CONTE D’EPIPHANIE : Ἐπιφάνεια, la Manifestation, l’Apparition, l’Evidence, l’Illustre Brillance

imagesBalthazar était vieux. Il avait connu vingt fois des années avec un treizième mois de six jours épagomènes. Roi des Rois, Lion de la Tribu de Juda, Elu du Très Haut, il régnait sur les Hauts Plateaux couverts de genévriers, d’oliviers sauvages, de girofliers et de myrsines toujours vertes. Il était sagace, savant et sage. Il aimait son épouse unique, les sources, la paix, l’équité, l’honnêteté, les chevaux blancs, les chiens rapides, les chats royaux, les poètes, les musiciens, les danseurs, les artisans d’art, les philosophes qui parlent bien et peu, les inventeurs positifs, les roses rouges, les arums blancs et les rapumtiae à fleur bleue.

Le matin, il rendait la justice distributive. L’après-midi, il réglait les affaires régaliennes. Le soir, il observait le ciel. Cette nuit-là, apparut dans la direction du nord, un astre très lumineux qui obscurcit toutes les étoiles.

Balthazar comprit alors qu’il devait partir. Le lendemain, il rassembla ses gens pour préparer son voyage. La question que se posait le roi n’était pas tant la formation du cortège que le cadeau à faire au nouveau roi dont l’étoile annonçait l’avènement.

Son royaume regorgeait d’or, d’argent, de diamants bleus-gris, de rubis roses clairs, de saphirs ciel clair, de topazes roses-orangées, de spinelles noires, de jade et de lapis-lazuli. Mais la vraie richesse résidait dans la résine aromatique secrétée par les boursouflures qui apparaissent sur les troncs des balsamiers. Aussi le domaine de Balthazar était dit le Pays de la myrrhe.

myrrheSelon les médecins du roi, la myrrhe guérissait la bronchite, les dermatomycoses, la dysenterie, les diarrhées, le goitre, les hépatites, les hémorroïdes, le rougissement des lèvres basses des femmes et l’ascension des testicules des hommes. Elle était également utilisée dans le traitement de l’obésité des eunuques, des rhumatismes des forgerons et des maréchaux-ferrant, des vers parasites des riziculteurs et des maladies du sein des parturientes. Elle entrait dans la composition des parfums les plus sacrés, mais non raffinée, son odeur amère, pas très agréable aux narines, évoquait l’amertume de la vie humaine. Elle symbolisait ainsi la souffrance et la finitude de l’existence terrestre, mais aussi la promesse d’un après. Elle servait d’aphrodisiaque. On l’utilisait dans les embaumements comme annonce de la promesse de la résurrection. Balthazar savait que seul lui pouvait offrir au nouveau roi la myrrhe car l’enfant était chair issue de la chair. De plus la myrrhe était un cadeau royal à cause de sa valeur prophylactique et marchande. La forte demande dans tous les royaumes, la difficulté d’augmenter la production et la cherté de son transport par caravane ou bateau faisaient que les commerçants de Balthazar la négociaient au même prix, au poids, que l’or.

Toute la nuit, les gens de Balthazar s’étaient affairés. Au matin, le cortège sortit de la capitale par la porte du Nord.ethiop_lalibela

Venaient d’abord trente-trois cavaliers de blanc vêtus sur des chevaux noirs, puis mille mulets chargés de ballot de céréales diverses, mille ânes porteurs de sacs de légumes et de fruits secs, mille vaches aux cornes en forme de lyre, mille dromadaires lestés d’outres d’eau, mille chèvres aux cornes annelées et mille moutons au poil ras et à la queue grasse et enfin 7000 domestiques pour servir le roi et accompagner le cheptel. Pour que chaque homme et chaque animal reçoivent sa part de nourriture et d’eau, Balthazar divisa sa caravane en quatre quarts eux-mêmes divisés en quatre. Tous les quatre jours, un groupe prenait la tête et il en était de même à l’intérieur de chaque quart. Chacun était donc à tour de rôle, premier, milieu d’avant, milieu d’arrière ou dernier.

10_catalan_cavaliersLe cortège s’ébranla en bon ordre. Il traversa d’abord le Pays de l’Arc où il se dit que les pépites d’or sont aussi abondantes que la poussière des chemins. Partout sur leur passage, le roi et son cortège étaient applaudis par des hommes presque nus et des femmes vêtues de soie. La vallée y est étroite, bordée d’immenses champs de dunes. Six cataractes rapides empêchent la navigation sur le fleuve.3753898961

Lorsque la caravane royale quitta le Pays de l’Arc pour le royaume de Misraïm, le ciel bleuté se teinta de jaunâtre et de rouge. Le lendemain à l’aube où apparait le soleil, les ténèbres étaient toujours présentes. Le sable était partout. L’atmosphère était irrespirable. Monsieur Cinquante soufflait depuis trois jours. C’est le vent sec et brulant de l’ouest, chargé de poussière dunaire, au souffle caniculaire et féroce, arrachant les dernières feuilles des arbres chétifs et détruisant leurs branches à cause de l’intensité de la sécheresse qu’il provoque. On ne voyait plus ni les champs, ni les prés, ni les chemins. Les murs des maisons se confondaient avec les murets des parcelles. Les femmes et les hommes étaient gris. Les animaux chargés d’une couche jaunâtre, grisâtre, violette, ne mangeaient plus, ne buvaient plus.
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Humains et troupeaux erraient, tombant dans des crevasses, ou s’immobilisaient attendant la mort poussiéreuse, lente et noire. Les guides de Balthazar avaient fait mettre l’ensemble du cortège, en rond successif, caravaniers et animaux, protégés par des toiles de tentes. Il ne restait plus qu’à attendre dans le silence, le jeûne (sauf boire régulièrement quelques gorgées d’eau) et la prière. Lorsque Monsieur Cinquante arrêta de souffler, le paysage de la contrée avait changé d’aspect. Balthazar donna l’ordre de se remettre en marche. Dans le premier village traversé, il vit assis sur une longue pierre plate, trois jeunes enfants, d’environ trois ans, bleutés, noirâtres, les yeux globuleux, le visage émacié, les bras torves. Ils ne parlaient pas, ils ne pleuraient pas. Le Roi des Rois secoua la poussière de la tête du premier bambin. Tout dans le pays, était à tracer, à nettoyer, à remettre en marche. Monsieur Cinquante s’était montré particulièrement agressif, brûleur et meurtrier. Balthasar décida de laisser pour la reconstruction du territoire ensablé, ses trente-trois cavaliers de blanc vêtus car leurs chevaux noirs étaient capables de retrouver les anciens tracés sous plusieurs pieds de sable. Cette race équine était dite aux sabots de vent. Leur présence serait donc bien plus utile aux gens du lieu qu’à la tête de la caravane royale.

Balthasar fit placer à la tête de la caravane son meilleur chamelier. Le cortège reprit la route du septentrion. Pour éviter les difficultés, il décida de suivre la rive gauche du fleuve. La troisième nuit après la fin de la tempête, l’expédition royale fit halte à côté d’une petite palmeraie à quelques stades du fleuve. Balthazar ne dormait pas. Il semblait entendre de petits bruits comme font les grandes sauterelles dans l’herbe haute. Les chèvres aux longues pattes adaptées à la chaleur et à la marche, furent les premières à lever l’oreille. Le bruissement se faisait plus dense. Le bourdonnement devint brouhaha, puis tintamarre et mugissement. Des milliers de 11klibogrenouilles, sur plusieurs rangs empilés, les plus fortes marchant sur les plus frêles, envahissaient les deux rives du fleuve, tassant le sable, déplaçant les rochers, écrasant buissons, arbustes, légumes et fleurs, renversant les arbres les plus hauts. Elles sautaient sur les gens et les bêtes apeurés. Les chameaux, les bœufs et les grands ânes dans leur effroi en écrasaient sans nombre sous leurs sabots. Mais la marée batracienne ne faiblissait point. Certains chevaux fatigués de cabrages et de courbettes pour se débarrasser de la multitude croassante avaient du sang jusqu’au poitrail. La caravane de Balthazar semblait emportée comme un modeste esquif, balloté par la vague ventée. Le roi et sa suite s’étaient réfugiés sur un piton, protégés par sept rangs de soldats qui taillaient, brétaillaient, embrochaient, estoquaient, tranchaient dans la horde à la peau verruqueuse, aux bouches difformes, verte, violette, bleutée, rougeâtre, tachetée, gris, crème pâle, brune sombre, laiteuse, malodorante et toxique. Le fleuve, rougi par le sang et envahi par des rhodophytes carmen que l’on ne trouve que dans la mer, était pourpre, amarante, rougeaud, sanguin, gluant et pestilentiel. Les anguilles nocturnes, les barbeaux fouisseurs, les carpes sacrées, les muges blancs, les perches au ventre rond et les féroces silures agonissaient sur le dos en une gigantesque mêlée dans les rares trous d’eau encore oxygénés.

Lorsque la grenouillère s’en fut allée rôtir dans les sables du désert et que le fleuve eut retrouvé sa couleur bleutée et verdurée, le paysage de la contrée avait changé d’aspect. Balthazar donna l’ordre de se remettre en marche. Dans le premier village traversé, il vit assis sur un vieux banc de bois, cinq jeunes enfants, d’environ cinq ans, safranés, gluants, les yeux exorbités, le visage bouffi, les bras ballant. Ils ne parlaient pas, ils ne pleuraient pas. Le Roi des Rois ôta la gélatine de la tête du premier bambin. Tout dans le pays, était à relever, à nettoyer, à remettre en état. Les grenouilles s’étaient montrées particulièrement destructrices au point que leurs déjections, leur sang et leurs organes avaient pollué la terre et le caravanes-sel-l-1fleuve qui s’était en même temps empourpré. Balthasar décida de laisser dans l’attente de la remise en état des canaux gluants et des norias renversées ses mille dromadaires lestés d’outres d’eau encore potable. Ses guides connaissaient tous les oasis de la grande route. L’eau serait donc plus utile aux gens du lieu qu’à la caravane royale qui pourrait faire le plein à la prochaine palmeraie qui se trouvait à moins d’une journée de marche.

Balthasar fit placer à la tête de la caravane son meilleur muletier. Le cortège reprit la route du septentrion. Le cortège traversa des vergers d’orangers amers à partir desquels on obtient par distillation des feuilles une huile essentielle, des palmiers-dattiers et des palmiers doum dont les feuilles servent en vannerie, des vergers de manguiers dont les branches ployaient sous le poids de leurs fruits verts, des rizières, des champs d’indigotiers, de cotonniers, de dourah et de cannes à sucre et des jardins de fèves, de lentilles, de lupins et de pois chiches. Le septième matin, le temps était doux. Une pointe d’humidité flottait dans l’air. Quelques gros nuages montraient leur nez. Des bourrasques courtes et imprévues de vent commencèrent à agacer les troupeaux. Au loin le tonnerre se faisait entendre. Le ciel se chargea de nuages de plus en plus en denses. Il devint de plus en plus sombre puis soudainement noir nuit. La température baissa brusquement. L’air se chargea d’humidité lourde. Les premières grosses gouttes éparses tombèrent avec force. Les premiers éclairs traversaient l’horizon assombri. Des courants d’air s’agitaient dans tous les sens. La pluie tombait en trombe serrée. Des ruisseaux naissaient de toute part. Les berges devenaient des mares improbables. Des torrents de boue et d’eau sale emportaient les maisons de terre sèche, les murets et les pierres des chemins, envahissaient les rues et les champs et arrachaient les arbres et les enclos. Gens et bêtes essayaient de se réfugier sur les toits des maisons toujours dressées, les monticules et les grands arbres encore debout. La caravane de Balthazar serrée en haut d’une fière falaise attendait, dans un silence apeuré, la fin du déluge. Il pleuvait toujours. Le paysage disparaissait sous l’épaisseur du ciel. On n’y voyait plus goutte. Les grondements du tonnerre couvraient les cris des animaux et des habitants. La nuit dura sept jours et sept nuits.

888675931-inondation-rechauffement-de-la-terre-sambesi-der-donnernde-fluss-fleuveLorsque la dernière ondée cessa, le paysage de la contrée avait changé d’aspect. Balthazar donna l’ordre de se remettre en marche. Dans le premier village traversé, il vit assis sur un talus boueux, sept jeunes enfants, d’environ sept ans, trempés, couverts de gadoue, tremblant de froid et de peur. Ils ne parlaient pas, ils ne pleuraient pas. Le Roi des Rois ôta le margouillis de la tête du premier bambin. Tout dans le pays, était à nettoyer, à remettre en état, à reconstruire. L’eau sale s’était insinuée partout. Plus aucun champ ne porterait de récolte avant plusieurs mois. Balthasar décida de laisser dans l’attente de la remise en état des villages renversés et des champs noyés ses mille vaches aux cornes en lyre et aux mamelles lourdes de lait capables de nourrir les affamés pendant quelques semaines, mais également susceptibles de servir de bête de trait. Pour la caravane réduite de presque moitié, les chèvres suffiraient aux besoins.

Le dix-huitième jour, dans le grand delta, la caravane tomba dans une région envahie par des nuées de moustiques. Le trentième jour, le
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cortège entra dans une province ravagée par les mouches et les taons, le lendemain, dans un canton conquis par les guêpes et le surlendemain, dans un territoire couvert par les moucherons et les cécidomyies. Pour aider les populations touchées par ses fléaux, Balthazar céda ses mulets, ses chèvres, ses moutons et ses ânes avec muletiers, âniers et bergers. Il décida alors de suivre l’étoile, seul, emportant un outre d’eau, quelques dattes et fruits secs et la précieuse résine de myrrhe.

Désormais, Balthazar, sans son cortège royal, n’était plus qu’un simple pèlerin. Il dormait à la belle étoile, au pied d’un dattier ou sous d’énormes fougères, mangeant un frugal repas par jour. Balthazar avait tourné nord-est. La végétation diminuait. Les derniers villages semblaient plus pauvres. Le voyageur traversa le premier et fut surpris de n’y croiser personne. Il en fut de même pour les suivants. A la nuit tombée, Balthazar arriva dans un hameau. Dans la pénombre, il vit des silhouettes fatiguées regagner les petites maisons faites de briques crues structurées avec des colonnes de roseaux liés entre eux. Il s’approcha, entra dans une maison où il découvrit toute une famille apeurée, réfugiée dans l’angle de l’unique pièce. Balthazar s’approcha, puis s’arrêta brusquement interloqué, ébaudi, sidéré. Tous les fellahs, grands ou petits, vieux ou jeunes, femmes ou hommes, étaient couverts d’ulcères ronds et ovales, de nécroses dermiques, de furoncles purulents et d’anthrax. Ces galeux avaient été mis au ban de la société. Ils devaient se cacher le jour et sortir uniquement la nuit pour se nourrir des immondices. Depuis sa jeunesse, Balthazar avait appris des médecins et guérisseurs royaux, les secrets des bandes de image020parchemins thérapeutiques, des minéraux curatifs, des plantes aromatiques ou des herbes médicinales. Il savait qu’un onguent fabriqué à partir de la myrrhe pouvait guérir toutes les pustules. Il n’hésita pas. Quand il repartit, il n’avait plus que de l’eau et quelques provisions sèches.

img-613188527Le roi Balthazar décida de continuer sa marche vers le nord à travers le Grand Désert. La végétation était diffuse, puis rarissime. Petit à petit, le minéral occupait tout l’espace. Le désert sous l’effet de l’érosion, dessinait des colonnes, des surplombs, des champignons et des rochers zoomorphes. Balthazar traversait des canyons étroits et encaissés, au sol tapissé de sable fin blanchâtre. Parfois, ils se terminaient par des culs-de-sac qui obligeaient Balthazar à revenir sur ses pas. Puis venaient d’arides plateaux gréseux disséqués par des rivières invisibles. Des étendues de cailloux arrondis et de graviers succédaient à des champs de sable jaune pâle qui s’infiltrait partout, jusque dans les yeux, au moindre souffle de vent. Le jour régnait le tyrannique soleil blanc qui brule la peau, les lèvres et les yeux. Puis tombait la nuit qui arrivait comme par surprise, et avec elle, le froid mordant. Les étoiles semblaient se moquer de Balthazar, la lune paraissait l’écraser de sa majesté. Les nuits sans sommeil alternaient avec les journées sans fin. Jour après jour, le corps du roi se couvrait d’écorchures, ses pieds, d’ampoules, ses muscles, de douleurs. Sa peau était dévorée de brulures de soleil et de froid. Enfin Balthazar arriva dans un terroir habité. Sur des terrasses soutenues par des murets de pierre, poussaient des vignes aux grappes qui touchent le sol, des figuiers à trois récoltes annuelles, des oliviers argentés et des dattiers aux fruits bruns, charnus, sucrés et moelleux, et à leurs pieds, des aubergines, des concombres, des melons, des oignons et des poivrons. Le roi devenu vagabond et indésirable devait désormais se cacher mais le devoir l’appelait impérativement vers la capitale de Yéhudah. Pourtant, Balthazar en était sur : l’étoile lui disait d’éviter cette ville et de marcher vers Bet Lehem, la Maison du Pain, au sud, où son lointain aïeul David était né et avait été couronné roi. Lorsqu’il y arriva, il n’avait plus rien sur lui, pas même des haillons pour couvrir sa nudité et ses plaies. Balthazar attendit la nuit pour se rendre au rendez-vous de l’étoile, car il ne pouvait se montrer dans cet état choquant aux regards des gens. Le village était obscur. Seule une étable était vaguement éclairée par un halo de ladoration_des_bergers_-_poussin_-_alte_pinakothek_munchenlumière semblant venir d’ailleurs. Balthazar vit alors deux seigneurs richement vêtus, sept bergers et une foule d’animaux qui parlaient en langue humaine, à moins que Balthazard, à son insu, n’entendît le language des bêtes. Ils se racontaient l’histoire rapportée par leurs parents, lesquels la tenaient de leurs géniteurs, et ainsi de suite jusqu’au commencement :

Avant/maintenant/après, la Parole, la Raison, la Sagesse, la Mère,

La Parole tournée vers Dieu, mouvante et proche,

Dieu, la Parole.

Elle était, est et sera au commencement, au présent et à la fin, avec Dieu.

Par elle, tout est venu, vécu et advenu,

Et sans elle, rien n’a été de ce qui fut, est et sera.

En elle, la vie,

La vie, lumière des créatures,

Et la lumière brille à travers la nuit

Et la nuit ne l’a pas accueillie, saisie, comprise et vaincue…

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Balthazar n’osa s’approcher plus près. Dans le froid de la nuit, il s’agenouilla et ferma les yeux. Alors il entendit soudain une voix qui lui parlait dans la langue de son père, et dans celle du père de son père, et du père de son aïeul. Il entrouvrit les yeux, mais le seul compagnon près de lui était un bélier de robe pie, blanc avec des taches noires, à la tête fine, triangulaire et symétrique portantimg_1976 quatre cornes striées :

Tu es sorti nu du sein de ta mère et nu, ton corps retournera à la terre.

Aujourd’hui, tu n’es pas nu pour t’exhiber, mais pour te montrer tel que tu es.

En fait, tu n’es pas vraiment nu. Simplement dans ta longue marche à l’étoile, tu as perdu lambeaux par lambeaux, marques de ton rang, de tes richesses et de ta magnificence, émotions mensongères et désirs impurs, tu as accepté le courage d’être toi, rien que toi, tout toi.

Car vivre nûment, ce n’est pas se priver de tout bien, c’est choisir de les remplacer par d’autres qui apportent davantage et ainsi faire société autrement.

Balthazar sentit le courage l’envahir. Il se leva et avec calme et détermination, il se glissa entre le pallium rouge de Melchior, roi d’Hyrcanie, apportant l’or et le manteau bleuté et doré ouvert sur adoration-des-mages-gentile-da-fabriano-2une tunique blanche à cordon d’or de Gaspard, roi du Gandhâra, offrant l’encens, s’agenouilla et ouvrit ses mains vides. Devant la mangeoire où dormait l’enfant, un brule-parfum de bronze, décoré d’un buffle noir, d’un aigle fascié, d’un lion royal et d’un guerrier noir, laissait échapper une fumée paresseuse, presque à l’horizontale, avant de gambader vers le toit, à l’odeur chaude, balsamique et champignonnée de la myrrhe. Une main anonyme posa un manteau sur le corps meurtri du vieux roi.

La tête baissée vers le sol, Balthazar pensait. Pourquoi philosopher, c’est apprendre à mourir et non à naître ? Peut-être parce que la philosophie est majoritairement une affaire d’homme et non de parturiente ! La mort est plus pathétique, troublante, sublime et effrayante à la fois. Elle guette tout le monde. La naissance est derrière nous. Elle semble plus nous concerner. Que signifie naître ? Philosophiquement rien puisque chacun lorsqu’il nait est plus sujet qu’acteur et qu’il n’en garde plus de souvenirs, du moins conscients. De plus la vie commence avant la naissance. C’est sans doute pour cela que la naissance apparait comme un évènement irréversible, incompréhensible et inconnaissable. Aussi si on peut apprendre à mourir, on ne peut plus apprendre à naître. De là peut-être la richesse potentielle de la naissance à cause même de cette apparente insignifiance. Naître alors signifie à la fois être dans une chaîne, mais être également un possible unique. La naissance indique l’antériorité d’autrui sur chacun et la pluralité humaine : « un enfant nous a été donné ».

Car naître, c’est enfanter, c’est-à-dire, d’une part, obéir à la loi de perpétuation de l’espèce et d’autre part, être libre en choisissant la conception du moins lorsque les acteurs ne sont pas contraints. En d’autres termes, la naissance est un miracle, à la fois comme dessein de l’Absolu et comme fait extraordinaire naturel. Elle ne peut se réduire à un simple processus naturel de reproduction, car elle est également un avènement. La naissance est symbolique. Balthazar comprit alors pourquoi il avait enduré tant de souffrances pour venir s’incliner devant cet enfant, un nouveau-né, un être neuf, qui n’a pas encore été vu : « un enfant nous est né ».la-nativite-de-gerrit-van-honthorst

Naître, c’est donc commencer, et commencer, c’est agir, puisque le nouveau-né possède le pouvoir de recommencer à nouveau. Naître est venir à la vie, de la vie et dans la vie.

L’enfant dormait. Les bergers et les rois se retirèrent en silence. A voix basse, l’Hyrcanien et le Gandharien expliquèrent à Balthazar leur rencontre avec le roi Hérode, leurs craintes sur les intentions du monarque et leur choix de quitter le pays en catimini pour échapper aux sicaires hérodiens. Gaspard lui donna un méhara avec une selle en bois d’acajou, recouverte de cuir de bufflon, d’argent, de bijoux et de peaux de félins. Melchior lui fit don d’une chamelle chargée de fruits secs, de galettes cuites dans le sable et de deux outres d’eau fraiche. Balthazar partit vers le sud-ouest, mais il n’arriva jamais.

Aujourd’hui encore, lorsque l’on croise certaines caravanes, les chameliers rapportent d’étranges histoires. Il se dit qu’au milieu du Grand Désert, Balthazar fut enlevé au Ciel comme Hénoch et Elieimage_740 qui avaient marché avec le Très Haut avant lui. Il ne manifesta ni inquiétude, ni surprise. Son visage était calme et rayonnant. D’aucuns prétendent que le vieux roi marcha plein sud jusqu’au cap extrême. Arrivé au but, mais épuisé, il se coucha dans une tombe où depuis il dort, la terre continuant à se soulever légèrement au rythme de sa respiration, et les femmes du lieu à terme, au point de ne plus pouvoir aller aux champs ou à la corvée d’eau, viennent y accoucher. Rien n’arrive jamais à leurs nouveaux nés.

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