« Take the first step in faith. You don’t have to see the whole staircase, just take the first step.”(1)

Martin Luther King Jr., Let Nobody Turn Us Around: Voices on Resistance, Reform, and Renewal: An African American Anthology


1°) LA FOI : UN MOT POLYPHONIQUE ET POLYSEMIQUE

Pour faire savant, on commence toujours par l’étymologie. On n’échappera point à la règle. Le mot foi apparu au XIe siècle, sous la forme feid est issu du latin fides, foi, confiance, loyauté, parole donnée, et en latin d’Eglise, confiance en Dieu. Néanmoins, aujourd’hui, le mot est devenu polysémique, même si globalement, il traduit une certaine, voire une fidélité certaine à la parole donnée. On le retrouve sous six variantes
A°) l’assurance que l’on donne d’être fidèle à sa promesse :
** Promettre : engager, donner, jurer sa foi ;
** Affirmer sous serment :  jurer par sa foi, sur sa foi ;
** Croire (quelqu’un) sur sa promesse : croire quelqu’un sur sa (bonne) foi, être prisonnier sur sa foi, se fier à la foi d’autrui, et bien sûr trahir cet engagement (Trahir sa foi, manquer à sa foi) ;
** promesse de fidélité conjugale : foi conjugale ;
** Serment de fidélité d’un vassal à son suzerain : Jurer foi et hommage ; **Donner sa parole : par ma foi, sur ma foi ;
** Parole de. foi de gentilhomme ;.
** Se dit familièrement pour atténuer une affirmation, une négation, ou pour marquer une incertitude :  Ma foi. Ma foi, je n’en sais rien. Il a, ma foi, raison. C’est ma foi vrai. Ma foi oui ! Ma foi non !
B°) L’exactitude à tenir sa parole, à remplir ses engagements :
**Cet ami vous a-t-il manqué de foi ?
** C’est un homme sans foi ni loi ;
** Qualité ou conduite d’une personne qui agit, qui parle selon sa conscience, avec franchise, dans une intention droite :  Être de bonne foi. Protester de sa bonne foi. Ayez la bonne foi de reconnaître vos torts. Agir de bonne foi. On a abusé de ma bonne foi. Je vous répondrai en toute bonne foi. On dit également, dans le sens contraire, Mauvaise foi. Être d’une rare, d’une insigne mauvaise foi.
C°) Termes de droit :
** Conviction supposée d’une personne qu’elle agit, qu’elle contracte légalement, ou qu’elle acquiert, qu’elle possède légitimement (bonne foi), par opposition à mauvaise foi : exciper de sa bonne foi. La bonne foi est toujours présumée en ce cas.
** Détention d’un bien réputée ou jugée légitime, quoique sans titre: possession de bonne foi, (on dit, dans le sens contraire, Possession de mauvaise foi).
** Garantie qui résulte d’un serment, d’une promesse, d’un engagement : Témoigner sous la foi du serment. Respecter, violer la foi des traités. Agir contre la foi des traités ;
** Attester le bien-fondé de quelque chose : Faire foi;
** En se fiant à : Sur la foi de, Je vous ai aidé sur la foi de notre amitié ;
** Laisser quelqu’un libre d’agir comme il l’entend, lui faire confiance : Laisser quelqu’un sur sa foi (class.), le laisser libre d’agir comme il l’entend, lui faire confiance. NB. En parlant d’un oiseau de chasse. Laisser l’oiseau sur sa foi, le laisser aller librement dès lors qu’il a été dressé à revenir fidèlement.
** Formule qui précède la signature apposée au bas de certains actes: En foi de quoi.
D°) Confiance qu’inspire la parole ou la personne d’autrui, conviction entraînant une forte adhésion du cœur et de l’esprit ou croyance :
** Certitude de la loyauté, de la sincérité d’autrui. J’ai en lui une foi aveugle. Une personne digne de foi ;
**Par métonymie : Cette information émane d’une source digne de foi. On ne peut ajouter foi au récit de ce témoin, prêter foi à ses allégations ou, class., On ne peut lui ajouter foi ;
** Espérance ferme que l’on place en quelqu’un, en quelque chose (on emploiera plus souvent Foi en lorsqu’il s’agit d’une personne). Il met toute sa foi en ses amis, dans le succès de cette entreprise. Avoir foi en soi-même, dans son étoile. Avoir foi dans le progrès de l’humanité, en l’avenir. E°) Conviction forte et durable, sentiment que l’on a de la justesse d’une idée, des principes : Foi politique, philosophique. Foi républicaine. Il professait une foi absolue dans la science.
F°) Technologie : la ligne de foi (d’un compas, par exemple) est la droite tracée sur l’alidade d’un cercle ou de tout autre instrument gradué, et servant à indiquer la direction du centre de l’instrument à l’objet visé. Il va sans dire que ce n’est pas toutes ces définitions qui nous intéressent, mais celles qui relèvent de la métaphysique, de la spiritualité, du religieux et/ ou de la philosophie, mais là encore existe une certaine polyphonie. De manière simple, on pourrait définir la foi comme le fait de croire (en Dieu) : avoir la foi.
Par métonymie, on pourrait élargir le propos en disant que la foi est l’ensemble des vérités qui font l’objet de la croyance dans une religion (le plus souvent révélée) et, par extension, cette religion elle-même.  Ainsi la profession de foi est la déclaration plus ou moins solennelle par laquelle on affirme son adhésion aux principes, aux dogmes d’une religion et/ou la formule employée à cette occasion, comme la célèbre Profession de foi du vicaire savoyard, partie du Livre IV de l’Émile, de Jean-Jacques Rousseau (1762).  Mais on verra que la foi n’est ni la croyance, ni la religion, ni la confession, encore moins l’adhésion à une Eglise ou toute autre institution religieuse.
On pourrait terminer cette revue encyclopédique par deux expressions :
1èrement : Avoir la foi du charbonnier, c’est-à-dire croire avec simplicité, sans aucun examen. Faut-il donc avoir la foi du charbonnier (fides carbonarii, the collier’screed, en anglais ou de Köhlerglaube, en allemand), telle que la rapporte le grammairien flamand Fleury de Bellingen, dans son Étymologie, ou Explication des Proverbes françois (1656) et qui sera chanté trois siècles plus tard, par Georges Brassens (Le Mécréant, 1960) :
« Est-il en notre temps rien de plus odieux
De plus désespérant, que de n’pas croire en Dieu ?
J’voudrais avoir la foi, la foi d’mon charbonnier
Qui est heureux comme un pape et c.. comme un panier… »
2ème : Il n’y a que la foi qui sauve : en réalité pour les penseurs de la Réforme, seule la Grâce sauvecomme le dit Paul (Ephésiens, II, 8/9) : « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. Ce n’est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie.… »
Par extension familiale et ironique, se dit à propos d’une confiance naïve dans quelque chose que l’on espère.  


2 : FOI ET PHILOSOPHIE

Pour parler de la foi (mais aussi parfois de la croyance, de la fidélité, voire de la preuve), le Deuxième Testament parle de pistis (πίστις)
[parce qu’en lui est révélée la justice de Dieu par la foi (pistis) et pour la foi (pistis), selon qu’il est écrit : le juste vivra par la foi (pistis)… Romains, I, 17],
dérivé de πείθω (peitho) (56 fois dans la Bible, pouvant se traduire par persuader, se confier, apaiser…).
Le mot est emprunté au corpus philosophique grec, mais avec un sens un tantinet différent.
Dans la tradition philosophique grecque, le mot pistis (équivalent du latin fides et du français foi) n’a aucune connotation religieuse. Platon en fait un des modes de connaissance du réel ; Aristote y voit l’adhésion qu’un orateur persuasif et talentueux obtient de son auditoire.
** Platon : la foi-pistis, mode de connaissance du réel :
Pour Platon (la République, livre VI), la foi permet de connaître certaines réalités du monde. Le monde platonicien se divise en deux parties : le monde visible, et le monde intelligible qui n’est autre que le monde des idées. Le premier appelle le second : c’est en partant de l’observation du réel qu’on peut avoir accès aux Idées du monde supérieur. Chacun de ces deux domaines est lui-même divisé en deux. Le monde connaissable est donc divisé en quatre parties : les images, les objets, les idées inférieures et les idées supérieures ; à chacune de ces parties appartient un mode de connaissance spécifique : aux images, l’imagination ; aux objets, la foi (pistis) ; aux idées inférieures, la connaissance discursive (dianoia) ; aux idées supérieures, l’intelligence (nous). Platon résume cela dans un schéma linéaire, auquel on donnera par la suite le surnom de mythe de la ligne.
** Aristote : la foi-pistis, force de conviction et socle de croyances communes :
Aristote rapproche le mot pistis du verbe peithomai, qui signifie persuader, convaincre un interlocuteur. Son point de départ est donc une réflexion sur le discours et le langage. Tout discours, pour Aristote, repose sur un socle de convictions que partagent l’orateur et son auditoire. La pistis aristotélicienne est donc à la fois force de conviction, ensemble de croyances communes qui forment le socle de la réflexion, et confiance accordée à l’orateur : « Si notre connaissance, notre croyance, provient de prémisses premières, ce sont celles-ci que nous connaissons le mieux et auxquelles nous croyons davantage, parce que c’est par elle que nous connaissons les conséquences. » (Seconde Analytique, 72a 30).
Pour Aristote en effet, nous ne pouvons raisonner que parce que nous partageons des convictions communes. Ces convictions sont préalables à toute démarche scientifique. Ainsi, le soleil nous paraît plus petit que la terre : pourtant, nous savons qu’il est plus grand (De anima III, 3, 428 b4) ; une telle foi n’est fondée sur aucune expérience mais est indispensable à tout ce que nous pouvons dire à propos du cosmos.
Alors comment la théologie chrétienne de la foi est-elle devenue l’héritière de Platon et d’Aristote ? Ni Platon, ni Aristote n’imaginent que la foi ait une quelconque dimension religieuse, car pour eux le religieux est d’un autre domaine : celui de la crainte et du respect dû aux divinités. Toutefois, les premiers théologiens chrétiens (les Pères de l’Eglise), soucieux d’établir un dialogue avec la philosophie, auront soin de montrer que les deux grands penseurs de l’Antiquité connaissaient la foi et en faisaient usage dans leurs travaux. Ce souci apologétique aura pour le christianisme une conséquence décisive : la foi, qui relève, dans la Bible, d’une confiance en Dieu, sera désormais comprise comme une démarche de l’intelligence. L’accent va être alors mis sur la dimension intellectuelle et rationnelle de l’acte de foi.  


3)° FOI et CROYANCE

Si pour certains, foi et croyance sont gémellaires, pour d’autres, les deux attitudes sont plus ou moins séparées. Il va sans dire que nous parlons seulement de croyance religieuse, métaphysique et/ou spirituelle, même si la croyance, du latin classique credere, est le fait de tenir pour vrai quelque chose, une proposition ou un énoncé, indépendamment d’éléments objectifs, par raison et/ou science, confirmant ou infirmant lesdites choses. Il ne s’agit ni de croire au Père Noel, ni de croire que les vaccins anti-covid rendraient transgenre. La croyance n’est pas le savoir qui lui est démontrable.
L’ambiguïté vient de ce que le verbe « croire » peut s’employer dans deux sens différents.
Soit dans un sens déclaratif : « Je crois que…, je tiens pour vraie une certaine déclaration. »
Soit dans un sens performatif : « Je vous crois, je crois en vous, je crois en Dieu. »
Dans ce cas, la parole vaut acte ; elle nous engage dans un lien de confiance à l’égard d’une autre personne. On a là deux idées qui s’emmêlent souvent dans la vie courante mais qui sont logiquement distinctes : l’idée de croyance-conviction et l’idée de confiance-foi. Définir le croire ou la croyance est un exercice difficile. Néanmoins, la croyance (peut être que le pluriel serait plus approprié) même religieuse, possède au moins deux traits généraux :
** d’une part, elle comporte (de manière plus ou moins explicite) un jugement de valeur : croire, c’est tenir pour vrai une proposition, un énoncé. Ainsi, une croyance peut être jugée vraie ou fausse, même si elle s’appuie sur un support religieux. La croyance est donc soumise à des conditions de vérité, de vérification, de preuve, et d’objectivation indépendantes du sujet, mais que ce dernier peut accepter ou pas.
** D’autre part, la croyance est (devrait être), même de manière implicite, un mode de comportement qui légitime (même s’il ne prouve pas) ladite croyance. Croire que, c’est se représenter une chose d’une certaine façon, avoir l’idée que. Croire à, c’est être convaincu de l’existence d’une chose, c’est la tenir pour vrai. Croire en, c’est avoir confiance. On voit alors que la foi n’est pas loin.
On pourrait parodier Descartes qui définit que la foi a pour objet des choses obscures (fides dicatur esse de obscuris), mais ce que nous admettons par la croyance n’est pas obscur, mais clair par le cœur emplie de lumière spirituelle alors que la connaissance est produite par la lumière naturelle » (Secondes réponses, AT VII, 147, l. 15‑17 et IX, 115).
Ainsi croit-on en Dieu alors que l’on croit au Diable (du moins en français) !
La foi serait d’abord une relation avec un locuteur (un croire quelqu’un avant d’être un croire quelque chose), et que, cette relation étant avec Dieu lui-même, elle consiste à croire Dieu (credere deo). De manière schématique, on pourrait dire que croire en Dieu relève de la croyance, croire Dieu, de la foi.
Alors foi ou croyance ? Croyance et foi ? Croyance-foi ?
La croyance serait-elle plus large, plus variable, plus extérieure, plus violente, plus orgueilleuse, plus exotérique, plus collective que la foi ? Les croyances pourraient varier tandis que la foi serait profondément personnelle, de l’ordre d’une relation d’intimité avec Dieu, bref, les croyances pourraient être décrites alors la foi ne pourrait être que ressentie et vécue !
Dans mon livre, je cite l’historien et théologien protestant Jacques Ellul, qui, dans au moins deux ouvrages, La foi au prix du doute (Hachette, 1980) et Ce que je crois (Grasset, 1987) distingue nettement la croyance, selon lui pratique bavarde, collective et sociale de la foi individuelle qui suppose un Dieu fondamentalement Autre qui parle, un cœur qui sache écouter et de l’empathie (amour) pour le prochain.  


4°) FOI et RELIGION

On pourrait penser que foi et religion sont indissolublement liées, mais trois points limitent fortement cette dialectique :
** La notion de foi est très différente selon les religions : Peut-on dire que la Rome antique était pratiquante non croyante ? La religio romaine était selon la formule de Cicéron (De natura deorum) « la connaissance des devoirs cultuels envers les Dieux ». Elle était avant tout un savoir-faire liturgique et non un savoir-croire métaphysique. Simplement, les dieux entretenaient avec les humains des rapports strictement réglés selon la fides comme le précisait l’hipparque et intellectuel grec Polybe (IIe siècle BC) exilé à Rome, dans les Historiae (Livre VI). Progressivement, la fides devint une vertu morale basée sur une norme sociale ainsi que l’écrivait le grammairien Aulu-Gelle (IIe siècle), dans les Noctes Atticae (XX, 1). Ainsi la déesse Fides Populi Romani (Bona Fides) apparaissait sous trois traits :
** défenseuse de la foi promise et/ou jurée ;
** gardienne des relations internationales et des traités avec les états étrangers ;
** protectrice des vaincus qui reconnaissaient leur défaite.
Des approches similaires se retrouvent dans les spiritualités polythéistes.
Ainsi l’hindouisme dit Sanàtana Dharma (Voie éternelle) peut se schématiser comme la recherche de l’Absolu, l’Omniprésent manifesté ou non-manifesté. Il se caractérise par la polyphonie de ses corps de doctrine, l’absence d’organisation ecclésiale centralisée, le foisonnement des spiritualités et des pratiques cultuelles, un certain piétisme et des rapports complexes aux castes.
La foi hindouiste est d’une certaine manière trop complexe pour l’intelligence humaine car elle se réfère à un corpus si vaste d’Ecritures sacrées (saintes), ni lisibles, ni compréhensibles à l’aune d’une vie humaine. Curiosité, en 1966, la Cour Suprême de l’Inde a défini le cadre de la Shraddha (श्रद्धा : foi, fidélité, croyance, conviction intime qui renforce l’efficacité du rite, saisie intuitive de la réalité, énergie positive qui vient du tréfonds de chacun) hindouiste en sept points :
** L’acceptation des Vedas comme plus haute autorité pour les sujets religieux et philosophiques et l’acceptation des Vedas par les penseurs hindous comme base unique de la philosophie hindouiste ;
** L’esprit de tolérance pour comprendre et apprécier le point de vue d’autrui puisque la vérité se présente sous diverses apparences ;
** L’acceptation des six systèmes philosophiques hindoues et d’un rythme perpétuel du monde avec des cycles de création, de conservation et de destruction,
** La croyance dans la renaissance et la préexistence des êtres ;
** La reconnaissance du fait que les moyens ou les manières d’accéder au salut (moksha) sont multiples ;
** Le fait que, malgré le nombre des divinités à adorer, on peut être hindou et ne pas croire qu’il faille adorer des idoles ;
** Le fait que la religion hindoue n’est pas liée à un ensemble de concepts philosophiques précis.
Pour sa part, comme toute spiritualité, le bouddhisme est loin de former un corpus homogène dans le temps et dans l’espace. La notion de foi y est donc complexe d’autant que le bouddhisme postule l’existence de multiples divinités. Aussi si l’on veut parler de foi stricto sensu, c’est plutôt à prendre dans le sens d’une confiance (trouver refuge) dans l’enseignement du Buddha, l’Eveillé. Elle s’exprime dans les Trois Refuges ou Trois Joyaux (Triratna) : le Buddha (l’Enseignant), le Dharma (les enseignements du Buddha, les Nobles Vérités) et le Sangha (la ou les communauté(s) bouddhiste(s) qui pratiquent).
La nature de la foi change dans les monothéismes.
Dans le Tanakh (Bible hébraïque), le mot emuwnah (אמונה) que l’on traduit approximativement par foi apparait dans 49 versets. Littéralement, le terme signifie « prendre des décisions fermes ». Il s’agit de tenir assuré, de rester stable dans ses rapports avec le Créateur, position de réciprocité entre fidélité (active) et confiance (passive) / « Les mains de Moïse étant fatiguées, ils prirent une pierre qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus. Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre ; et ses mains restèrent fermes [emuwnah] jusqu’au coucher du soleil. »[1]
La emuwnah n’est pas une question de savoir, mais de faire, d’agir, de se conduire. Mais le mot signifie également fidélité : « L’Eternel rendra à chacun selon sa justice et sa fidélité [emuwnah] »[2]. Ainsi que probité ou fonction. Le mot sous la forme d’emeth (dans 127 versets) veut dire encore vérité, direction, service et/ou sûreté : « La chose est-elle vraie (‘emeth) »[3].
Dans le Deuxième Testament, écrit en grec, on rencontre 244 fois pistis (πίστις), mot polysémique signifiant désormais foi, fidélité, grâce, preuve certaine, croyance, conviction et/ou engagement traduisant la conviction de l’existence de Dieu, créateur et omnipotent et que Jésus est le Messie à travers lequel s’obtient le salut : « C’est par la foi [pistis] en son nom que son nom a raffermi que vous voyez et connaissez. C’est la foi [pistis] en lui qui a donné à cet homme cette entière guérison, en présence de vous tous »[4].
Dans la Vulgate de Jérôme de Stridon (traduction latine de la Bible), on assiste à un nouveau glissement de sens. Les traducteurs juifs de la Septante (Bible en grec) avaient dû inventer des mots car les Grecs polythéistes n’avaient pas le vocabulaire approprié pour exprimer le concept de foi. Ainsi la racine Aman (cf. Amen) fut-elle traduite par les termes pistis, pisteuo, aletheia, que la Bible latine rendit par fides, credere, veritas, donnant en français foi, croire et vérité.
Dans l’islam, Al-Îmâne (إيمان) est le terme retenu pour exprimer le concept de foi. En fait, l’īmān n’est pas tout à fait un équivalent de cette notion. Dérivé nominal de la racine ‘mn signifiant être en sécurité, avoir confiance en quelque chose,le mot apparait six cent dix fois dans le Coran. Il est associé à l’idée de foi mutuelle que se sont juré les fidèles sous la garantie et la protection de Dieu. Il signifie donc la confession et l’acceptation de cœur de la prédication de Mohammed, comme le montre le Hadîth Jibril (la Narration de Gabriel) :
« … Et l’homme de reprendre [au Messager de Dieu, Jibril] :
–   Parle-moi de l’’īmān.
–   C’est que tu croies en Dieu, en ses anges, en ses livres, en ses messagers, au jour dernier et que tu croies au décret divin tant pour le bien que pour le mal.
–   Tu as dit vrai, répéta l’homme qui reprit en disant : –   Parle-moi de l’ihsan [l’excellence, l’embellissement]
–   C’est que tu adores Dieu comme si tu Le voyais, et si tu ne Le vois pas, sache que Lui te voit… »
Ainsi la foi musulmane est radicalement théocentrique.
** La foi existe hors de la religion stricto sensu : on ne peut oublier ceux qui, depuis les temps historiques, se sont estimés capables de déterminer leurs articles de foi tout seuls, indépendamment et/ou en marge du monopole revendiqué des religions établies. Le philosophe français Abdenour Bidar les nomme les insurgés de la foi ou les fidèles rebelles que les Eglises et les institutions ecclésiales qualifient le plus souvent de dissidents, d’hérétiques, d’impies, d’infidèles et/ou de renégats. Ils ne rejettent pas l’hypothèse de révélations divines, mais ils pensent pouvoir s’en passer ou composer avec elles pour pouvoir constituer un corps de doctrine qui leur soit propre.
L’idéal-type de ce courant pourrait être illustré par le Vicaire savoyard auquel Jean-Jacques Rousseau donne la parole dans son Emile[5]  :
« Par où connaîtrai-je cette nécessité ? De quoi puis-je être coupable en servant Dieu selon les lumières qu’il donne à mon esprit et selon les sentiments qu’il inspire à mon cœur ? Quelle pureté de morale, quel dogme utile à l’homme et honorable à son auteur puis-je tirer d’une doctrine positive, que je ne puisse tirer sans elle du bon usage de mes facultés ? Montrez-moi ce qu’on peut ajouter, pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société, et pour mon propre avantage, aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d’un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien. Les plus grandes idées de la Divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n’a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu’est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu, en lui donnant les passions humaines … »
Il est donc loisible d’avoir la foi chevillée au corps sans appartenir à un groupe religieux, une institution ecclésiastique, un courant spirituel. La foi ne peut pas être uniquement enfermée dans un cadre strictement ecclésiastique. Elle dépasse le cadre religieux car elle repose avant tout sur une confiance personnelle en l’Absolu. Au demeurant, l’expression foi personnelle peut être interprétée comme un pléonasme. En effet, la foi n’est pas un simple contenu, mais une relation intime, une présence active de Dieu dans le fidèle stricto sensu, qui le saisit, le travaille et le transforme. La foi personnelle et personnalisée est ainsi indispensable pour obtenir une réelle relation individuelle et individualisée avec Dieu.
** la foi déviée dans une religion peut engendrer le fanatisme : La foi relève le plus souvent d’une expérience intime, d’un vécu intérieur. Elle peut jaillir brusquement ou être le fruit d’une longue maturation. C’est un chemin personnel qui mène à un nouveau rapport au Créateur, à la création et à soi-même. Elle peut être assimilée à l’intelligence du cœur. C’est donc le croire plus que le cru qui s’exprime dans la foi, ce dernier s’énonçant dans la croyance. La raison n’est pas étrangère à la foi contrairement à la croyance, mais elle est à son service. La foi est consciente d’elle-même. Aussi la foi ne peut-elle être confondue avec une quelconque opinion, une manière particulière de penser, une philosophie ou une idéologie, encore moins une idolâtrie. Néanmoins une foi affadie ou dévoyée peut conduire à la superstition ou au fanatisme. Il faut donc distinguer la foi ouverte et pacifiée, de ses dérives idolâtres ou fanatisées.
La foi est beaucoup plus que la simple croyance en Dieu. Elle est liée à la confiance en Lui. Au contraire, la superstition relève de la peur explicite ou implicite. Elle est donc contraire à la fois à la raison et à la foi, au mieux elle est un ersatz de la foi. D’une certaine manière, la superstition est une forme de croyance irrationnelle fondée sur l’ignorance et sur la crainte.
Le fanatisme ne peut que questionner le franc-maçon non seulement parce qu’il doit le fuir et/ou le combattre, mais parce qu’étymologiquement, le mot vient du latin fanum, le temple, le lieu consacré. Dans la Rome antique, le fanatisme était un attachement sans limite, quasi maniaque, au rituel, la religio romaine reposant sur l’exécution scrupuleuse des rites, sur une orthopraxie et non sur la foi. Depuis le 16ème siècle, le fanatisme peut apparaitre comme la maladie infantile de la foi. Corruptio optimi pessima. La corruption du meilleur donne le pire. Trop souvent le fanatisme se sert du langage de la foi comme force de mobilisation coercitive. Au fond, le fanatisme est nolens volens une absence de foi en Dieu. Le dominicain français Adrien Candiard, promoteur du dialogue islamo-chrétien au Caire, n’hésite pas à parler d’athéisme religieux. Chaque fois que quelqu’un fait parler Dieu pour se légitimer ou légitimer une action (a fortiori violente), on le blasphème en parlant à sa place et par là même on le fait taire. Mais Dieu n’est pas où on le convoque. Soli Deo Gloria.
Le fanatisme est donc la conséquence d’un foi dévoyée, figée, poussiéreuse, sclérosée, ensauvagée qui peut conduire jusqu’à la destruction de ceux perçus comme infidèles, hérétiques, hétérodoxes, parjures, relaps ; blasphémateurs, sacrilèges, impies, incroyants (autodafés, inquisition, croisades, guerres dites saintes, djihad de l’épée). Aussi beaucoup en profite pour discréditer religions et croyants.
Pourtant, il est totalement loisible de vivre sa foi avec intensité sans prôner la moindre exclusive. Le choix est celui d’une foi qui libère, voire qui illumine contre une croyance bornée qui enchaîne : « Mais le juste vivra de sa foi »[6].
Le fanatisme n’est pas uniquement d’origine religieuse. Au demeurant, il ne s’est pas éteint avec « la mort de Dieu » en Occident. Il a trouvé depuis un siècle un nouveau terrain dans les « religiosités séculières » telles que défini par Jacques Piette[7] , comme le nazisme ou le communisme stalinien. Mais d’une certaine manière, il s’agit encore d’une déviance de la foi dite politique. Les fanatismes quelles que soient leur genèse ne sont pas uniquement un dérèglement de la raison et/ou de la foi, mais le fait de succomber à la tentation d’un absolu totalitaire, à l’ivresse de l’hubris (hybris), à la démesure insolente comme l’a pensé Nietzche : « Ce n’est pas le doute, c’est la certitude qui rend fou »[8].  


5°) FOI et VERTUS THEOLOGALES

Aussi on peut se demander si la notion de foi n’est pas une notion avant tout chrétienne. On peut développer cette idée à partir des trois vertus théologales… C’est dans le corpus chrétien que la foi est associée dans un trio à l’espérance et à la charité (amour).
Sa source se trouve dans le Deuxième Testament, chez Paul de Tarse : « Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi [pistis], l’espérance [helpis] et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité [agapè[9].
Elles forment les trois vertus dites théologales. Elles ont pour objet exclusif Dieu. Elles disposent l’être humain à vivre pleinement en relation avec le Créateur. Largo sensu, une vertu est un guide moral de l’existence.
Pour notre propos, on dépassera la conception grecque de la vertu comme capacité à suivre des valeurs (Socrate, Platon) et la virilité romaine (vir : homme mâle ; virtus : force virile, et plus largement la valeur opposée à l’impulsivité). Mais avant de quitter l’antiquité gréco-latine, on s’attardera chez Aristote. Le fondateur du Lycée est le père d’une morale centrée sur les vertus. Dans l’Ethique à Nicomaque, il définit la vertu comme le juste milieu qui permet à chacun de vivre avec bonheur et justice, en tenant compte d’autrui. Pour Aristote, il existe quatre vertus principales largement empruntées à Platon, et même aux présocratiques : la justice, la tempérance (mesure, équilibre), la sagesse (prudence) et le courage (force d’âme).
À noter qu’elles apparaissent également dans le Livre de la Sagesse[10] (VIII, 7), attribué à Salomon : « Veut-on devenir juste ? Les labeurs de la Sagesse produisent les vertus : elle enseigne la tempérance et la prudence, la justice et la force d’âme, et rien n’est plus utile aux hommes dans l’existence ». 
L’évêque Ambroise de Milan (c.339-397) fut l’un des premiers à les christianiser et à leur donner le qualificatif de cardinales (centrales, de cardo, pivot). Le pape Grégoire Ier le Grand (c. 540-604), dans l’Expositio Evangelii secundum Lucam, les intégrera définitivement dans le corpus chrétien en les présentant comme les fondements de l’édifice chrétien éthique et spirituel. Suivant l’interprétation aristotélicienne, à la différence des théologales, elles peuvent être acquises par l’intellect et l’expérience.
Aux XIIe et XIIIe siècles, un système moral se mit en place autour de la symbolique du chiffre sept : quatre vertus cardinales associées aux trois vertus théologales. A ce septénaire édifiant fut opposé un septénaire négatif des sept principaux vices. Cette organisation fut explicitée par Thomas d’Aquin (c. 1225-1274) dans sa grande œuvre inachevée, la Summa theologiae. Le Docteur angélique confirme également la primauté de la Caritas sur les autres vertus, comme source et origine des six autres. À la suite de la Caritas viennent la Spes (espérance) et la Fides (foi). Cette dernière est la vertu indispensable du cheminement spirituel du chrétien. Thomas s’appuie sur l’apôtre Jean qui, dans son Evangile, affirme à plusieurs reprises que posséder la foi permet de gagner la vie éternelle : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi a la vie éternelle. »[11] 
Quoiqu’il en soit, dans le trio théologal, la foi est citée la première, et l’amour est considéré comme la plus importante des vertus. Il faut croire avant d’espérer et espérer avant d’aimer. Par sa première place, la foi permet à la vérité de Dieu de pénétrer dans le fidèle. Elle est en même temps un plein et entier assentiment que l’on donne à la Révélation. Il convient néanmoins de préciser encore une fois, que la foi n’est pas due à une décision de la volonté humaine. La foi est plus qu’une simple vertu. Elle permet d’espérer voir ce que l’on ne voit pas. Thomas d’Aquin dans son De Veritate montre comment la foi lie le fidèle à Dieu par un total assentiment. Dieu est tout entier dans la foi. Le Bœuf muet de Sicile (un des surnoms de Thomas), toujours dans sa Summa theologiae, place la foi en tête de toutes les vertus, car Dieu est bien l’unique objet de cette foi. Il n’y a que Lui en qui croire, même si, dans le monde profane, il existe de nombreuses choses à croire, sans se laisser berner néanmoins par les fake news.


  6°) FOI et DOUTE

Dans de nombreuses communautés religieuses, avoir la foi, c’est ne pas douter. Celui qui est en proie au doute aurait une foi chancelante. La foi et le doute représenteraient deux pôles opposés et exclusifs. Ils seraient les deux termes d’une alternative à vases communicants : si l’un(e) croit, l’autre baisse. La foi devrait être vraie, réelle, totale, totalisante pour avoir de la valeur, sinon, elle serait comme de la fausse monnaie.
Alors face au doute, quelle attitude adopter ? Le repousser en se fabriquant une barrière de certitudes ? En faire le critérium de tout ? Plus simplement, peut-être faut-il croire à la fécondité de l’épreuve (?) du doute, non pas en oscillant entre lui et la foi, mais en acceptant de se soumettre à son jugement, afin de se rendre disponible pour une éventuelle (ré)ouverture à la foi.
En effet comme dit plus haut, la foi n’est pas une certitude, ni le doute une négation de Dieu. On confond certitude et conviction. La certitude renvoie au réel, c’est-à-dire à ce qui existe de manière autonome, qui n’est pas un produit de la pensée, à la réalité objective fondée sur des connaissances assurées, validée par les diverses formes des sciences. Inversement, la foi est, malgré d’autres options contradictoires, une conviction intime, plus ou moins forte. Mais, en aucun cas, elle ne peut être une certitude sensible, objective ou rationnelle. Puisqu’elle ne repose ni sur une évidence sensible, ni sur une connaissance objective, la foi impliquerait nécessairement le doute. Le doute et le questionnement aideraient au discernement de la foi.
En réalité le doute est consubstantiel à la foi. Ce doute inévitable et le libre choix de questionner sont fondamentaux dans une vie de foi comme l’affirme Augustin d’Hippone : On pourrait même ajouter que de manière paradoxale, le doute est (le plus souvent) proportionné à l’intensité de la foi.
Ainsi l’apôtre Thomas le Didyme se relève souvent interrogateur, notamment après la crucifixion : « Les autres disciples lui dirent donc : Nous avons vu le Seigneur. Mais il leur dit : Si je ne vois dans ses mains la marque des clous, et si je ne mets mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets ma main dans son côté, je ne croirai point ».[12]
Nombreux sont les fidèles comme Benoit de Nursie, le fondateur de l’ordre des bénédictins, le théologien soufi marocain Ibn Abbad al-Rundi (1333-1390), Martin Luther, Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila, le bénédictin anglais Dom Augustine Baker (1575-1641), le prêtre piémontais Paul de La Croix (1694-1775), fondateur de la Congrégation de la Passion de Jésus-Christ ou Thérèse de Lisieux, qui ont eu un passage à vide (voire plusieurs), une traversée dans le désert dans leur vie de foi, période dite nuit noire (obscure) de l’âme ou de la foi. L’expression est empruntée au poème La Noche oscura (c. 1578), écrit vers 1578 par le carme Jean de La Croix qu’il expliqua ensuite dans au moins un traité La Subida del Monte Carmelo (1579-1583).
La philosophe et mystique chrétienne d’origine juive Simone Weil (1909-1943) la décrit ainsi : « C’est quand l’âme épuisée a cessé d’attendre Dieu, quand le malheur extérieur ou la sécheresse intérieure lui a fait croire que Dieu n’est pas une réalité, si néanmoins elle continue à aimer, si elle a horreur des biens qui prétendent le remplacer, c’est alors que Dieu après quelque temps vient jusqu’à elle, se montre, lui parle, la touche. C’est ce que Saint Jean de la Croix appelle nuit obscure »[13].
Le doute est ainsi, pour le fidèle, parfois un obstacle, un tremplin et/ou une propédeutique à la foi. Comme la douleur est souvent le symptôme d’une pathologie, le doute serait l’indice, la manifestation, le palliatif et le rebond de la crise de foi.
Face à ce que le pasteur et théologien André Gounelle nomme le doute existentiel[14](celui qui n’est pas provoqué, mais arrivé par les aléas de la vie), Jacques Ellul[15] a sélectionné dans la Bible, quatre questions qui peuvent exprimer ledit doute :
** Et vous, leur dit-il, Qui dites-vous que je suis ? (Mathieu, XVI, 15) ;
** L’Eternel dit à Caïn : Où est ton frère Abel ? Il répondit : Je ne sais pas ; suis-je le gardien de mon frère ? (Genèse, IV, 10) ;
** Jésus lui dit : Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? (Jean, XX, 15) ;
** … Crois-tu cela ? (Jean, XI, 26).
Quelles que soient les modalités et les variantes des explications, la première question demande une réponse déclarante (je suis…), la deuxième exige une réponse éthique, la troisième une réponse existentielle. En revanche, la quatrième requiert une réponse de foi.  


7°) La FOI d’un MACON

Le sujet est ardu car chaque maçon est libre de vivre sa foi selon ses choix, ses options, ses élans métaphysiques, philosophiques, religieux et/ou spirituels même si d’une certaine manière, il existe un bloc commun de la foi maçonnique.
L’article 2 des Basic Principles for Grand Lodge recognition by the United Grand Lodge of England (septembre 1929) indique : « That a belief in the G.A.O.T.U. and His revealed will shall be an essential qualification for membership ».
L’article 1 de la Règle de la GLNF précise : « La Franc-Maçonnerie est une fraternité initiatique qui a pour fondement traditionnel la foi en Dieu, Grand Architecte de l’Univers ».
Le fondement (fundamentum) est à la fois les principes sur lesquels se fonde un système/institution, la raison solide qui le justifie et le légitime et la source de son origine et de son organisation. A noter que les fondements (au pluriel) désignent également les bases d’une fondation.
Ainsi la franc-maçonnerie, société traditionnelle, initiatique et fraternelle n’existe, ne se fonde que par et sur la foi en Dieu, mais la formule réglementaire semble plutôt suggérer que la franc-maçonnerie ne peut se passer d’une métaphysique, dont le pilier est la foi-croyance en Dieu comme Grand Architecte qui est donc la référence commune (minimale et intangible) à tous les maçons de tradition.
On pourrait ajouter que l’initiation ne peut se vivre pleinement que dans la transcendance, même s’il existe une franc-maçonnerie mondialement minoritaire qui a choisi d’autres options.
Il va sans dire que le GAdl’U ne peut être un symbole, ni un prétendu principe architectonique, ni même un simple démiurge. Il ne s’agit pas d’un dieu différent de Dieu l’Un. Il s’agit bien de Dieu, envisagé dans et par une de ses puissances, l’architecture, et plus largement la création tel qu’il est déjà décrit notamment dans la Genèse (I, 1 ; II, 4), dans le Livre de Job, dans Ezéchiel (41 & 42) ou dans les Proverbes (huitième chapitre).
Le Deuxième Testament est tout aussi explicite : « Car il [Abraham] attendait la ville qui aurait de vraies fondations, la ville dont Dieu lui-même est le bâtisseur et l’architecte »[16].
La 35e Sourate du Coran est dite Al-Fâtir (سورة فاطر, Le Créateur). Les 21 premiers des 45 versets expriment les signes de la puissance de Dieu, créateur : « Louange à Dieu, Créateur des cieux et de la terre, qui a fait des Anges, des messagers auxquels Il a donné deux, trois ou quatre ailes. Il ajoute à la création ce qu’Il veut. Certes Dieu est Omnipotent » (verset 1er).
On retrouve Dieu, architecte, dans l’iconographie médiévale comme dans la Bible moralisée dite de Vienne (XIIIe siècle) (Österreichische National Bibliothek, Codex 1179) ou dans la Bible historiale de Guiard des Moulins (1271-c.1322), auteur de la première Bible rédigée en français. Dieu architecte tenant à la main un compas trace l’orbe du globe terrestre. Ainsi textes et images ne définissent pas un Dieu d’une autre essence, mais isolent, focalisent, se concentrent de manière forte, sur un attribut particulier, une fonction propre, un caractère spécifique du Dieu du Livre, à savoir celui de l’architecture, et plus largement de la création.
Néanmoins, le terme Grand Architecte survint hors de la franc-maçonnerie, sans doute au XVIe siècle. Sous réserve d’un inventaire plus précis, l’expression apparait dans L’Epître aux lecteurs de l’édition de 1567 de l’Architecture de PhilibertDelorme, dans laquelle l’auteur évoque « ce Grand Architecte de l’Univers, Dieu tout puissant » pour gouverner la terre. Plus loin, il ajoute : « Dieu est le seul, le grand et l’admirable Architecte, qui a ordonné et créé de sa seule parole toute la machine du monde tant céleste que terrestre, avec un si grand ordre, une si grande mesure, et si admirables proportions que l’esprit humain sans son aide et inspiration ne peut la comprendre… » 
Cette mise en exergue de la fonction architecturale de Dieu se retrouve chez de nombreux auteurs du XVIe siècle, notamment anglais et italiens (Christopher Marlowe, Antonio Tempesta, Michel-Ange) et même chez Jean Calvin dans sa Christianae religionis institutio (1536). Elle s’inscrit dans un courant qui cherche à théoriser une géométrie divine et à donner une explication mathématico-architectonique de l’univers. Ledit mouvement, qui s’efforce d’enrichir le créationnisme biblique par l’aristotélisme et le néo-platonisme des humanistes du Quattrocento italien, comme Marcile Ficin et Nicolas de Cues, s’affirme avec le traité De Divina Proportione de Luca Pacioli (c.1450-1514) jusqu’au Mysterium Cosmographicum (1596) de Johannes Kepler (1571-1630).
Ce fut dans le Manuscrit Dumfries que l’expression Grand Architecte fit une apparition explicite dans le corpus maçonnique. En effet, dans ce texte assez tardif, environ 1710, on peut lire que « le fameux Hadrien » [sans doute le roi anglo-saxon Edwin ?] commande aux maçons de « sincèrement honorer et adorer le Grand Architecte du ciel et de la terre, la fontaine et source de toute bonté qui a bâti de rien sa construction visible et en a posé la fondation sur les eaux profondes ».
La formule précise Grand Architecte de l’Univers apparaît pour la première fois dans les Constitutions dites d’Anderson (1723), en ouverture de sa section historique, pour désigner le Dieu biblique créateur : « Adam, our first Parent, created after the Image of God, the Great Architect of the Universe, must have had the Liberal Sciences, particularly Geometry written on his Heart…»
Cette option se trouve confirmée dans la célèbre divulgation Masonry Dissected (1730) de Samuel Prichard :
« Q. When you came into the middle, what did you see?
A. The Resemblance of the Letter G. Q. Who doch that G denote? A. One that’s greater than you.
Q. Who’s greater that I, that am a Free and Accepted Mason, the Master of a Lodge?
A. The Grand Architect and Contriver of the Universe, or he that was taken up to the top of the Pinnacle of the Holy Temple». 
Ainsi depuis les origines, la maçonnerie de tradition place sa foi en Dieu Un, personnel et créateur. Le Temple (le Tabernacle) que chaque maçon construit pour être le réceptacle de la Présence divine, n’est autre que celui qu’il bâtit en soi, en union avec ses frères, à la Gloire du GAdl’U.
Quoiqu’il en soit, la foi dans et/ou en le GAdl’U entraine la foi en la création, en l’humanité en général et en chacun en particulier. Certes, toutes et tous, sont par nature imparfait(e)s, mais ontologiquement perfectibles. En tirant un peu le tablier à soi, on pourrait dire que le franc-maçon de tradition a une double foi, un foi-croyance en Dieu, Grand Architecte et dans l’Art Royal, comme corpus ésotérique, traditionnel et initiatique, et une foi-confiance en Dieu à travers ses options métaphysiques, philosophiques, religieuses et/ou spirituelles personnelles, même si les deux ne font qu’un pour chaque maçon et peuvent prendre des formes multiples et variées.
Parce qu’il est d’abord (comme tout être humain), homo religiosus et sacer, le maçon fait, par la foi, une rencontre/aventure/métamorphose d’une forte et riche expérience spirituelle.
Par la foi, le maçon est porteur et/ou quêteur de la lumière de l’éternelle Révélation. La foi place le maçon dans son rôle d’auxiliaire de Dieu, Grand Architecte. Par la foi, le maçon se doit d’être l’assistant du GAdl’U dans cette Œuvre (Opera). C’est à cet ouvrage que chacun maçon est invité à participer.
La construction du (des) temple(s) est la base de la spiritualité, de la finalité et du travail du maçon. Le(s)dit(s) temple(s) comme ses modèles azurés, la Jérusalem Céleste de l’Apocalypse et la Cité de Dieu augustinienne, et terrestres, les temples de Jérusalem (Salomon, Zorobabel, Hérode) ou les cathédrales, s’accomplissent « à la gloire » du Très Haut.
C’est à cette tâche que chaque maçon est convié, non par appât, contrainte ou obéissance à un quelconque fatum, mais éclairé par sa foi, à participer.
Cette entreprise se situe à quatre niveaux : le maçon, la loge, l’Ordre et l’humanité.
Sans la foi, il n’y a pas de construction maçonnique individuelle. Se construire maçonniquement, c’est tout à la fois la pratique correcte du Mestier (Craft), par le travail et, par la foi, la découverte progressive du plan du Divin Architecte. Il s’agit de ce que l’on peut nommer le méliorisme maçonnique. Ce dernier n’est pas l’optimisme leibnizien qui postule que « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles » (Pangloss dans le conte philosophique de Voltaire, Candide, ou l’optimisme, 1759), mais une doctrine qui affirme que le monde peut être amélioré en permanence, les maçons se considérant comme les collaborateurs du projet divin. Mais la connaissance du plan doit impérativement s’accompagner de l’adhésion audit plan, car sinon l’édification spirituelle demeurerait incomplète.
La construction de soi, c’est se faire frère (sœur), se faire frère de ses frères, se faire frère (sœur) dans l’humanité c’est-à-dire se construire avec l’autre, par l’autre, pour l’autre. Il s’agit pour chaque frère (sœur) de rayonner, de travailler dans la cité pour y apporter comme le colibri, sa part d’équité, d’harmonie, d’éthique, de joie, de respect de l’autre, de refus de toute discrimination, de correction des injustices économiques et sociales, dans un esprit d’universalisme :
« Toi, notre frère, natif et sujet d’un autre royaume, puissant et éclairé, en entrant dans notre Ordre, tu viens de contracter des liens sacrés et amicaux avec des milliers de maçons dans cette nation et bien d’autres. Souviens-toi toujours que l’Ordre dans lequel tu viens d’entrer exige de toi que tu considères le monde comme une grande république, dont toutes les nations constituent une seule famille, et dont tous les individus sont les enfants. C’est pourquoi, lorsque tu reviendras dans ton pays, prends garde à ce que le champ de tes amitiés ne se limite pas au cercle étroit de ta nation, ou de religions particulières, mais soit réellement universel et s’étende à toutes les branches de la race humaine »[17].
Dans cette œuvre de fraternité universelle, il faudra cependant éviter le péché des constructeurs de la tour de Babel : « Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre. »[18]
Le temple de l’humanité ne se construira pas dans la seule immanence, ni dans l’hubris (la démesure), ni dans la démagogie, ni encore moins par la terreur révolutionnaire.

La foi dans le GAdl’U est ici et maintenant pour le rappeler à chaque ouvrier de l’Opus Magnum : « Cantique des degrés. De Salomon. Si l’Eternel ne bâtit la maison, Ceux qui la bâtissent travaillent en vain »[19]. Pour cela le maçon doit encore et encore travailler sa pierre, de manière à s’intégrer dans l’édifice auquel tous travaillent ensemble : « Approchez-vous de lui, pierre vivante, rejetée par les hommes, mais choisie et précieuse devant Dieu ; et vous-mêmes, comme des pierres vivantes, édifiez-vous pour former une maison spirituelle, un saint sacerdoce, afin d’offrir des victimes spirituelles, agréables à Dieu par Jésus-Christ. Car il est dit dans l’Ecriture : Voici, je mets en Sion une pierre angulaire, choisie, précieuse ; Et celui qui croit en elle ne sera point confus.… »[20]

Pour compléter, cf. Yves Hivert-Messeca, Il était une fois, la Foi, Paris, Editions de l’Art Royal, 2023.

[1]     Exode, XVII, 12.

[2]     Samuel, XXVI, 23.

[3]     Deutéronome, XVII, 4.

[4]     Actes des apôtres, III, 16.

[5]     Émile ou de l’éducation, La Haye [Paris], Jean Néaulme (Duchesne), 1762.

[6]     Habaqouq, II, 4.

[7]     Paris, PUF, 1993, collection QSJ.

[8]     Ecce Homo. Wie man wird, was man ist Entstanden, Leipzig, Erstdruck,1888/9.

[9]     Premier Epître aux Corinthiens, XIII, 13.

[10]   Le Livre de la Sagesse fait partie de la Septante, de la Bible catholique et de certaines Eglises orthodoxes, mais pas dans la Bible hébraïque et les Bibles protestantes.

[11]   Jean, VI, 47.

[12]   Jean, XX, 25.

[13]   La Source grecque, Paris, Gallimard, 1953, p.45.

[14]   Foi et doute, in Theolib, V, n° 19, 3e trimestre 2002, p.21/30.

[15]   Ethique de la liberté, tome 1, Genève, Labor et Fides, 1975, p.203.

[16]   Lettre aux Hébreux, XI, 10.

[17]   Trewman Robert (c.1738-1802), [éditeur et journaliste, co-fondateur de l’Exeter Mercury], Address to a French Gentleman in The Principles of Freemasonry delineated, R. Trewman, Exeter, 1777, p. 24.

[18]   Genèse, XI, 4.

[19]   Psaume CXXVII, 1.

[20]   Premier Epitre de Pierre, II, 4-6.


 

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