Augustus Frederick, duc de Sussex, premier grand maître de la Grande Loge Unie d’Angleterre (3e & dernière partie)

Deux frères furent en conflit important avec Sussex. D’abord avec Robert Thomas Crucefix (1797-1850), médecin aux Indes, puis en Angleterre, fait maçon par la Burlington Lodge, sise à Ipswich dont il sera vénérable (1833), trésorier (1839-49) et concomitamment secrétaire (1844-49). Il fonda en 1834 et demeura six ans rédacteur en chef du Freemasons’Quaterly Review [1]. Les articles étaient souvent anonymes ce qui permettaient à leurs auteurs de s’exprimer plus librement. Ensuite, il reçut tous les Side Degrees ou Orders (ou presque) de l’époque : Royal Arch, Knight Templar, Rose Croix and Nec Plu Ultra (REAA), Ark Mariner (1833) et Mark Mason (1839). Des motifs profonds mais non dits opposaient le prince au frère Crucefix. Sussex voyait d’un mauvais œil la prolifération de grades et de systèmes en dehors du Craft tandis que le médecin demeurait fidèle à l’esprit des Anciens. Bon anglican partisan d’un référent chrétien pour l’Ordre, Crucefix ne goûtait guère le latitudinarisme du grand maître, et son projet réel (ou supposé) de donner à l’obédience un support panthéiste. Le conflit se fixa sur des affaires caritatives. Crucefix avait pris la présidence d’un comité de collecte de fonds pour un Asylum for Aged and Decayed Freemasons. Le duc préférait un système de rentes pour les maçons nécessiteux pour éviter d’avoir à entretenir un bâtiment onéreux nécessaire pour ladite fondation. Le conflit s’envenima. Preuve que la démocratie parlementaire s’était imposée dans l’obédience, en octobre 1839, la Grande Loge adopta le projet Crucefix. Las pour lui, le vainqueur fut suspendu en mars 1840 pour avoir tenu des propos jugés irrespectueux envers le grand-maître. A la Grande Loge d’octobre 1840, après avoir signé des excuses publiques, Crucefix fut réintégré par 145 voix contre 127. La mise en oeuvre dura encore une décennie. L’asile fut inauguré en 1850 à East Croydon (Croydon). Quand à Crucefix, il continua à promouvoir les Orders chrétiens. Il deviendra grand-maître du suprême conseil d’Angleterre mais refusa la direction des Knight Templars (1846).

Ensuite avec George Oliver (1782-1867), fils d’un pasteur franc-maçon. Bibliste fondamentaliste, il fut ordonné prêtre en 1814 de l’Eglise anglicane. Il occupa la charge de diverses paroisses dont celle de Scopwick (1831-1855). Docteur en théologie (Lambeth Degree en 1836) pour avoir défendu la primauté de l’Eglise établie, il reçut la responsabilité de la collégiale de Wolverhampton supprimée en 1846, puis la cure de South Hykeham (1847). Encore mineur, il fut fait maçon en 1801 par la St Peter‘s Lodge, sise à Peterborough (Cambridgeshire). En 1809, il fonda l’Apollo Lodge, sise à Grimsby, qu’il présidera pendant quatorze ans. Exalté à l’Arc Royal en mai 1813 au chapitre lié à la Rodney Lodge, sise à Kingston-on-Hull, il sera successivement dans la Grande Loge provinciale du Lincolshire, Provincial Grand Steward (1813), Provincial Grand Chapelain (1816) et Provincial deputy Grand Master (1832). En 1839-1840, il prit position en faveur de Robert Crucefix dont il devint l’ami. Sur injonction de Sussex, le grand maître provincial Charles Tennyson d’Eyncourt (1784-1861), alors député whig de Lambeth (1832-1852) et fellow de la Royal Society (1829) le destitua de sa charge. Malgré les protestations, il ne fut pas réintégré. Ce n’est qu’après la mort de Sussex qu’il sera réhabilité lors d’un banquet tenu à Lincoln, en mai 1844. Fondateur du supreme conseil pour l’Angleterre en 1845, il en sera le premier lieutenant quelques semaines plus tard avant de le présider en 1850. Preuve des relations de part et d’autre du « lac maçonnique » que constituait désormais l’Atlantique, la Grande Loge du Massachussett qui se prétend la troisième obédience historique du monde (1735) le fit Deputy Grand Master. Ce titre honorifique récompensait l’auteur maçonnique dont la carrière littéraire avait commencé avec la publication des Antiquities of Free Masonry [2]. Dans la décennie 1850, furent publiés deux ouvrages fondamentaux de défense et d’illustration de sa conception d’une franc-maçonnerie chrétienne avec The Symbol of Glory [3] et Remains of Early Masonic Writers [4]. Nous reparlerons de lui plus loin.

Le 25 avril 1838, à l’occasion d’un Masonic Offering (remise de cadeaux au prince achetés par la souscription des frères), Sussex fit un bilan de sa vie maçonnique qui malgré les circonstances s’éloignait un tantinet de la langue de bois :

« My duty as your grand Master is to take care that no political or religious question intrudes itself, and had I thought that, in presenting this tribute, any political feeling had influenced the brethren, I can only say that then the Grand Master would not have been gratified. Our object is unanimity, and we can find a centre of unanimity unknown elsewhere. I recollect twenty-five years ago, at a meeting in many respects similar to the present, a magnificent jewel, by voluntary vote, was presented to the Earl Moira previous to his journey to India. I had the honor to preside, and I remember the powerful and beautiful appeal which that excellent brother made on the occasion.

I am now sixty-six years of age—I say this without regret—the true Mason ought to think that the first day of his birth is but a step on his way to the final close of life. When I tell you that I have completed forty years of a Masonic life—there may be older Masons—but that is a pretty good Specimen of my attachment to the Order. In 1798, I entered Masonry in a Lodge at Berlin, and there I served several offices, and as Warden was a representative of the Lodge in the Grand Lodge of England. I afterwards was acknowledged and received with the usual compliment paid to a mender of the Royal Family, by being appointed a Past Grand Warden. I again went abroad for three years, and on my return joined various Lodges, and upon the retirement of the Prince Regent who became Patron of the Order, I was elected Grand Master.

An epoch of considerable interest intervened, and I became charged, in 1813-4, with a most important mission—the union of the two London societies My most excellent Brother the Duke of Kent accepted the title of Grand Master of the Atholl Masons, as they were denominated; I was the Grand Master of those called the Prince of Wales’s. In three months we carried the union of the two societies, and I had the happiness of presiding over the united fraternity. This I consider to have been the happiest event of my life. It brought all Masons upon the Level and the Square, and showed the world at large that the differences of common life did not exist in Masonry, and it showed to Masons that by a long pull, a strong pull, and a pull all together, what great good might be effected…”:

Le frère duc de Sussex mourut en 1843 en son palais de Kensington. Selon son désir, il n’eut point de funérailles nationales. Il fut inhumé au Kensal Green Cemetery de Londres. La duchesse d’Inverness, son épouse morganatique, continua à occuper le palais de Kensington jusqu’à sa mort survenue en 1873. Elle fut enterrée avec son « mari ». En 1846, une statue de six tonnes due au maillet et au ciseau d’Edward Hodges Baily (1788-1867), auteur de nombreux bustes et statues dont celle de Nelson sur la haut de la colonne de Trafalgar Square, membre de trois loges londoniennes, fellow de la Royal Society (1842), fut inauguré dans le Grand Temple du Freemason’s Hall, de Londres. Elle y demeura jusqu’en 1933. Placée ensuite dans le New Temple, elle est présentement dans le Sussex Corridor, qui longe la Great Queen Street.

Sussex fut le dernier (et peut-être le premier) grand maître « régnant » et « gouvernant » la franc-maçonnerie anglaise. Après lui, les grands maîtres royaux (ou pas) jouèrent au monarque… à l’anglaise. Désormais lorsqu’un prince de sang accédera à la grande maîtrise, il nommera un Pro grand Master, sorte de de doublure assumant la présidence effective de l’exécutif. Sussex avait donné l’exemple même si sous sa direction, le titulaire était plus un adjoint qu’un remplaçant à plein temps. Le prince nomma successivement à cet office, de 1834 à 1839, Lawrence (1766-1839), 2e baron Dundas, 1er comte de Zetland, député de Richmond puis de York (1790-1820), Lord mayor d’York (1811-1812), de 1839 à 1840, John George Lambton (1792-1840), 2e comte de Durham, député whig (1813-1828) bien trop zélé au gout de son beau-père Lord Grey dont il sera le Lord du sceau privé (1830-33), ambassadeur à Saint-Petersbourg (1835-37) puis bref gouverneur du Canada (1838) et enfin de 1840 à sa mort, le fils du premier, Thomas (1795-1873), 2e comte de Zetland, député whig (1818-1838) de Richmond et d’York, qui deviendra grand maître de 1844 à 1870. Quand le petit-neveu de Sussex, Galles (futur Edouard VII) deviendra à son tour grand maître de 1874 à 1901, il reprendra l’usage en nommant pro grand maître de 1874 à 1890, Henry Howard Molineux (1831-1890), 4e comte de Carnarvon,  député tory (conservateur) du Pays de Galles, secrétaire d’Etat aux colonies (1866-7 ; 1874-8), lord-lieutenant d’Irlande (1885-6), fellow de la Royal Society. La tradition perdure jusqu’à aujourd’hui. Ainsi Edouard, duc de Kent, cousin germain de la reine  Elisabeth II, a choisi en mars 2009, comme pro grand maître Peter Lowndes, ancien élève d’Eton College. Ce dernier succède à William, 7e comte Cadogan (1969/82), ancien élève d’Eton College, à Fiennes, 3e baron Cornwallis (1982/91),  ancien élève d’Eton College, à Barry Mexwell, 12e baron Farnham (1991-2001),  ancien élève d’Eton College & Spencer Compton, 7e marquis de Northampton (2011/9), ancien élève d’Eton College.

[1] Revue trimestrielle qui perdurera jusqu’en 1849.

[2] Londres, G. & W. B. Wittaker, 1823.

[3] Londres, R. Spencer.

[4] Londres, 1847-1850, cinq volumes.

Extraits revus et corrigés de Hivert-Messeca Yves, L’Europe sous l’acacia, tome 2, Paris, Dervy, 2014, p. 188/191.

 

 

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