel » revint au galop. La rapidité et l’essor de la pandémie ont sidéré, étymologiquement, subir l’influence funeste des astres. Nous étions en face d’une maladie potentiellement mortelle (« combien de morts ? »), maline (D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Pourquoi ?) qui peut toucher « aléatoirement » chacun d’entre nous (« Où est l’ennemi »). L’incertitude devint le plus puissant carburant de l’anxiété. Vers qui se tourner ? La politique ? Le religieux ? La science ? Hors cette dernière était, face à la maladie, en train « de se faire » puisque le covid-19 était totalement nouveau. Les chercheurs cherchaient, tâtonnaient, investiguaient, doutaient, émettaient des hypothèses, bref faisaient de la science. On assistait non aux résultats finaux de la recherche, mais à la démarche scientifique en mouvement avec ses tâtonnements habituels, ses culs-de-sac, ses propositions confirmées ou infirmées, ses allers-retours, ses erreurs d’analyse, ses oscillations. Dans ce contexte de psychose anxiogène, ce qui était la forme courante de la recherche scientifique apparut comme un échec (« Les savants se trompent ! Ils nous trompent. Ils ne savent pas. Ils appartiennent aux élites déconnectées. La science est impuissante, inutile, manipulée [Par qui ? Pourquoi ? Pour qui ?], aux mains des lobbies, etc…). Vivre dans un contexte d’épidémie vécue comme massive, sournoise et invincible n’est pas neutre du point de vue psychique, au niveau collectif comme individuel.

Face à ce désordre et à ce désarroi, les « sachants » et les décideurs auraient du adopter une attitude positive pour rassurer, informer, guider le public. Le politique y aurait gagné en efficacité. La science aurait retrouvé ses petits.

Il faut bien admettre que la majorité des scientifiques a fait ce travail expliquant la méthode, faisant part de leurs doutes, émettant des hypothèses (seulement des hypothèses), ouvrant des pistes avec prudence et pédagogie. Le plus souvent, ils parlaient calmement, doucement, avec une certaine empathie pour le téléspectateur. Nous les avons tous vu. Les avons-nous entendus ? Peut-on citer le nom d’entre eux ? Oui, peut-être ! Deux ? Difficile ! Trois ? impossible !

Hélas qui fit le buzz comme on dit en français ? Ceux qui parlaient fort, de manière arrogante, simpliste, définitive, bien loin des règles scientifiques et de la recherche du consensus savant. Ils sont passés de leur laboratoire à certains plateaux de télévision mais cela n’a pas grandi le débat scientifique. On entendit même un « grand scientifique » dire qu’il avait raison (scientifiquement) puisqu’il était soutenu (cautionné) par la majorité de l’opinion publique. La méthode scientifique par le plébiscite. Supposons que demain, par referendum dument convoqué, le peuple français, par 91% des exprimés des 82% des votants, votait la platitude de la terre (notre planète est plate) que deviendrait la rotondité de notre cucurbite ?

Ensuite ce fut le bal des arrogants, des béjaunes, des balluches, des bornés, des fuses, des cruchons, des fats, des gourdiflots, des infatués, des pédants, des panouilles, des prétentieux, des quinauds, des sosots et des tourtes. Un milliard de virologues, d’immunologues, de biologistes était né. La presse dite mainstream [terme utilisé pour désigner collectivement les divers grands médias de masse influençant un grand nombre de personnes et reflétant tout autant que façonnant les courants de pensée dominants, informations fallacieuses (fake news) comprises] décerna alors à ces nouveaux héros le qualificatif d’« antisystème », label qui assure aux heureux élus toute une série de soutien en cascade, par principe ou par démagogie, notamment des extrêmes. Des politiques, pour des raisons diverses et variés, mais pas toujours très honorables, apportèrent leur soutien. Bien mieux, on dériva allégrement vers l’infaillibilité, non pontificale (celle de 1870), mais scientifique. Un « grand savant » est à tout jamais « inerrant ». C’est oublié la psychorigidité, l’autophilie, l’hypertrophie du Moi, l’hubris, les biais d’autocomplaisance, le principe de Peters ou la maladie du Prix Nobel. Tout le monde s’en mêla, tout le monde s’emmêla. Ce n’est pas à ceux qui ne savent rien sur le sujet d’arbitrer un conflit entre experts. Croire n’est pas savoir. Les interrogations scientifiques seront résolues par l’expérimentation scientifique surtout que l’enjeu n’est pas une place en deuxième semaine dans un jeu de téléréalité mais seulement de guérir, voire de rester en vie. La démagogie y trouva son compte. La science en fut hélas affectée, mais elle n’était pas la coupable, mais la victime. Ce n’est donc pas demain que l’intelligence artificielle supplantera la c… naturelle.

S’il n’y avait qu’un mot à retenir pour cette pandémie, je proposerais ultracrepidarianisme, c’est-à-dire le comportement qui consiste à donner son avis sur des sujets sur lesquels on n’a aucune compétence crédible, de près ou de loin, bref une sorte de radio-bistrot désormais à l’échelle mondiale. Sutor, ne supra crepidam : « Cordonnier, pas plus haut que la chaussure », que l’on peut exprimer ainsi « à chacun son métier, les vaches seront bien gardées ».

*** LA LOUVE

La louve est un outil de métal, à vis ou à branches formant pinces, pour soulever les pierres.

1°) ETYMOLOGIE/HISTOIRE

Le mot lewis (anglais masculin) ou louve (français féminin) a sans doute une étymologie d’origine latine, mais d’une source différence.

Le mot anglais Lewis (aucun rapport avec la louve = she-wolf) serait en lien avec le latin populaire levius et le latin classique levis (léger), du verbe latin elevo/elevare, ayant donné le verbe en anglais to elevate (bien que le mot anglais le plus utilisé pour traduire hisser, élever, monter soit to raise (up).

Est-ce un hasard si lewis peut être également rapprocher de level (lui aussi dérivé du latin levis (voir ci-dessus), à savoir le niveau ?

NB. Lewis a été également utilisé pour angliciser le nom irlandais Lugaid, le nom allemand Ludwig, et le nom français Louis (ces derniers dérivant du vieux franc Chlodowig). Et si la louve s’appelait Louise ?

Le mot français Louve a une étymologie latine plus évidente, lupa/lupae, la louve, femelle du loup (lupus) car l’appareil de levage tient la pierre aussi solidement que les mâchoires de la louve sur sa proie. Mais alors pourquoi le féminin car les mâchoires du loup sont au moins aussi solides, voire plus, que celles de la femelle… Est-ce une référence à la louve maternelle, capitoline (mais nous ne sommes pas en Italie ?) Mais pourquoi ne pas penser à Raksha, la louve seule (veuve) qui protège et adopte Mowgli, dans The Jungle Book, du frère Rudyard Kipling ?

NB En poétique, le latin lupus signifie également mors armé de pointe, croc ou grappin.

En français, divers mots en dérivent.

Louver : creuser une pierre pour y introduire une louve.

Louver : soulever une pierre avec une louve.

Louveur : ouvrier qui taille les louves dans les pierres.

Pierre louvée : pierre à qui on a fait une louve.

On trouve encore le ciseau à louver et le trou de louve.

Sous une forme rudimentaire, la louve est apparue dans la première Antiquité gréco-latine, mais elle s’est perfectionnée et généralisée durant l’Empire romain et l’occident médiéval.

2°) DESCRIPTION

NB. Sur le plateau du premier surveillant, l’outil de levage est une « chèvre » tripode. En effet, stricto sensu, la louve désigne les pièces métalliques agrippant la charge. C’est par synecdoque que la louve métallique en vint à désigner l’ensemble de l’appareil de levage.

Au demeurant l’Explication (p.61) décrit les deux types de louve stricto sensu:

A°) « … certaines pièces de métal encastrées dans une pierre cubique » (modèle clavé)

De manière encore plus précise, seule la partie centrale est dite louve, les deux parties latérales sont nommées louveteau.

B°) « … un assemblage en queue d’aronde formant crampon » (modèle auto-serrant)

3°) SYMBOLISME

* La louve exprime le lien très puissant entre la pierre (l’homme) et l’appareil destiné à l’élever (la franc-maçonnerie et/ou le Grand Architecte). On notera que les pierres « louvées » (levées) sont le plus souvent taillées (celle de la louve du premier surveillant est cubique [perfect ashlar]), mais peuvent être également brutes (grossières= rough ashlar). A ce titre, l’outil exprime fondamentalement d’ascenseur (d’initiation) le rôle de l’Art royal.

** la louve exprime également la force, par analogie avec les mâchoires de l’animal. La force élève et soutient (Boaz/Booz, de l’hébreu ,בעז, En lui [est] la force).

L’apprenti doit s’incruster, s’agripper dans la pierre dure pour pouvoir s’élever (être élevé) et doit se détourner de la facilité en ne choisissant pas une pierre tendre, au risque de laisser une partie de sa charge (connaissance, choses apprises).

La colonne de la force (ordre dorique) est précisément celle du premier surveillant.

De même, le louveteau (lowton) doit aider ses parents à porter leurs charges lorsqu’elles deviennent trop lourdes pour diverses causes (vieillesse, maladies, difficultés sociales). Cf. Explication… (p. 62) : « Son devoir, envers ses parents, est de supporter le fardeau des difficultés quotidiennes, dont il doit les décharger en raison de leur âge, de les aider dans les moments de besoin et de rendre, ainsi, la fin de leurs jours, heureuse et exempte de souci ».

Le maçon serait ainsi un enfant de la louve.

*** Par sa forme et ses imbrications (louve et les deux louveteaux), la louve exprime la solidarité. Les FF doivent s’imbriquer les uns aux autres.

**** La louve doit parfaitement s’adapter aux alvéoles taillées pour elle, sans admettre le moindre jeu. Le maçon doit occuper sa place, toute sa place mais rien que sa place.

***** La louve et ses deux louveteaux (trois parties de métal) expriment la solidarité maternelle identique à celle de la franc-maçonnerie pour ses fils, les francs-maçons qui méritent à nouveau d’être qualifiés d’enfants de la louve.

****** La pierre soulevée par la louve est ainsi mise en place avec précision et en sureté. C’est en prenant conscience de certaines de nos « lourdeurs » que nous pouvons progresser en faisant d’elles, non des fardeaux, mais des outils, ou plus précisément en cherchant en nous le moyen de « lever » nos pesanteurs intérieures. Tout le travail de levage se fait en commun. La louve symbolise ainsi la force qui doit unir la loge. ******* La louve exprime également la perpendiculaire (corde qui soutient la louve), le niveau (triangle formé par les trois pieds de la chèvre) et l’équerre (en autres les 24 angles droits de la pi

La très aristocratique loge de La Candeur, sise à Paris, cercle d’un certain féminisme ?

Mardi 21 mars 1775, Louis XVI étant roi depuis moins d’un an, à Paris, la loge militaire La Candeur, fondée par sept aristocrates, tous officiers, était « établie » sous le 1er maillet de Claude-Louis, marquis de Saisseval (1754-1825), capitaine au régiment de Chartres-Dragons, assisté de François Marie Armand, comte de Balbi, marquis de Piovera, d’origine génoise, mestre de camp, 1er surveillant, du comte Alexandre Sergueïevitch Stroganov (1733-1811), ambassadeur de Russie à Paris, 2ème surveillant, et de Jean-Jacques Bacon de La Chevalerie (1731-1821). Dans la 50e assemblée du GOdF[1]. (10 juin 1774), grâce à Bacon, alors grand orateur, par 28 voix contre 15, l’obédience avait pris « les loges d’adoption sous son gouvernement ». Cette reconnaissance officielle s’accompagnait cependant de la mise sous tutelle de la maçonnerie des Dames, « adoptée » par sa consœur masculine.

A La Candeur, le temps de la première réunion, le pinceau[2] sera tenu par Michel Bouvard de Fourqueux[3], procureur général de la Chambre des comptes de Paris. Fait rarissime pour ne pas dire unique, à la suite de cette réunion « la loge instruite qu’une Sœur apprentie et compagnonne maçonne […] nommée marquise d’Ossat [Doza] était dans les porches ; le Vénérable ayant suspendu la loge d’apprenti fit introduire la Sœur et lui ayant fait remettre le premier maillet, ouvrit la loge d’adoption »[4]. Non seulement la loge d’adoption (avec une seule sœur) fut immédiatement installée, à la suite de sa consœur masculine, mais on y procéda immédiatement à quatre réceptions :

  • Adélaïde, comtesse de Choiseul-Gouffier (1752-1816)[5];
  •  Charlotte de Saint-Marsan, comtesse de Courtebonne ;
  •  Gabrielle de Boulainvilliers, vicomtesse de Faudoas[6] ;
  •  Charlotte Elisabeth, comtesse de Polignac (1746-1782)[7].

Puis dans une tenue au 2e degré, les nouvelles sœurs apprenties furent faites compagnonne. Les deux réunions furent suivies d’un banquet « mixte » en la forme rituélique. Il s’agissait non pas d’agapes ouvertes, mais d’un repas conduit en la forme maçonnique accoutumée auquel les maçonnes étaient pleinement associées, ce qui n’était pas la règle générale.

Selon Clément-Joseph Tissot, lesdites nouvelles sœurs avaient fortement insisté auprès du marquis de Saisseval pour qu’il créât une loge masculine susceptible de « porter » une loge d’adoption. Les premiers pas de cette loge qui sera l’une des plus huppées de l’Ancien Régime français, eut donc dès sa fondation une politique particulière vis-à-vis des sœurs.

Le 2 avril, lors de la demande officielle de constitution, l’atelier militaire comptait quatorze frères. Le 8 avril, la loge d’adoption fit maçonne Jeanne Marie Pulchérie de Riotot de Villemur, mariée en 1751 à Charles Claude Brulart, marquis de Genlis[8]. Le GOdF patenta la loge militaire le 25avril. A cette date, sept nouveaux frères avaient été fait maçon. Le 9 mai, La Candeur fut officiellement inaugurée par le grand-maître du GOdF, Philippe, duc de Chartres[9]et par l’administrateur général de l’Ordre, Anne Charles Sigismond de Montmorency, duc de Luxembourg[10].

§1 : La Candeur, à la fois loge militaire et loge d’adoption

a) Deux loges aristocratiques plus complémentaires que hiérarchisées.

La première caractéristique des deux loges ainsi constituées sera l’homogénéité sociale et culturelle de leurs membres. Toutes et tous, ou presque, appartenaient à la grande noblesse. Ils étaient le plus souvent issus du millier de familles, ayant reçu « les honneurs de la Cour ». On trouve plusieurs ducs et pairs comme Louis Joseph d’Albert (1748-1807), 6e duc de Luynes et duc de Chevreuse[11]. Pour ne prendre que les marquisats, d’Arcy, de Beaufort, de Caunels, de Chabrillant, du Goulet, d’Hacqueville, de La Ferronnays, de Lastic, de Montesquiou, de Persan, de Rancher, de Rennepont, de Rochelambert, de Roquelaure, de Saisseval, de La Tour du Pin ou de Trestondan.

Les membres non régnicoles et les sœurs et frères visiteurs étaient du même acabit, à l’image du britanniques Sir John Trevelyan, 5ème baronnet, fait maçon lors de son « Grand Tour »[12] avec son tuteur Thomas Leman Mathews, écuyer, chirurgien militaire, des princes russes Bariatinski, Ivan Sergeïevich  (1740-1813), ambassadeur à Paris et Fedor Sergeïevich (1740-1814), chambellan du tsar, ainsi que son épouse née Maria Vassilievna Khovanskïa (1755-1813), ou de Louis-Engelbert d’Arenberg (1750-1820), sixième duc régnant d’Arenberg et 12ème duc d’Aarschot, duc de Meppen et prince de Recklinghausen, grand-bailli et capitaine-général du Hainaut, chevalier de la Toison d’or.

Mais on trouvait également plusieurs membres de la famille royale. D’abord, Philippe, duc de Chartres, grand maître du GOdF depuis 1773. Visiteur occasionnel, il se fera affilié à La Candeur en mai 1781. En 1785, il accepta le premier maillet de la loge , à perpétuité, mais laissa la présidence effective à son substitut le comte Louis Marthe de Gouy d’Arcy. Quelques années plus tôt, pour canaliser la forte demande de femmes à entrer en loge, Chartres avait patronné la mise en place d’une maçonnerie d’adoption telle qu’elle avait été définie par Bacon de la Chevalerie. En février 1773, dans la salle de la Folie Titon, rue de Montreuil, faubourg Saint-Antoine, il fit maçonne son épouse Louise Marie Adélaïde de Bourbon-Penthièvre (1753-1821) qui l’accompagna à La Candeur. En mai 1775, Chartres nomma sa sœur, Louise Marie Thérèse Bathilde d’Orléans (1750-1822), mariée à Louis Henri Joseph, alors duc d’Enghien, futur duc de Bourbon (1772) et prince de Condé (1818)[13], grande maîtresse des loges d’adoption (1775-1790), dans la loge parisienne Saint Antoine. La duchesse de Bourbon visita La Candeur pour la première fois, en mars 1776. Elle s’y affiliera en avril 1779 et sera proclamée grande maîtresse « inamovible » de la loge. La belle-sœur de la duchesse de Chartres, veuve de son frère, Louis-Alexandre de Bourbon-Penthièvre, prince de Lamballe, Marie-Thérèse-Louise de Savoie-Carignan (1749-1792), fut faite maçonne en février 1777 par La Candeur. En janvier 1781, elle devint grande maîtresse de la Mère Loge Ecossaise du Contrat Social. La jeune veuve était issue d’une famille fort maçonnisée. Son frère Louis Eugène Hilarion, comte de Villafranca (1753-1785) sera grand conservateur du GOdF. Son grand-père maternel, le landgrave Ernest-Léopold (1684-1749) de Hesse-Rheinfels-Rotenbourg maçonnait à Vienne. Deux de ses cousins germains, le prince Charles Constantin (1752-1821) et son frère aîné Charles-Emmanuel (1746-1812), alors landgrave de Hesse-Rheinfels-Rotenbourg, ainsi que l’épouse de ce dernier, la landgravine Léopoldine (1754-1823), appartiendront à La Candeur.

Ces quatre dignitaires princiers (dont trois femmes) assistèrent plusieurs fois aux tenues d’adoption de La Candeur. Leur présence aux tenues d’adoption renforcera le rôle des sœurs à La Candeur.

Cette homogénéité sociale et culturelle ne pouvait pas ne pas avoir des conséquences sur la vie de La Candeur. En effet, dans un monde féminin encore largement dominé par le patriarcat, les femmes de la haute aristocratie bénéficiaient d’une autonomie relative liée à la possession féminine d’un certain patrimoine, à une éducation des filles plus ouverte, au libertinage des mœurs, à la séparation de facto de beaucoup de couples et aux idées nouvelles.

Malgré tout, on rencontrait à La Candeur quelques non aristocrates comme l’artificier italien Jean-Baptiste Torré, producteur de spectacles pyrrhiques au théâtre du Vauxhall, Théodore Louis Girardin, notaire au Châtelet, ou Jérôme Bignon, bibliothécaire du roi. Enfin la loge fit maçon au seul grade d’apprenti, neuf (peut être plus ?) domestiques[14] de frères de La Candeur qui faisaient fonction de frère servant et au moins quatre musiciens au régiment des Gardes Françaises, formant la colonne d’harmonie de l’atelier.

b) Une oligarchie endogame qui favorise une certaine mixité.

L’homogénéité sociale de la loge fut assurée, entre autres, par les liens familiaux qui unissaient divers « groupes » de sœurs et frères. A La Candeur, on maçonnait en famille, entre parents et alliés, de bonne compagnie. Ainsi Armand François Hennequin (1747-1830), alors comte d’Ecquevilly et sa toute nouvelle épouse Amable de Cécile de Durfort-Civrac (1755-1830) fréquenteront La Candeur. Les deux sœurs du comte, Aglaé-Marie (1751-1833), par mariage comtesse de Boursonne et Adélaïde Honorée (1743- c.1791) seront reçus dans la loge ainsi que le mari de cette dernière, Philippe Joseph, marquis d’Esterno. La sœur comtesse Amable Cécile d’Ecquilly avait pour grand-père maternel, Louis de Pardaillan de Gondrin (1707-1743), 2e duc d’Antin, « Grand Maître des Francs-Maçons de France ». Un de ses oncles maternels, François Emmanuel de Crussol, duc d’Uzès deviendra grand conservateur du GOdF en 1787. Ses deux sœurs, Louise Adelaïde et Félicité Emilie, étaient respectivement mariées à deux frères de La Candeur, Charles Gaspard de Clermont-Tonnerre et Antoine Louis, comte de Tracy, tout comme son frère Venant-Henri de Durfort, comte de Civrac, lequel était l’époux de l’Irlandaise Katherine Browne, également sœur de La Candeur. L’entre-soi était une des caractéristiques fondamentales de l’aristocratie et plus encore de la noblesse de Cour. Le mariage n’y était pas seulement l’union d’une femme et d’un homme, mais également la mise en relation de deux familles, et au-delà, de leurs réseaux d’alliance. L’entrée en loge obéissait à cette logique de caste. A la naissance et au sang, piliers de l’idéal nobiliaire, s’ajoutaient les valeurs de la maçonnerie, vécue plus comme une néo-chevalerie que comme une corporation opérative. Alors que les femmes de la noblesse étaient exclues des institutions politiques et militaires, la forme nouvelle de la franc-maçonnerie offrait un nouveau lieu de sociabilité pour les dames aristocrates, même si ce fut par la petite porte. A La Candeur, les ouvertures furent plus larges et plus hautes qu’ailleurs.

Cependant, il ne faut pas déduire de cette endogamie une sorte de « suivisme » qui voudrait que les sœurs entrassent moutonnièrement, en loge à la suite des frères. D’abord si la majorité des néophytes du Beau Sexe fut présentée par des hommes (l’un des plus actifs fut le marquis de Saisseval), certaines furent patronnées par des femmes. Ainsi la fille du marquis de Grignon, président à mortier du Parlement à Paris, Anne Marie Gabrielle (1747-1793), comtesse de Brassac présentera à la loge Anne Geneviève Le Camus (1756-), épouse du comte Louis-Joseph d’Ailly, marquis de Senneçay, lequel n’était pas maçon ou Marie Hedwige (Louise) de Hesse-Rheinfels-Rotenbourg (1748-1788), épouse, depuis 1766, de Jacques Léopold de La Tour d’Auvergne (1746-1802), comte d’Evreux et prince de Turenne, non maçon également. A la différence de la première, la comtesse d’Evreux était la sœur du frère Landgrave cité ci-dessus tandis que son beau-père Godefroy de La Tour d’Auvergne, duc de Bouillon et duc-pair d’Albret, était grand maître du GO de Bouillon.

D’autres entrèrent en loge avant leur conjoint, comme Marie Françoise de Vachon de Briançon de Belmont, faite maçonne en 1779, trois ans avant son mari Gabriel Nicolas, comte Dauvet.

Ensuite plusieurs sœurs maçonneront avec zèle tandis que leurs maris (ou frères) se révèleront être des maçons buissonniers. Ce fut le cas de la duchesse de Bourbon dont le mari, membre de L’Olympique de la Parfaite Estime, fut un adepte modéré de l’Art Royal. Au demeurant, les deux époux étaient séparés de gré à gré depuis 1781.On ne sait si la duchesse parraina en loge son jeune amant Alexandre Amable, vicomte de Roquefeuil (1757-1785).

Enfin un sixième environ des sœurs n’avait pas de lien étroit direct avec des membres de l’atelier masculin comme Louise-Jeanne d’Erlach (1740-1826), mariée à Gabriel Louis de Boucheron, comte d’Ambrujeac, et sa belle-sœur Marie-Anne Charlotte de Jassaud, mariée au comte Pierre Louis d’Erlach.

Cette oligarchie endogame ne fut pas sans conséquence sur la vie maçonnique de La Candeur. Dans les décennies 1770/80, la noblesse de Cour fut certainement la caste où les femmes (certes officiellement mineures, même dans ce groupe social) possédaient une relative autonomie. Ainsi, on assistait à une partielle émancipation des femmes par le haut, mouvement qui se retrouvait dans l’ambiance de La Candeur.

c) un fonctionnement plus ou moins androgyne ?

Alors que dans la plupart des cas, les tenues d’adoption étaient rares, irrégulières et aléatoires, la particularité de La Candeur fut d’avoir deux ateliers qui maçonneront en parallèle et en osmose. La loge masculine sera successivement présidée par Claude de Saisseval puis à partir de 1781 par Gouy d’Arcy. Lorsque Chartres deviendra vénérable inamovible, il continuera comme substitut à tenir le premier maillet. Comme il était prévu dans le règlement obédientiel de 1774, la loge d’adoption La Candeur sera dirigée par le vénérable de la loge masculine, même si ce dernier céda plusieurs fois le maillet à une sœur. En avril 1779, la duchesse de Bourbon deviendra grande maîtresse inamovible de l’atelier d’adoption, mais à la différence de son frère, Bourbon présidera assez souvent la loge d’adoption, laissant pour les autres réunions, le maillet à la comtesse Marie Anne de Brienne. Cette présence ne fut sans doute pas étrangère à la place prise par les sœurs d’autant que le vénérable de l’atelier masculin, simple marquis, même bien vu en Cour, aurait eu une certaine mauvaise grâce, voire une indélicatesse, à vouloir disputer le premier maillet à une princesse de sang.

Durant son existence, la loge d’adoption adopta une série de mesures et de pratiques qui la transforma, nolens volens, en atelier androgyne.

Initialement, il était prévu que l’admission des dames serait soumise à deux votes, le premier dans la loge masculine, le second dans la loge d’adoption (mars 1775). Cependant les documents de la loge militaire ne font référence à ce vote qu’à deux reprises, ce qui amène à penser que l’acceptation des femmes se faisait exclusivement dans la loge d’adoption.

La périodicité de la loge masculine était plus régulière que celle de la loge d’adoption : deux à quatre fois par an pour cette dernière, contre une fois par mois (avec parfois une interruption de plusieurs mois). En revanche, la fréquentation dans la loge d’adoption est nettement supérieure à sa consœur masculine, d’autant que la plupart des frères étaient des militaires. La loge masculine se réunissait le matin, la tenue d’adoption, le soir. Elle était toujours suivie par un banquet, bal et autres divertissements mondains. Il résulte de cette situation, une plus grande affluence de frères de la loge ou visiteurs aux tenues d’adoption.

Périodiquement des faits plus ou moins menus traduisent la place grandissante des sœurs dans la gestion de l’atelier d’adoption, mais également dans celle de la loge masculine.

Le 19 janvier 1776, la loge discuta et adopta un projet précisant « qu’on n’admettrait désormais aucun frère ou profane sans le consentement des sœurs qui seront préalablement consultées ». Est-ce à dire que les sœurs avaient un droit de refus sûr l’admission de frères ? Ou bien plus probablement, cette mesure ne concernait-elle que la loge d’adoption ?

Le 8 mars courant, le nouveau règlement fut mis en pratique. Le baron Pierre Paul Savalette de Langes, futur garde général du Trésor royal, alors grand secrétaire du GOdF, « … ayant fait demander à la loge la permission d’assister aux travaux, le Vénérable ayant représenté que les sœurs ayant fait un règlement pour admettre aucun visiteur sans le consentement unanime, a demandé sur les deux climats si les frères et sœurs consentaient à déroger à ce règlement », ce qui fut décidé. L’Aimable Concorde, sise à Rochefort (Aunis) ne bénéficia pas de la même indulgence. Cet atelier ayant décidé que les demandes d’admission seraient scrutinées d’abord par les sœurs, avant d’être soumises aux frères, le GOdF le somma de supprimer cette innovation. La loge n’ayant pas obtempéré, elle fut démolie et ne sera réintégrée qu’en juillet 1777, après résipiscence.

En 1778, le livre d’architecture nous livre un détail intéressant. Lors d’un banquet suivant une tenue d’adoption, « les servants ayant été écartés du banquet, les frères de la loge se sont chargés d’en faire eux-mêmes le service, et ils se sont relevés par tiers à chaque changement ».

Le 11 janvier 1781, il fut décidé que tous les sœurs « première et seconde inspectrice, oratrice, secrétaire, dépositaire, chancelière et maîtresse des cérémonies seraient invitées à remplir dans la loge leurs fonctions le plus qu’elles pouvaient … » et que l’atelier d’adoption serait présidé par une sœur portant le titre de « représentante de la S.S Grand Maîtresse de l’ordre et inamovible de la loge de La Candeur ». On peut donc envisager des tenues d’adoption où tous les offices auraient été occupés par des sœurs[15], à l’exception de l’inamovible Tissot qui cependant à compter de janvier 1782, eut des adjointes : d’abord, la comtesse Anne de Brassac, puis Monique de Gouy d’Arsy (1748-1823), mariée à Louis Antoine, comte des Salles, en décembre 1782, Charlotte Perette Ferron de La Ferronays (1755-1808), épouse de Marie-Yves des Brosses, marquis de Goulet, en janvier 1784, et Jeanne Nicole Pélagie Tardy de Montravel (1755-1808), conjointe de Joseph Augustin du Bouëxic, vicomte de Pinieux, en janvier 1785. Si l’on en croit quelques écritures différentes de celle de Tissot, les sœurs durent parfois tenir le pinceau. On notera cependant que Tissot, outre ses fonctions médicales, était le secrétaire des commandement (secrétaire principal et particulier) de la duchesse de Bourbon.

Le 18 janvier suivant, le vénérable nouvellement réélu dans la loge masculine, « jaloux de mériter les suffrages des Sœurs relativement à ses fonctions, a eu la faveur de leur demander si elles vouloient le confirmer dans son élection de Vénérable. Les Sœurs, bien persuadées de ses lumieres & de son zèle, ont témoigné par leurs applaudissemens toute leur satisfaction de voir le maillet entre les mains du f. [Louis] M[arquis] de Gouy d’Arcy. »

En mars 1781, l’atelier d’adoption décida de « donner à chaque fête d’adoption un mot sans lequel on ne pourrait avoir d’entrée dans la loge ». L’instauration de ce mot annuel, typique du GOdF, rapprochait encore la loge d’adoption des pratiques masculines.

Le 3 février 1782, l’habit mit frères et sœurs sur un pied d’égalité : « Le Vénérable a proposé aux Soeurs d’après le voeu général si elles desireraient adopter une robe uniforme pour la loge de la Candeur. Ayant toutes donné leur avis & consenti unanimement à cette proposition, à condition que les Frères seraient également en uniforme, elles ont adopté la couleur blanche. Les Frères ont demandé permission aux Soeurs de se concerter entr’eux pour se choisir une couleur. »

Ainsi les sœurs de La Candeur obtinrent progressivement un certain nombre de prérogatives inédites dans la maçonnerie d’adoption. Cette situation fut relevée, à l’automne 1779, par Charles Blaise Léon Million, conseiller au Châtelet, président de la Chambre de Paris du GOdF qui se permettra de rappeler, sans grand succès, à La Candeur le respect des règles des loges d’adoption[16].

§2 : une loge androgyne par le pouvoir indirect des femmes

a) un club un tantinet « orléaniste » … par les femmes.

Parler d’orléanisme stricto sensu sous l’Ancien régime, est anachronique. Cependant, depuis la mort de Louis XIV, une coterie s’était organisée autour de la branche des Bourbon-Orléans. Néanmoins, La Candeur n’avait pas été fondée dans ce but, d’autant que Chartres dans sa décennie 1770, menait une carrière navale brillante tandis que son père, Orléans, après son mariage morganatique avec Charlotte, veuve du marquis de Montesson, s’était retiré dans son domaine de Bagnolet. Disgracié avec le roi Louis XVI, fâché avec son beau-père Penthièvre, Chartres, voyagea ensuite, en Italie et en Grande-Bretagne. Revenu féru d’idées libérales, il passa à l’opposition dans les années 1784/5 et fit progressivement du Palais-Royal, à Paris, un « anti-Versailles.

En réalité, la loge « orléaniste » par excellence était celle du grand maître, à savoir Saint Jean de Chartres, sise à Paris-Monceaux, encore que cet atelier eût comme principale activité, le parrainage épisodique d’une loge d’adoption, un peu comme La Candeur. La loge d’adoption fut plus celle des deux belles-sœurs, Chartres et Bourbon que celle du grand maître. La présence de Chartres servit plus La Candeur, notamment sa loge d’adoption qu’il légitima, que le contraire. En effet sa composition lui donnait une coloration ouvertement légitimiste : la très grande majorité des frères était composée de militaires, officiers supérieurs, sans compter des ministres comme Louis-Marie-Athanase de Loménie, comte de Brienne (1730-1794), secrétaire à la guerre (1787/8), des diplomates comme Constantin Gravier de Vergennes (1761-1832), tout jeune mestre de camp, nommé ambassadeur auprès du roi de Saxe (1787) ou des officiels civils (hauts fonctionnaires royaux) comme Antoine Louis Lefebvre de Caumartin (1725-1803), intendant des Trois-Évêchés (1754), puis des Flandres (1756-1778) et prévôt des marchands de Paris (1778-1784). Le service du roi passait bien avant les objectifs de Chartres. Les sœurs étaient également au service de la monarchie. Grace à son épouse et à la protection de la reine, le frère Armand Jules François (1746-1817), comte de Polignac au moment de sa réception en 1776, fut fait gouverneur de Chambord (1779), duc héréditaire à brevet (1780), directeur général des postes à chevaux (1782) et directeur général des haras (1786). De plus, de nombreuses sœurs servaient la reine ou les princesses de France. Ainsi Charlotte de Lastic-Sieujac, devenue comtesse de Saisseval sera dame d’honneur de Madame Victoire, puis de Madame Elisabeth[17].

Le nombre de victimes du « rasoir révolutionnaire » (Brienne, Gouy d’Arcy, Lauzun, Orléans lui-même, sans compter la princesse de Lamballe, assassinée tragiquement le 3 septembre 1792) et/ou de cadres de la Contre-révolution (Astorg, Bacon, Buzançois, Gand, Lusignan, Ros, Saint-Simon, Vauban) suffit à démontrer la totale fidélité des membres de La Candeur à la monarchie, l’ancien premier prince de sang, grand maître renégat devenu Philippe-Egalité, député républicain montagnard, constituant la notable et paradoxale exception.

En revanche, La Candeur apparait comme une sorte « d’état-major bis » du GOdF. Deux des cinq grands conservateurs en étaient : Antoine-Joseph d’Eslacs du Bouquet (1725-1789), marquis d’Arcambal, et Paul (1746-1828), comte (puis duc) de Beauvilliers et de Saint-Aignan, grand d’Espagne. On trouvait également treize officiers d’honneur (un quart de l’effectif): Jean-Jacques, comte d’Astorg, Bacon de La Chevalerie, le marquis de Bercy, Bignon, les marquis Doublet de Persan, d’Evry et de Hem, les ducs de Biron et de Luynes, le marquis de Lusignan, les deux frères Saisseval & le comte russe Stroganoff, sans compter quelques officiers de l’obédience comme le vicomte Le Veneur de Tillières, orateur, puis 2ème surveillant de la Chambre de Paris ou le prince polonais Casimir Sapieha, 1er surveillant de ladite Chambre. Cette forte présence de frères dans la direction du GOdF assura à l’atelier d’adoption une certaine indépendance dans sa pratique maçonnique. On a vu plus haut que les remarques de Millon relatives au fonctionnement de la loge d’adoption demeurèrent lettres mortes.

En réalité, si La Candeur fut « orléaniste », elle le dût à la sœur et à la femme du duc de Chartres (Orléans en 1785). Marie-Adélaïde de Bourbon-Penthièvre (1753-1821) vit mourir ses six sœurs et frères, le dernier en 1768, étant Louis-Alexandre, prince de Lamballe, mari de la future grande maîtresse. Elle devint alors la plus riche héritière du royaume. Cette situation ne fut pas étrangère à son mariage, avec Philippe, duc de Chartres, en avril 1769, à Versailles. La dot se montait à six millions de livres. C’est peu de temps après que Chartres fut pressenti pour être grand maître de la nouvelle obédience qui se mettait en place. Il semble bien que Chartres vît dans la sociabilité maçonnique, un instrument politique à son service. Aussitôt après le mariage, le couple s’installa à Paris, au Palais-Royal, où Chartres inaugura en décembre 1773 sa loge particulière Saint Jean de Chartres. Il se fit pressant auprès de sa femme pour qu’elle entrât en franc-maçonnerie, en février 1776. Au Printemps suivant, la nouvelle sœur qui porta le titre de grande maîtresse des loges d’adoption pendant deux ans (1773/5), accompagna son mari lors de sa visite aux loges du Sud-Ouest, où elle reçut les hommages minima des frères visités. A Toulon, Chartres entreprit une campagne navale tandis que la duchesse continua son voyage à Modène, auprès de son grand-père maternel, le 12ème duc régnant François III d’Este, puis à Rome où elle fut reçue en audience par le pape Pie VI. A son retour, la duchesse partagea la popularité de son mari auprès du peuple parisien, y ajoutant des qualités de cœur. Chez les grands, il était de bon ton d’aller voir la duchesse pour lui faire compliment de sa bienfaisance, de la dignité de sa vie et de son « amabilité charmante ». Malgré les maîtresses, les frasques et les dépenses somptuaires de son mari, elle demeura fidèle à Chartres, et ne fut sans doute pas inutile pour la notoriété publique du duc. Avec lui et/ou ses deux belles-sœurs, elle visita La Candeur. En 1779, elle s’y affilia et assista à plusieurs « échelles » (tenues) d’adoption. Ainsi grâce aux trois sœurs (Chartres, Bourbon et Lamballe), la loge d’adoption (et dans une certaine mesure la loge militaire) conserva un climat « orléaniste », mais pas celui du grand maître, libéral, libertin et prérévolutionnaire, mais celui des princesses, légitimiste[18], ésotérique, mixte et charitable.

b) Une loge artistique ou frères et sœurs étaient à égalité dans la République des arts et des lettres

A la fin du XVIIe siècle, l’éducation des jeunes aristocrates, des garçons prioritairement mais également des filles, évolua, notamment dans la noblesse de cour et la haute aristocratie qui connut en moins d’un demi-siècle un fort essor de l’appétit de savoir et de besoin de culture. Cette dernière devint un préalable à l’entrée dans le monde, à la Cour et/ou dans les salons, une arme qu’il fallait maîtriser et un outil impitoyable de sélection sociale. Cette éducation devint de plus en plus indispensable pour la noblesse. La Candeur exprima parfaitement cette nouvelle donne. Nous sommes dans ce que le professeur Pierre-Yves Beaurepaire nomme la « Maçonnerie de société ». Les loges huppées, comme La Candeur, maintenaient l’entre-soi nobiliaire en organisant des manifestations culturelles diverses et des divertissements pour ses membres. En même temps qu’elle favorisait la cohésion et l’harmonie du groupe, cette expression était également censée prouver l’utilité de la franc-maçonnerie, à la fois aux yeux des pouvoirs publics royaux et du « monde profane ». Les bals, les concerts et le théâtre où sœurs et frères étaient à la fois spectateur et souvent acteur, dominaient. Pour cela, la « Maçonnerie de société » utilisaient non seulement des lieux publics en vogue, mais également (et souvent) les espaces privés, comme le montrent les lieux de réunion de La Candeur, chez plusieurs de ses membres, comme le marquis de Saisseval ou la duchesse de Bourbon. Dans ce cas, le plus souvent, les travaux strictement maçonniques se réduisaient à des cérémonies de réception ou d’avancement (souvent par simple communication) au profit de la vie mondaine et culturelle. La Candeur, seule ou avec d’autres ateliers, chercha également des locaux spacieux (rue des Petites-Ecuries du roi, faubourg Saint Denis) pour joindre à la fois l’utile et l’agréable. La noblesse de Cour avait été formée aux arts et aux lettres. La fréquence des divertissements y était intense : concerts, opéras, comédie française, comédie italienne, tragédies, poésies, bals, ballets, fêtes champêtres, jeux divers ou feux d’artifice. Cette vie intense post-cérémonielle favorisa la mixité et le rôle des sœurs. Rien d’étonnant de trouver l’aristocratique La Candeur dans cette expression culturelle et artistique qui contribua à l’essor de son androgynie maçonnique.

Ainsi, le 5 avril 1778, suite à la tenue, où fut reçue la comtesse de Rochechouart[19], en présence du couple Chartres, de la duchesse de Bourbon et de la princesse de Lamballe, un banquet « remarquable » comme à l’accoutumée suivit. Les agapes furent également agrémentées de « gracieux couplets » composés par Claude-François (1749-1804), comte de Sesmaisons et Bacon de la Chevalerie. Après, on représenta l’Ami de la Maison, comédie en trois actes et en vers mêlés d’ariettes, représentée pour la première fois devant le roi, à Fontainebleau, le 26 Octobre 1771. Les divers rôles y furent tenus par les comtesses de Brienne[20] et Des Salles[21], le vicomte de Gand[22], le comte de Puységur[23] et le marquis de Caumartin. Pour honorer le duc et la duchesse de Chartres, la fête se termina par un vaudeville écrit par Louis Marthe, marquis de Gouy d’Arsy.

c) Une œuvre caritative confiée presque exclusivement aux sœurs

Comme la majorité des loges, La Candeur consacra une partie de ses activités à la philanthropie, comme le note plusieurs fois dans le livre d’architecture, Tissot :

« … tâchons surtout de prouver à nos aspirants que nous mettons en pratique un des principaux devoirs de notre Ordre, la bienfaisance »[24].

Compte tenu du niveau social de ses membres, La Candeur avait les moyens financiers pour mener une politique caritative ostentatoire. En 1781, la cotisation annuelle fut fixée à cent-vingt-sept livres[25]. La réception coûtait dix louis d’or[26], l’augmentation au grade de compagnon et l’exaltation à la maitrise, deux louis et l’affiliation, cinq louis. A cela s’ajoutaient les revenus de la « boîte aux aumônes » variant de cent à quatre cents livres par tenue et les amandes (six livres pour une absence non justifiée et une livre et quatre sols pour un quart d’heure de retard aux réunions, par exemple).

Il est à noter que la pratique philanthropique de l’atelier, comme au demeurant l’ensemble de la franc-maçonnerie, concourut à la laïcisation de la bienfaisance même si les membres de La Candeur participaient également à des œuvres religieuses caritatives. Il s’agit du devoir d’assistance aux nécessiteux des classes urbaines supérieures conscientes de la nécessité d’atténuer les antagonismes sociaux, mais la spécificité maçonnique permit de prolonger et de dépasser ce simple devoir d’assistanat en une authentique philanthropie qui à La Candeur se poursuivait par un certain questionnement sur des enjeux domestiques axés autour de la place de la femme et de l’enfant.

Mais une des caractéristiques de l’atelier est le nombre et les sommes allouées à cette activité. La Candeur dota des jeunes filles pauvres et/ou vertueuses, mit en apprentissage des orphelins, distribua nourriture et argent aux déshérités ou libéra des prisonniers. Chacune des tenues se terminait par une « quête » qui servait presque exclusivement à des œuvres de bienfaisance. Celle du 10 février 1785 produisit 431 livres, 5 sols, 9 deniers[27]. Assez souvent, l’atelier chargeait une sœur d’aller attribuer à divers quémandeurs la « bourse aumônière » de la réunion. Les activités philanthropiques de la loge accentuaient encore le rôle des sœurs dans la vie de La Candeur. Elles étaient constamment discutées en tenue d’adoption et leurs exécutions étaient toujours assurées par les maçonnes.

Ainsi le 27 janvier 1778, sous le patronage des trois princesses de sang (Bourbon, Chartres, Lamballe), La Candeur discuta et adopta trois projets caritatifs. Le premier consistait à inciter les maçons à financer annuellement le prix (3 000 livres) d’une médaille d’or pour récompenser les maçons qui donnerait la meilleure réponse à une question « sociale » : « Quelle serait la méthode la plus économique, la plus saine et la plus utile pour élever des enfants abandonnés depuis leur naissance jusqu’à l’âge de sept ans ? » Le second prévoyait d’attribuer une médaille d’or à une académie qui s’emparerait de la question précédente et lui donnerait une publicité certaine. Il est à noter que la loge jouait à l’académie car durant tout le XVIIIe siècle, les sociétés savantes avaient multiplié toute sorte de concours à prix sur des sujets fort variés : propagande royale, échanges techniques et scientifiques, débats philosophiques et politiques, réflexions sur les institutions sociales et économiques. Enfin, la loge vota une récompense de 300 livres à Vincent Bernin, caporal au régiment d’Anjou qui n’avait pas hésiter à se jeter dans le Rhône englacé pour sauver deux des trois enfants qui s’y noyaient.

Bien sûr la loge soutenait également des maçons infortunés comme par exemple, le marquis Pierre Anne de Trestondam. Ses malheurs avaient été contés par Bacon de La Chevalerie dans la tenue d’adoption de janvier 1779. Face aux difficultés privées, le plus souvent, la gent féminine était l’intercesseur. Ce fut la comtesse de Polignac directement ou via ses cousins, les Polignac, favoris de Marie-Antoinette, qui obtint de la reine, pour le bénéficiaire, une gratification de mille livres, huit cents francs[28] de pension et une lieutenance dans le régiment de Royal-Marine.

Même en juin 1782, pour une affaire strictement militaire, à savoir le projet de la loge d’armer un vaisseau de cent-dix canons, les sœurs furent associées. Trois ans plus tôt, la loge La Triple Essence, sise à Saint-Malo, avait déjà émis ce projet mais le GOdF s’y était opposé. Mais comme il s’agissait désormais d’une initiative de la loge la plus huppée du GOdF, l’obédience donna son aval en octobre. Dans la circulaire « touchante et pathétique » envoyée à toutes les loges du royaume par La Candeur, les maçonnes furent citées dans les articles 3, 5 et 9. Une colonne spéciale réservée exclusivement aux sœurs de la loge permettait en leur nom de « supplier » le roi de ne confier qu’à un maçon, le commandement dudit navire. Il était prévu que si la somme n’était pas rassemblée (ce qui sera le cas), l’argent serait « distribué « aux veuves et aux orphelins des matelots et soldats » tués lors de la dernière campagne. Paradoxe, l’une des loges les plus opposées du projet fut Le Contrat Social dont la loge d’adoption était présidée par la princesse de Lamballe qui donna, à la fin de la décennie 1780, à l’atelier un lustre égal à La Candeur. De même, pour saper l’initiative, la loge des Neuf Sœurs proposa d’armer une expédition maritime scientifique dans le Pacifique.

Cependant, il ne faut pas trop surévaluer la spécificité philanthropique de La Candeur. L’analyse des comptes montre que les dépenses pour les banquets et fêtes sont nettement supérieures aux sommes consacrées à la bienfaisance. Si nous retenons cette pratique, c’est moins pour la quantité et la qualité des actions caritatives, que pour l’aspect émancipateur du rôle social des femmes. La Candeur s’inscrit dans la création des premières sociétés de bienfaisance laïques sans fin pieuse ni tutelle ecclésiastique, comme la Société philanthropique[29], fondée en 1780. Cette dernière fut successivement présidée par des maçons (notamment Savalette de Langes, Charles de Saulx, vicomte de Tavannes, tous deux à La Candeur). Ses premières actions furent constituées par des aides directes auprès d’un public parfaitement défini : vieillards, parents de familles nombreuses, ouvriers « estropiés », jeunes aveugles. La Candeur s’inscrivit dans ce vaste mouvement philanthropique, notamment à Paris, ou diverses associations (clubs, cercles, académies, loges, sociétés de pensée ou à vocation apologétique, réunions formelles ou informelles) participaient aux actions publiques et privées (créations d’institutions caritatives, activités praticiennes, campagnes d’opinion, pressions sur les autorités).

§3 : La Candeur, une loge où s’exprime la parole féminine.

a) une loge salonnière.

A Paris, les salons significativement nommés « sociétés » ou « cercles » au XVIIIe siècle, étaient liés à l’ensemble des réseaux mondains. On trouvait souvent les mêmes personnes dans les salons, les académies et les loges. La sociabilité salonnière était une institution de la bonne société, du monde, c’est-à-dire d’un groupe social défini à la fois par ses pratiques et usages et par un système de valeurs. Ces salons n’étaient pas seulement des lieux de discussions philosophiques, politiques et culturelles propageant les idées des Lumières mais également et surtout des centres de sociabilité mondaine où dominaient les plaisirs de la table, les conversations légères, les intrigues politiques, les rencontres galantes, les manifestations occultistes, la poésie, le théâtre ou la musique. Au XVIIIe siècle, les salons développèrent l’art de la conversation, le goût du débat, l’importance de la fonction culinaire, la volonté de mettre en valeur une fonction sociale élitaire, la forte codification des usages, l’essor de la culture de la mondanité et la relative systématisation de la mixité. Les femmes y apprirent à distribuer et à gérer la parole des convives, pratique bien utile pour les réunions maçonniques.

En France, on peut considérer que l’émancipation des femmes (dans les milieux aisés) commença au XVIe et XVIIe siècles, avec la mise en place des salons. La presque totalité des sœurs de La Candeur fréquenta les salons, soit comme hôtesse, soit comme invitée. Dès 1778, la duchesse de Bourbon tint salon d’abord à l’ancien hôtel de Clermont, cadeau de son père, puis à l’hôtel d’Evreux (actuel palais de l’Elysée) acheté en 1787, au roi, pour 600 000 livres. Elle réunissait autour d’elles « grands », artistes, écrivains, savants, mystiques, occultistes. Divers membres de La Candeur comme Bacon de La Chevalerie le fréquentèrent. La duchesse d’Orléans supporta avec constance les frasques de son mari et sa stratégie pour la priver de ses enfants. Elle réunissait parfois en l’hôtel de Toulouse, chez Penthièvre, son père, quelques ami(e)s dont la princesse de Lamballe. Cette dernière tint également un salon contre-révolutionnaire, à Paris, après le retour de la famille royale à Paris, en octobre 1789.

Dans la décennie 1780, la duchesse de Polignac eut son salon dans ses appartements du château de Versailles. Etienne Fizeaux de Clémont organisa son salon dans l’hôtel de Brienne. Fut également salonnière Louise Julie Constance de Rohan-Rochefort, seule femme à avoir exercé par intérim la fonction héréditaire de Grand Ecuyer de France (chef des écuries royales), à la mort de son mari, Louis-Charles de Lorraine, comte de Brionne et la minorité de leur fils. Marie Louise Auget de Monthyon, épouse de Michel Bouvard de Fourqueux, éphémère contrôleur général des Finances (avril 1787), femme de lettres mais qui refusa d’être publiée de son vivant, sera salonnière tout comme son amie Philippine Potier de Novion, mariée à Aymar Charles de Nicolaï, président de la chambre des comptes. Parmi les sœurs de La Candeur, entre autres, tinrent également salon Marie-Amélie de Boufflers, par mariage duchesse de Lauzun, puis de Biron, Germaine Françoise de Tane, épouse de Montmorin Saint-Herem, bref secrétaire d’Etat aux affaires étrangères puis à la marine (1787), Adélaïde de Choiseul-Gouffier, la duchesse de Guiche ou la marquise douairière Duval d’Eprémesnil.

b) un rituel pré-féministe ? 

On a trop souvent moqué la « bergerie maçonnique » jusqu’à des travaux récents qui montrent que les rituels de la maçonnerie des Dames avaient un contenu certain[30]. La Candeur avait un rituel particulier. Comme elle fonctionnait comme une loge-mère, délivrant des patentes, elle fit imprimer ses rituels pour les expédier à ses loges-filles. On connait ainsi le contenu des trois grades et les divers degrés post-magistraux. Contrairement à une lecture superficielle, ces textes ont une véritable teneur symbolique qui sous-tend, au moins de manière implicite un discours proto-féministe. C’est dans le grade de compagnonne que s’exprime le mieux ce caractère. La candidate y est identifiée à Ève. Renversant la version biblique, l’Eve maçonnique, via la pomme, accède à l’arbre « du milieu » permettant de distinguer le bien et le mal, de suivre le premier et de fuir l’autre. Ce choix permet d’accéder à la « Félicité ». Cette inversion totale de l’interprétation traditionnelle du christianisme fait que la nouvelle sœur compagnonne se trouve, suite à son avancement, « à la droite du Vénérable ». Manger la pomme est le geste non défendu, mais nécessaire aux femmes pour connaître et ainsi pratiquer la vertu. On peut donc y voir du féminisme avant la lettre.

A noter que ce thème de l’Eve rédemptrice est commun à tous les rituels d’adoption, mais à La Candeur, il est pris au sérieux. Dans les premières années de l’atelier, l’instruction des sœurs est à la charge des frères comme dans la séance du 5 février 1778, dans laquelle, Claude-François, comte de Sesmaisons fut chargé d’expliciter le contenu, l’importance et l’utilité des grades de la maçonnerie des dames. Ensuite, les maçonnes se chargèrent elles-mêmes d’apporter une formation et une information aux sœurs, définissait ainsi « les conditions d’une liberté à cultiver dans le cœur et dans l’esprit », comme le dit un procès-verbal.

c) Un cercle ésotérique mixte.

Le XVIIIe siècle fut à la fois le moment des Lumières, mais également celui de l’illuminisme, de l’ésotérisme et de l’occultisme. La Candeur refléta ce dualisme. Elle fut notamment un haut lieu du mesmérisme. Ce courant y fut largement diffusé par les sœurs, et tout particulièrement par la duchesse de Bourbon. Harpiste reconnue, peintre, amie des arts et des lettres, Bourbon fut influencée par la théosophie chrétienne, le magnétisme animal et la franc-maçonnerie. Si l’on en croit la version imprimée de la tenue du 21 avril 1779[31], au grade de Maçonne Parfaite, elle déclara de pas avoir ledit degré et demanda à le recevoir, comme n’importe quelle sœur, dans sa forme rituélique intégrale et non par simple communication. L’Elysée-Bourbon et son château de Petit-Bourg (dans l’actuel département de l’Essonne) devinrent un haut lieu du mysticisme. Elle y recevait des mesmériens, Louis Claude de Saint Martin qui eut une grande influence sur elle, le futur député et évêque constitutionnel Dom Gerle ou la visionnaire prophétesse Catherine Théot. Bourbon devint elle-même magnétiseuse et fut l’une des pionnières du somnambulisme. En effet, au-delà de Bourbon, la presque totalité de La Candeur fut peu ou prou marquée par le mesmérisme.

Docteur en médecine de l’Université de Vienne, Franz Anton Mesmer (1734-1815), expulsé de Vienne, puis de Munich, arriva à Paris en 1778 où il développa sa théorie globale sanitaire fondée sur l’idée de l’influence mutuelle entre les corps célestes, la terre et les corps vivants, influence produite par l’existence d’un fluide subtil et universel dans lequel baignerait l’univers tout entier et qui pénètrerait tous les corps vivants à l’intérieur desquels il circulerait, constituant ce qu’il appelait « le magnétisme animal ». En mars 1783, Messmer avec le soutien de quelques disciples dont les frères Nicolas Bergasse et Guillaume Kornmann, fonda à Paris, la Société de l’Harmonie Universelle aux allures « maçonnisantes », qui connait un grand succès, comptant deux cent membres en août 1784 dont plusieurs membres de La Candeur. En septembre 1784, une commission de dix membres dont sept maçons parmi lesquels J.S. Bailly, B. Franklin et I. Guillotin conclut que toutes ces pratiques relevaient de l’imagination. Sa réputation gravement affectée, Messmer quitta la France en 1785. Après son départ, le courant mesmérien éclata en diverses tendances. Un disciple dissident, membre de La Candeur Armand de Chastenet, marquis de Puységur devint l’apôtre de l’hypnose et du somnambulisme magnétique. Quoiqu’il en soit, là encore, le climat « mesmériste » de La Candeur et ses adeptes (Bourbon, le couple Duval d’Eprémesnil, Madame de Fourqueux, le couple Gouy d’Arcy, Lamballe, Les couples Lusignan et Montesquiou-Fezensac, les trois frères Puységur et leurs épouses), c’est-à-dire d’une doctrine et d’une pratique où la mixité était omniprésente, ne pouvait pas ne pas avoir des conséquences pratiques sur l’androgynie de La Candeur.

Par ses usages, ses pratiques et parfois par ses règles, La Candeur se singularisera dans le landernau maçonnique en général, et dans la Maçonnerie des Dames en particulier. Elle est typique du rôle indirect des femmes dans la sociabilité élitaire. Cet atelier huppé fut plus qu’une société paramaçonnique, qu’une sorte d’amicale ritualisée pour épouses et parentes de frères, qu’un jeu de société et/ou qu’une aimable parodie. En effet, il refléta et parfois amplifia le caractère paradoxal de la franc-maçonnerie du XVIIIe siècle, à la fois innovant et archaïque, fragile dans sa structure en dépit de son succès, tenant de l’Ancien régime et des idées nouvelles, porteur de projets universalistes et ouvert aux pratiques irrationnelles et occultes, influencé par les milieux aristocratiques et capable d’usages démocratiques. C’est dans les interstices de cette sociabilité élitaire complexe et contradictoire que La Candeur développa une forme d’autonomie de la maçonnerie des Dames qu’aucun autre atelier du GOdF n’atteignit. Cependant si on peut noter le caractère androgyne assez égalitaire de la loge d’adoption et le climat pro-féministe qui y flotta, il faut en noter les limites. La principale est que jamais les sœurs ne franchirent les portes de la loge masculine, même si elles obtinrent un léger droit de regard sur divers usages dudit l’atelier. L’autre borne, omniprésente même si elle se manifestait à bas bruit, porte sur la conception que les frères avaient de la nature des femmes. Au XVIIIe siècle, l’idée encore dominante est que le clivage homme/femme est à la fois naturel et culturel, traversant tous les degrés de la société pourtant étroitement hiérarchisée. Même si un discours égalitaire prend forme, pour la majorité, les femmes sont différentes (et ipso facto inférieures) des hommes, à la fois par le cœur et l’esprit, la morphologie et les caractères sexuels. A travers une poésie galante, le frère Saisseval cadet développait cette misogynie cachée :

« Nos yeux seuls décident des belles ;

La beauté fait beaucoup d’Amans

Mais les liens sont les moins fidèles. 

Venez, mes Frères, en ces instans 

Jurons de n’être plus volages 

Aux vertus comme à la beauté, 

Nous pouvons offrir notre hommage 

Sans faire d’infidélité. »

Dessous ces œuvres légères, cachée sous une « idée gracieuse », s’exprimait une condescendance toute phallocratique des « vrais chevaliers masons » :« Nos constitutions imposent à nos sœurs trois devoirs pénibles : travailler, obéir et se taire. Nous prendrons pour nous une partie de leurs obligations : qu’elles travaillent à notre bonheur ; qu’elles obéissent à nos cœurs, nous nous chargerons de nous taire. »

Symboliquement, La Candeur déclina dans les années prérévolutionnaires comme pour illustrer que son proto-féminisme certain mais élitaire ne pourrait pas être la voie que suivront, plus tard, les femmes pour accéder en pleine égalité à l’Art Royal.


[1] Grand Orient de France.

[2] Clément-Joseph Tissot (1747-1826), alors aide-major médecin, est reçu lors de cette tenue, et fait secrétaire ipso facto.

[3] Son épouse Marie Louise Auget de Monthyon (1728-1798) sera affiliée le 8 avril 1782.

[4] BNF, Paris, FM3 37, 21 mars 1775.

[5] Adélaïde de Gauffier d’Heilly fut mariée à Marie Gabriel (1752-1817), comte de Choiseul-Gouffier, futur ambassadeur auprès de la Sublime Porte.

[6] Adrienne Marie Gabrielle de Boulainvilliers, mariée à Léonard (Léonor), vicomte de Faudoas (1737-1804), mestre de camp, chevalier de St Louis.

[7] Fille de François, dit le comte de Polignac (branche des Fontaines), membre de la loge parisienne La Réunion des Etrangers. Elle est souvent confondue avec la favorite de la reine Marie-Antoinette, Yolande de Polastron (1749-1794), mariée à Armand XXI, Jules, François (1746-1817), 1er duc de Polignac (branche de Chalençon), également membre de La Candeur.

[8] A ne pas confondre avec sa cousine homonyme, « gouvernante » des enfants du duc d’Orléans et maîtresse du duc de Chartres.

[9] Il ne sera duc d’Orléans qu’en 1785, à la mort de son père.

[10] Honneur rarissime d’avoir dans la même tenue, les numéros 1 et 2 de l’obédience.

[11] Beaucoup de frères de La Candeur furent initiés jeune. Ils ne seront duc que plus tard à la mort de leur père. Ainsi Antoine César de Choiseul, admis à La Candeur en 1771, ne sera le 3e duc de Praslin qu’en 1791.

[12] Voyage effectué à travers l’Europe par les garçons des élites européennes, après leurs études, dans un but de formation.

[13] Son mari, Louis-Joseph, alors, duc de Bourbon, appartenait à la loge L’Olympique de la Parfaite Estime.

[14] Dont Richard, un Africain de « Nigritie » (plus ou moins l’actuel Sahel).

[15] Cette situation n’excluant pas la participation de frères.

[16] Malheureusement, le dossier présentement conservé (BNF Paris, FM2 58 bis, dossier 3) ne permet pas de préciser les griefs à l’encontre de La Candeur, mais la correspondance laisse clairement entendre que l’atelier a dépassé les limites permises à la maçonnerie des Dames.

[17] Madame Victoire (1733-1799) est la cinquième fille de Louis XV et de la reine Marie Leczinska. Madame Elisabeth (1764-1794) est la sœur de Louis XVI et la nièce de la précédente.

[18] Encore que la duchesse d’Orléans adoptât des idées politiques avancées dès la Révolution.

[19] Elisabeth-Françoise-Armide Ducrey de Morsan (1757-1805), richement dotée, très introduite à la Cour, mariée à Louis Pierre Jules César, comte de Rochechouart (1755-1802), fait maçon à Orléans, sera une animatrice de la Contre-Révolution.

[20] Marie Anne Fizeaux de Clémont, fille d’un riche filateur de Saint-Quentin, fut mariée avec Louis Marie de Loménie, comte de Brienne, futur secrétaire d’Etat à la Guerre. Avec sa dot, le couple fit construire l’hôtel de Brienne, actuel ministère de la Défense.

[21] Monique de Gouy d’Arsy (1749-1823) épousa Louis Antoine, comte des Salles, maréchal des camps, veuf de sa première femme, membre de la loge La Candeur. Son frère Louis Marthe, marquis de Gouy d’Arsy, était orateur lors de ladite tenue. La femme de ce dernier, Amable Hux de Bayeux, créole de Saint-Domingue, appartenait à la loge d’adoption La Candeur. Son dernier frère François, chevalier de Gouy (1755-1780) était également membre de La Candeur. Cette famille illustre, parmi d’autres, l’endogamie de l’atelier.

[22] François Charles Gabriel, vicomte de Gand (1752-1818), sera plus tard vénérable du Contrat Social. Guillaume-Louis-Camille, comte de Gand, marquis de Hem (1751-1818), colonel du Royal-Infanterie, chevalier de St Louis, officier d’honneur du GOdF, son frère aîné, fut également membre de La Candeur, ainsi que l’épouse de ce dernier, Charlotte Henriette de Voguë (1764-1796).

[23] Jacques Maxime Paul de Chastenet de Puységur (1755-1848) ainsi que ses deux frères aînés Armand Marie Jacques (1751-1825), marquis de Puységur et Antoine Hyacinthe Anne (1752-1809), comte de Chastenet, furent également membres de La Candeur. La marquise (Marguerite Baudard de Saint-James, 1766-1837) et la comtesse de Puységur (Antoinette-Louise Claire Ricouart d’Hérouville, 1759-1832) appartenaient également à La Candeur.

[24] BNF FM 2 58 bis, dossier 3.

[25] En 1780, le revenu annuel par tête de la population active roturière était de 290 livres.

[26] Un Louis d’or équivalait à 24 livres.

[27] Soit l’équivalent de 7 à 10 000 euros. Un édit royal de septembre 1786 porta la « portion congrue » aux curés à 700 livres pour un an.

[28] La livre est parfois désignée sous le nom de franc comme unité de compte.

[29] Sur les sept membres fondateurs, on comptait cinq francs-maçons et Louis de Saint-Germain.

[30] Snoek Jan, Le Rite d’adoption et l’initiation des femmes en franc-maçonnerie : Des Lumières à nos jours, Paris, Dervy, 2021.

[31] La version manuscrite de la main de Tissot, datée du 22avril, est légèrement différente.

AU GUI L’AN NEUF 2023

Les bonnes résolutions ne durent pas longtemps, mais l’an neuf est toujours l’occasion de saluer les amis, de leur exprimer notre sympathie et d’espérer partager avec eux un moment (voire plus) de convivialité,

Alors, Bonne Année à tous …

Et comme on dit chez nous, entre Provence & pays nissart :

« Per 2022 vous souvetan uno Bono e Bello Annado bèn Granado,
E a l’an che ven Que se siam pas mai Que siguem pas mens…1»

 Gisèle & Yves H-M

1… Nous vous souhaitons une Bonne et Belle Année bien grainée, et à l’an qui vient, si nous ne sommes pas un de plus, que nous ne soyons pas un de moins.

Les Rois Mages politisés

 

 Lluís Borrassa (c.1360-c.1426), Adoration des Mages (c. 1411), volet de retable, Tarragone, cathédrale Sainte-Thècle, chapelle de la Vierge de Montserrat. Cela commence discrètement : le personnage en rouge semble être le portrait du roi d’Aragon, Ferdinand Ier (1410/2-1416).

Progressivement les rois médiévaux occidentaux sont associés aux Rois mages (XIIe-XVIe siècle). Cette assimilation devient visible dans des sources très diverses allant des documents écrits ou iconographiques (roi représenté sous les traits d’un Roi mage) à des détails des cérémonies royales (couronnements le 6 janvier, offrandes royales d’or, d’encens et de myrrhe le jour de l’Épiphanie).

C’est dans l’Empire romain-germanique que le phénomène connaît la plus grande diffusion, autant dans les textes que dans les images. Cette assimilation apparaît très peu au XIIe siècle, connaît une diffusion plus ample au XIIIe et un apogée aux XIVe et XVe siècles. Le nombre de sources où cette association est manifeste, baisse au XVIe siècle. Le recensement des sources montre, en effet, que le roi et son entourage proche ne constituent qu’une partie de ceux qui conçoivent cette association. Elle est utilisée, en outre, autant par des papes, archevêques, évêques, prédicateurs, abbés ou visionnaires, que par des personnages laïques, patriciens, nobles ou bourgeois. L’analyse de nombreux documents et du contexte de leur production a montré que tous ces acteurs créent l’association entre leur roi et les Rois mages dans des conditions différentes et donnent à cette analogie des significations variées, en fonction de leurs propres conceptions du pouvoir royal. Dans toute la littérature médiévale, les Mages sont présentés comme des personnages très vertueux, pèlerins typiques, chrétiens modèles, personnages charitables, souverains généreux et monarques sages. Associer roi et Rois mages devient ainsi un moyen pour montrer un souverain possesseur de toutes ces vertus.

 Ce développement sans précédent est dû, entre autres, au fait que les reliques des Rois mages sont conservées depuis 1164 à Cologne, ville qui entretient tout au long du Moyen Âge des liens forts avec le roi des Romains. Ces liens sont tout d’abord déterminés par le rôle politique de l’archevêque de Cologne, prince électeur, mais aussi figure centrale dans la cérémonie du couronnement des rois des Romains. Dans ce contexte, une relation très étroite est forgée entre le sacre accompli à Aix-la-Chapelle et les Rois mages, dont les corps sont conservés quelques kilomètres plus loin. Ainsi, dès le XIVe siècle la messe qui accompagne la cérémonie du couronnement du roi des Romains est celle de l’Épiphanie, alors que, à partir de la seconde moitié du XIIIe siècle, le sacre est systématiquement suivi d’un voyage à Cologne et d’une visite des reliques des Mages. Cette identification sert également à légitimer l’intérêt accru pour l’astrologie. Si l’astrologie reste tout au long du Moyen Âge, une science souvent critiquée par l’Église romaine, elle est fondamentale dans l’histoire des Rois mages : c’est grâce à leurs connaissances dans ce domaine qu’ils arrivent à comprendre la signification de l’étoile et à la suivre jusqu’au lieu de naissance de Jésus. L’assimilation à un Roi mage est également utile au roi dans ses relations avec ses sujets. Ce rôle confère au roi une image de souverain bon et charitable . Montré dans une scène d’Adoration des Mages, faisant une offrande (souvent de l’or) à Jésus, le roi passe pour un souverain redistributeur.

L’Adoration des Mages, miniature sur parchemin du peintre et enlumineur Jean Fouquet (c.1420/c.1480), tirée des Heures d’Etienne Chevalier (c.1452-1460), trésorier du roi Charles VII, Musée Condé, Chantilly.

Un des rois mages (Gaspard) est le roi Charles VII. Il remet à l’enfant un présent ( ?) dans un vase qui peut s’apparenter au Graal. Le chapeau royal couronné est posé sur un tapis fleurdelysé. Les autres rois (mages) sont en retrait. Certains pensent qu’il s’agit des fils du roi, mais à l’exception du futur Louis XI, aucun des quatre autres fils du roi ne dépassa la sixième année. Peut-être est-ce des dignitaires royaux, dont Etienne Chevalier ?

NB. Maison de laboureur (riche paysan) / Etoile à travers le toit / Joseph en vieux en paysan aisé / Derrière le roi, la garde écossaise, corps militaire d’élite (une centaine de gens d’armes), créé par Charles VII en 1422 pour constituer sa garde personnelle / La vierge est vêtue de bleu (cette association lancera cette couleur), coiffée à la paysanne / Elle peut représenter l’Eglise : par la Pragmatique Sanction de Bourges (1438), Charles VII devint le chef effectif de l’Eglise catholique.

A l’arrière-plan, nous voyons l’attaque d’un château ; Est-ce une bataille de la Guerre de Cent Ans ? Il semblerait qu’il s’agisse plutôt de la représentation d’une coutume de la Cour de France. Lors de l’Epiphanie, le roi lançait un défi à celui qui avait tiré la fève dans l’assaut fictif d’un château.

Le rapport entre la Vierge à l’Enfant et les Mages dans la scène de l’Adoration des Mages est parfois utilisé dans ce même but. De nombreuses études ont montré comment l’Église, entendue comme institution est identifiée au Moyen Âge à la Vierge à l’Enfant. Pour certains commanditaires, l’analogie entre rois médiévaux et Rois mages est donc utilisée pour mettre en image la relation entre l’autorité ecclésiastique et le pouvoir royal, le dernier étant dominé par la première.

D’après l’Historia Trium Regum (Histoire des Trois Rois), du frère carmélite Jean de Hildesheim (1315-1375), ce fut Hélène (c.250/330), future sainte, mère de Constantin Ie (272-337) et épouse du César (293) puis de l’Auguste (304/5) Constance Chlore (c.250/306) qui fit exhumer les corps et les fit ramener, à l’occasion d’un pèlerinage à Jérusalem (vers 326/328), au milieu d’autres reliques. Les reliques furent alors déposées dans la Grande Église (Megálē Ekklēsíā), détruite par un incendie en 414 (actuel emplacement de la basilique Sainte-Sophie). A son tour, l’empereur Constantin, les offre à Eustorgius Ier, élu évêque de Milan en 344, qui les emporte à Milan où elles resteront environ huit siècles. ll fallut attendre les années 1900 pour que quelques reliques soient restituées à la basilique Sant’Eustorgio, reposant aujourd’hui dans le sarcophage des rois mages (Sepulcrum Trium Magorum,), dans la chapelle des rois mages, la dernière sur le côté droit, à la hauteur du maître-autel. Aujourd’hui encore, l’impressionnante procession de l’Épiphanie se termine à Sant’Eustorgio. Le campanile est par ailleurs surmonté d’une étoile en lieu et place de la traditionnelle croix. Dans le cadre des luttes entre le sacerdote et l’empire, Frédéric Barberousse (1122-1190), qui sera excommunié en 1165 par le Pape, voulant réaffirmer l’autorité impériale sur le nord de l’Italie, au cours de sa seconde campagne militaire, l’armée impériale attaqua Milan républicaine en septembre 1158 et dicta aux vaincus des conditions très dures. Quatre ans plus tard, en 1162, sous prétexte que Milan ne s’était pas conformée aux exigences, l’empereur mit la ville à sac et s’empara notamment de nombreuses reliques abritées dans les églises de la ville. Ce fut en 1164 que les reliques passèrent de Milan à Cologne quand l’empereur fit don des reliques à Renaud de Dassel (Rainald von Dassel, c.1115-1167), chancelier de l’Empire en 1156 (Sacrum Imperium en 1157), archevêque de Cologne en 1159 qui les ramena en Allemagne et les déposa dans la cathédrale où elles se trouvent aujourd’hui. Depuis, les pèlerins ne cesseront. Et dès le XIIe siècle, Cologne est devenue la quatrième ville sainte du christianisme, aux côtés de Jérusalem, Rome et Constantinople. Dans le Bas Moyen Âge, les trois mages furent donc appelés les « trois rois de Cologne ». Cette translation est racontée par le frère carme Jean de Hildesheim (c.1315-1375) dans son Histoire des trois Rois (Historia Trium Regum).

Pour recevoir les reliques, fut réalisée entre 1181 et 1230, un reliquaire (Dreikönigenschrein)(2,20 x 1,10 x 1,53) par l’atelier de Nicolas de Verdun (c.1130-c.1205) et ses successeurs colonais (bois recouvert d’or, d’argent et de cuivre doré + 222 pierres précieuses à l’origine offerte par l’empereur(1209) Otton IV (c.1175-1218) / 304 aujourd’hui : 138 anciennes + 166 nouvelles).

Extrait du pignon central. Non visible sur la photographie, en haut, le Christ entouré d’anges, en bas, à droite, le baptême de la Vierge. Sur la partie visible, la Vierge portant l’enfant Jésus (deux ans) avec à gauche les Rois Mages et l’empereur Othon IV (un peu visible).

Depuis 1810, on trouve également dans la cathédrale de Cologne, le Retable des Saints Patrons dont le panneau central représente l’Adoration.

Retable des saints patrons de Cologne (c.1442) ou Retable de la Tombe ou Retable des trois rois, par Stefan Lochner (c.1410-1451), peint vers 1446/9. Ce triptyque fut commandé par le conseil de la ville pour la chapelle Sainte-Marie-de-Jérusalem. Il a été transféré dans la cathédrale en 1810. A droite, Sainte Ursule et les onze mille Vierges, à droite, Saint Gédéon, soldat et martyr (IIIe siècle). Le panneau central (260 x 285) représente l’Adoration.

Mais le summum de la politisation des rois mages est sans doute la procession des rois (Cavalcata dei Magi) (1459/1462), fresque peinte par Benozzo Gozzoli (Benozzo di Lese di Sandro, c.1420-1497), conservée in-situ, dans la chapelle des Mages (Cappella dei Maggi), située au premier étage (piano nobile) du Palais Medici-Riccardi (1445/1457) à Florence.

La procession commence sur le mur ouest, avec Melchior

représenté par le patriarche de Constantinople (1416-1439) Joseph II, ancien moine d’Athos, ancien métropolite d’Ephèse (1393), partisan de l’union des Eglises, mort à Florence et enterré au couvent dominicain de Santa Maria Novella.

Le milieu du cortège se poursuit sur le mur Sud, avec Gaspard représenté par l’empereur (1433/7) Sigismond de Luxembourg, roi de Hongrie (1387-1437) ou le basileus (1425-1448) Jean VIII Paléologue de Byzance.

Le cortège se termine sur le mur Est avec Balthasar, jeune homme élégant, fièrement dressé sur son cheval blanc, au visage harmonieux, aux traits fins et aux boucles blondes… représenté par Laurent le Magnifique (1449–1492), 10 à 13 ans [1] durant la réalisation de la fresque. bien qu’il ne fût âgé que de 10 à 13 ans lors de la réalisation de la fresque ! D’autres indices viennent appuyer cette thèse : sur le harnais de la belle monture, on distingue, brodé au fil d’or, le blason de la famille des Médicis, tandis que derrière le fidèle destrier pousse un laurier, l’emblème de Laurent le Magnifique. Au fond, la villa fortifiée de Cafagiollo, sise à Barberino di Mugello, à 35 km au nord de Florence, lieu de chasse des Médicis.

Derrière Laurent, deux personnages à bonnet rouge, sur le mulet, le banquier Cosme dit l’Ancien (1389/1464), gonfalonier de Florence (1434) et sur le cheval blanc Pierre l’Ancien (1416-1469), père de Laurent.

A droite, deux alliés, en vert, le condottiere Sigismond Malatesta (1417-1468), seigneur de Rimini, en rouge, le condottiere Galeazzo Malatesta (1385-1461), seigneur de Pesaro-Fossombrone. Derrière, l’autoportrait de Benozzo avec inscrit sur son bonnet l’inscription latine Opus Benotii.

A gauche, le philosophe néoplatonicien Giorgio Gemisto Pletone dit Plethon (1355/1453), à droite le grammairien grec Teodoro Gaza (c.1400/c.1478), recteur de l’Université de Ferrare (c.1430), derrière le 201e pape (1458), Pie II (Enea Silvio Piccolomini, 1405-1464), militant d’une croisade et de l’union des Eglises.


[1] Laurent de Médicis fit sa première apparition publique en mai 1454 (5 ans), lorsqu’il fut présenté au fils du roi René, Jean d’Anjou, duc de Calabre et de Lorraine. En 1459, à l’occasion du séjour à Florence de Galéas-Maria Sforza, futur duc de Milan (1466), douze jeunes gens nobles dont Laurent (10 ans) défilèrent le long de la Via Larga (actuelle via Cavour où se trouve le palais). Le dernier d’entre eux était Laurent monté sur un cheval blanc. Les chroniqueurs, le décrivirent comme un garçon « à l‘air viril […] jeune par l’âge, et vieux par le savoir ».